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La petite odyssée vaudoise

La petite odyssée vaudoise

Publié le 21 sept. 2020 Mis à jour le 22 oct. 2020 Culture
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La petite odyssée vaudoise

Crédit photo : Bernard Crausaz

 « Ouf ! Enfin ! Voyez le panneau, là-bas au loin, les filles ?

— Où ça ? Ah ! Oui, je le vois. Hé bien, nous voici revenus à la civilisation ! Répondit-elle ironiquement. T’en penses quoi, Chloé ?

— J’ai faim, répondit Chloé, de sa voix trainante, et puis je suis fatiguée. Je n’aurais jamais cru que la route était si longue entre La Sarraz et Cossonay ! Si seulement je n’avais pas oublié mon téléphone portable à la maison, ce matin !

— Désolé, ma fille. Mais s’il n’y avait pas eu cette congère de malheur… »

Cela faisait bien 45 minutes que Gérard, Charline et leur fille Chloé marchaient le long de la « route d’Eclépens » en direction de Cossonay. Suite à la tempête de neige qui avait tout recouvert en quelques heures, on ne voyait plus où était la chaussée. Juste à la sortie du village d’Eclépens, au détour d’un virage, le vent avait formé une énorme congère qui avait trompé Gérard quant à la direction de la chaussée. Coup de frein brutal, dérapage sur la glace, et la voiture s’était précipitée tout droit dans cette congère qui cachait un profond fossé. Impossible de s’en sortir. Alors que le crépuscule hivernal s’avançait et que l’ombre impressionnante du Jura enveloppait le plateau, Gérard avait convié sa petite famille à prendre la route à pied. Après tout, il n’y avait que quelques kilomètres jusqu’à l’entrée de Cossonay où ils résidaient. Et puis, avec un peu de chance, peut-être croiseraient-ils un automobiliste.

« Et le gâteau de Grand-Mère, Maman, tu l’as pris ?

— Evidemment, répondit Charline à sa fille, et les röstis aussi. Personne comme ta grand-mère ne les cuisine aussi bien. Je n’allais tout de même pas laisser tout ça dans la voiture – quoiqu’ils auraient été au frais. J’ai tout mis dans mon sac à dos.

— Mais j’ai faim ! Et j’ai froid ! Je suis épuisée.

— Tu ne peux pas attendre un peu, non ? On est bientôt arrivé, tu vois bien. Dix, quinze minutes. Et puis, je t’avais bien dit de prendre ta doudoune... Tu ne m’écoutes jamais !

— Hé ! Maman, je te signale que normalement on devrait être en voiture, tranquille, bien assis, avec du chauffage, à l’abri du vent et des frimas, à regarder le paysage… Pas à se promener par moins cinq degrés sur des kilomètres ! Et puis, Papa, quelle idée de passer par cette minuscule route au lieu de prendre la route directe ! En plus c’est tellement plus joli avec le Bois du Sépey que l’on peut voir sur la droite. »

Le ton commençait à monter entre Chloé et ses parents. Son petit visage d’ange et l’insolence de ses seize ans tendaient à agacer Charline. Gérard, lui, faisait celui qui n’entend pas. Il faut dire qu’il n’était pas très fier. Cet accident stupide lui rongeait l’esprit. Tout le train avant de la voiture devait avoir été faussé. Quant aux réparations… Encore heureux qu’il y ait eu ce fossé profond car, sinon, c’était la bascule dans la pente plongeant vers la vallée de Penthalaz. « Va falloir un tracteur ou un treuil pour la sortir de là , j’vois pas autrement». Il en était là de ses réflexions lorsque la petite troupe entendit un bruit de moteur encore lointain et étouffé par la couche neigeuse. Gérard tendit l’oreille.

— Ecoutez, les filles… Vous entendez ? On dirait un camion… Non. Une v…

— Ouais, Papa ! On est sauvé, cria Chloé.

—  Oui. Enfin, « Sauvé », « sauvé » ! Y a pas mort d’homme, quand même ! Répondit son père. On dirait… un tracteur plutôt.

— Tiens, le voilà ! S’exclama Charline apercevant le rouge vif du capot se détacher au loin sur le blanc immaculé. Mais… Ce ne serait pas, par hasard… On dirait… le tracteur des Sandoz ?

— Les Sandoz ? répéta Gérard.

— Oui, tu sais bien, la grande ferme, juste à la sortie de Cossonay, vers Aubonne…

— Ah ! Je vois. Tu veux dire le jeune, là… Fit-il en grimaçant.

— Exactement. Tu vois qui je veux dire, répondit Charline en s’accompagnant d’un rictus complice. On l’a rencontré l’autre jour à la Migros.

