Félicitations ! Ton soutien à bien été envoyé à l’auteur
La jeune fille et l'amour

La jeune fille et l'amour

Publié le 27 nov. 2023 Mis à jour le 27 nov. 2023 Culture
time 57 min
0
J'adore
0
Solidaire
0
Waouh
thumb 0 commentaire
lecture 50 lectures
1
réaction

Sur Panodyssey, tu peux lire 30 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 29 articles à découvrir ce mois-ci.

Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit ! Se connecter

La jeune fille et l'amour

Ce grand couloir, gris pâle, menait à la chambre deux cent quatre. C’était presque la dernière avant la grande vitre d’où l’on pouvait voir d’imposants bâtiments blancs. Puis, plus loin derrière, des routes, puis la ville. Ce lieu ressemblait à un autre… ailleurs. C’était un hôpital. Clarisse et sa maman y étaient habituées mais n’étaient jamais venues à celui-ci. 
Dix-huit heures, les démarches d’admission venaient d’être effectuées pour la petite Camille. Une infirmière ouvrit la porte de cet espace aux murs blancs, installa Clarisse et sa fille puis calmement et avec une douceur qu’on aimerait ressentir tous les jours, expliqua à l’enfant comment se dérouleraient les prochaines heures : prise de sang, douche désinfectante et prise de température. Clarisse demanda si exceptionnellement elle pouvait rester là ce soir, hors des heures de visite. Évidemment, oui ! La jeune femme vêtue de bleu quitta alors la chambre discrètement en rassurant Camille. Tout se passerait bien ! Elle reviendrait plus tard dans la soirée. La porte se referma. Fille et mère se regardèrent. La maman tentait de retenir ses larmes mais n’y parvenait pas.
« Maman ne t’inquiète pas. Si je suis là c’est pour que ça aille mieux »
« Je sais ma chérie, tu as raison »
Maintenant Camille dormait. Clarisse était assise à ses côtés. L’opération du cœur que subirait sa fille très tôt demain matin devrait durer entre cinq et sept heures. Autant dire… une éternité. La trentenaire quitta la chambre pour appeler son mari. En quelques heures elle avait eu l’impression d’avoir vieillit de dix ans. 
Yann était bloqué aux États-Unis pour cause de tempête de neige à New-York. Pas d’avion au départ de JFK jusqu’à nouvel ordre. Il en était malade. 
« Bonsoir mon amour. Je ne te dérange pas ? »
« Bien sûr que non. Vous allez comment toutes les deux ? »
« Là, je suis sorti de la chambre. Camille dort. Mon dieu que c’est dur. Je reste à l’hôpital cette nuit. L’opération sera longue. Elle aura lieu demain matin à sept heure »
Un lourd silence interrompit la conversation. 
« Tu sais que je vous aime. Dis-le-lui demain matin. Dès que je peux, je rentre. Je voudrais tellement être là, tu sais… »
« Oui je sais. Ça fait du bien de t’entendre. Prends soin de toi. Je t’appelle demain »
« Vous aussi prenez soin de vous. À demain ma chérie, je pense à vous ! »
Clarisse remonta dans la chambre et, fatiguée par de telles émotions, s’endormit rapidement sur la chaise, près du lit de Camille. 