Il faut dire que Denis, le fils Sandoz, tournait autour de Chloé depuis plusieurs mois déjà et cela ne plaisait pas du tout aux parents de Chloé. « Un paysan, non, tout de même ». Ils avaient déjà échafaudé un autre genre de relations pour leur fille : « Et puis quand elle sera à la fac… » Ce qu’ils ne savaient pas, c’était que Chloé était follement amoureuse de ce jeune homme de dix-neuf ans beau comme un Dieu, et que, depuis déjà deux mois leur relation s’était concrétisée à l’insu de leurs parents respectifs.

« Hé ! Maman, Papa ! C’est Denis. »

Chloé sautillait de joie sur la route en faisant de grands gestes. Gérard et Charline, eux, ne pipaient mot. Ils regardaient sans bouger l’engin s’approcher lentement. On voyait bien sur leur visage que ce n’était pas vraiment le « sauveur » qu’ils auraient le plus désiré et qui, maintenant, était tout proche.

« Bonjour M’sieur. M’dame Sanier ! Je suis Denis Sandoz, un ami de Chloé. On s’est vu à la Migros, y a pas longtemps. Un problème, on dirait ? Incroyable, cette neige ! J’ai déjà sorti trois voitures des ornières sur la chaussée près de La Sarraz ! Par endroits on ne sait plus où est la route. Heureusement que je la connais par cœur. »

Faisant fi de l’opinion que ses parents pouvaient avoir sur elle, Chloé s’était blottie contre Denis. Celui-ci ôta prestement sa veste de peau de mouton et recouvrit les épaules de Chloé en y ajoutant un tendre baiser sur le front. Charline, dont le cœur n’était pas insensible à un peu de romantisme, esquissa un imperceptible sourire. Gérard étouffa un moment ses idées préconçues et décida de se présenter.

« Heuu… Bonjour ! Voilà… On s’est planté dans un fossé juste à la sortie d’Eclépens. Une congère... Pas vu la route... Presqu’une heure qu’on marche dans la neige, et…

— Ne vous inquiétez pas M’sieur. Je vous ramène chez vous, c’est tout près. Regardez, on aperçoit le haut du clocher du temple qui dépasse. On verra ensuite pour votre voiture. Va falloir se serrer un peu dans le tracteur, mais bon… »

Tout le monde grimpa avec plus ou moins de contorsions dans la cabine du tracteur. Chloé était ravie. Fini les pieds gelés (« Je t’avais dit de mettre tes bottes… Pas ces petits escarpins… Gna-gna-gna »). Elle s’était installée carrément sur les genoux de Denis, et ses parents sur l’unique siège « passager ». Gérard, curieux de nature, était fasciné par le confort de ce tracteur. La cabine était chauffée et une multitude de cadrans lumineux faisait ressembler l’engin à un avion. En fait, depuis trente ans, il n’était jamais monté dans un tracteur aussi moderne que celui-là et il était vraiment impressionné. Chloé, elle, ronronnait comme une chatte. Elle voyait bien que ses parents commençaient à changer légèrement leur point de vue sur ce jeune « paysan ». Lequel « paysan », d’ailleurs, avait décroché pas mal de diplômes à l’Ecole polytechnique de Zurich, dans les sections Agriculture et Environnement. Et puis, ne les avait-il pas sauvés ? Il tardait tant à Chloé de s’isoler un peu avec Denis pour le couvrir de baisers. Déjà la nuit était tombée et les six phares du tracteur (deux devant et quatre juchés sur le toit de l’habitacle) projetaient leur faisceau puissant à des centaines de mètres sur le manteau neigeux donnant un aspect fantomatique à cette campagne vaudoise. Puis arriva la faible descente sur la ville.

« Hé bien, vous voilà arrivés, dit Denis dans un chuintement dû au freinage de l’engin.

— Merci Denis, dirent ensemble Gérard et Charline. C’est vraiment gentil à vous.

— Oh, de rien. Et ne vous faites pas de souci. On va s’occuper de votre voiture. Demain matin, ça ira ? »

D’un bond, Denis sauta à terre. Puis ce fut au tour de Chloé. Denis contourna le tracteur pour venir aider Madame Sanier et son mari à descendre. Ses bottes faisaient un bruit de biscotte broyée en marchant sur la neige gelée. Il leur serra la main. Pour la première fois de sa vie, Gérard, habituellement avare de contact physique, passa sa main sur l’épaule de Denis et lui donna une petite tape amicale. Charline, elle, avait souri, s’accompagnant d’un geste gracieux pour repousser ses cheveux sur son front et balayant son manteau d’une poussière imaginaire. Denis passa le bras autour de la taille de Chloé et regarda droit ses parents dans les yeux.

« Dites, je vous enlève Chloé pour dîner. Vous n’avez rien contre ?

— …

— Chloé, dit Charline, va chercher ton manteau ! Et tes bottes. Tu ne vas quand même pas laisser Denis sans sa veste, par ce froid ! »

Quelques minutes plus tard, sur le pas de la porte de leur maison, Gérard et Charline se regardèrent sans mot dire, puis ils laissèrent aller leur regard vers les deux enfants dont le bonheur était évident.

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