Clarisse réveilla sa fille. 
« Bonjour ma puce, tu as bien dormi ? »
« Oui maman. C’est bien que tu sois là »
« À cause de l’opération tu ne peux malheureusement pas manger ce matin mais dès demain cela sera certainement possible »
« Tu sais maman ce n’est pas grave, je n’ai pas très faim »
Clarisse serra sa fille dans ses bras. L’infirmière arriva quelques minutes plus tard pour prendre des nouvelles de sa petite patiente avant l’opération. Après cela Camille se prépara pour l’arrivée des brancardiers qui seraient là dans environ une demi-heure.
Clarisse était à la cafétéria depuis déjà un petit moment. Elle ne souhaitait pas, pour l’instant, quitter l’enceinte de l’hôpital. À cette heure-ci autour d’elle il n’y avait quasiment que du personnel hospitalier. Une ou deux autres personnes dans la salle, étaient peut-être dans sa situation ? Mais pas plus, pensa-t-elle. Machinalement elle faisait du vide dans les fichiers de son téléphone portable. Comment attendre quand c’est peut-être pour vous entendre dire que votre fille est morte ! C’était impensable pour elle. Certainement la pire journée de sa vie ! Elle envoya tout de même, avec peine, quelques messages à des proches puis sortit de la cafétéria. La mère de Camille quitta l’hôpital et marcha dans le quartier. Elle repensait aux moments de bonheurs qu’elle connaissait en famille, hésitant entre le sentiment qu’il n’y en aurait plus et celui qu’il y’en aurait encore beaucoup d’autres… jusqu’à plus soif ! Dans une petite rue, malgré son émotion, un bistrot lui parut accueillant. Elle s’installa et commanda un café. Elle en boirait beaucoup ce jour-là ! Une vielle dame, quelques tables plus loin, l’observait. Clarisse sortit un carnet. Elle y griffonna quelques lignes pour y noter ses impressions du jour. C’était une habitude datant de son adolescence. Cela lui permettait de prendre du recul dans les moments difficiles. La dame âgée se leva puis se dirigea vers elle. 
-Bonjour madame, puis-je m’asseoir en face de vous quelques minutes. 
La jeune femme qui n’avait pas vu arriver son interlocutrice, fut surprise mais tenta de ne pas le montrer.
-Bien sûr ! 
-Merci. En fait je veux juste vous dire que je crois comprendre votre état. Oui je sais… Ce que je dis peut vous paraître étrange ! 
-Un peu, en effet ! répondit Clarisse, entre un léger agacement et, en même temps, l’envie d’en savoir plus. 
-Vous savez lorsque j’étais plus jeune, j’étais infirmière. Des visages tel que le vôtre, avec cette expression particulière, J’en ai vu beaucoup. Alors, si vous voulez me parler, n’hésitez pas ! 
Clarisse aurait pu trouver cette dame, très apprêtée pour son âge, un peu étrange ! Non au contraire elle se sentit comme enveloppée par sa façon de s’exprimer, en prenant son temps. 
-Comment vous appelez vous ? 
-Michèle, et vous ? 
-Clarisse. 
Les deux femmes se regardèrent fraternellement et la maman de Camille se donna soudainement la liberté de parler. 
-J’ai terriblement peur, vous savez !  Ma petite fille de cinq ans souffre d’une grave maladie du cœur. Elle est en ce moment même sur la table d’opération et je ne peux rien faire. Elle est tout pour moi avec mon époux. Je ne veux pas qu’elle meurt. 
-Clarisse, je pense qu’il n’y a pas de hasard. Si nous nous croisons aujourd’hui c’est pour que je vous apporte un soutien moral. Bien que je sois bretonne je viens peu en France depuis ma retraite. En fait mon mari et moi vivons aux États-Unis dans l’Etat du Colorado. En tant qu’ancienne infirmière j’y aide bénévolement des personnes en difficultés physiques auprès d’un hôpital. Franchement je pense que votre fille va se battre parce qu’elle en a la force et qu’elle vous aime. 
A cet instant, Michèle fouilla son sac, y trouva son porte-monnaie et en sortit un dollar qu’elle donna à Clarisse en lui disant : « dès que vous pourrez, donnez-le à votre fille et si elle peut le garder avec elle, le plus souvent possible, je suis sûre qu’il lui portera bonheur ! En plus, un dollar c’est exotique pour une petite française »
La maman de Camille fut touchée par l’humanité de Michèle. Les deux femmes se quittèrent quelques minutes plus tard après avoir échangé leurs coordonnées. Elles ne se contacteraient sans doute pas, mais… 
Dans le même quartier, Clarisse traînait maintenant sa peine dans un square, toujours avec un café à la main. Être là ou ailleurs, pour l’instant, ne faisait aucune différence. Elle allait s’asseoir sur un banc lorsque son téléphone sonna. 
-Bonjour. Madame Champcueil ? 
-Oui, c’est moi. 
-Je suis interne à l’hôpital Sainte-Maxime. Je voulais vous dire… 
-Comment va-t-elle ? Dit très nerveusement la maman. 
-Rassurez-vous l’opération s’est bien passée. Nous la gardons tout de même en réanimation aujourd’hui mais dès demain, en fin de matinée, vous pourrez la voir. Appelez-nous cependant avant de venir puisque nous changerons Camille de bâtiment. Euh…Vous savez elle avait peur mais elle s’est montrée très courageuse. 
-Merci monsieur… vraiment merci ! 
Camille était sauvée ! La joie se devait d’accompagner ce moment de vie qui aurait pu être tragique. Clarisse, seule, au moins jusqu’au lendemain, décida d’appeler une copine pour dîner avec elle ou boire un verre, selon ses disponibilités. L’amie en question était la marraine de Camille. Elle attendait des nouvelles de Clarisse avec angoisse depuis déjà quelques heures. Elle fut soulagée par le dénouement heureux de cette longue journée et accepta avec d’autant plus de plaisir l’invitation à dîner. Ce soir-là, Clarisse dormit chez Alexandra.  Dès le lendemain très tôt, elle retourna à l’hôpital auprès de sa fille. 

Lorsque Camille rentra à la maison, quinze jours après son opération, il fallut réfléchir à réorganiser la vie à trois. La fillette irait certainement beaucoup mieux mais pas tout de suite.  En attendant il y aurait de nombreuses règles à respecter pour garder une bonne hygiène de vie.  Puis surtout il y aurait dorénavant une prise de médicaments quotidienne qui n’allait pas de soi pour une enfant de cinq ans. La petite écolière repris ses habitudes assez facilement, compte tenu de ce qu’elle venait de subir. Mais, au fond d’elle-même, Camille se sentait beaucoup plus fragile qu’elle ne l’était en réalité. Pour ses camarades de classe elle était devenue une sorte de guide mais également la chouchoute de tous les parents d’élèves. Ceux-ci étaient loin d’imaginer que tous les matins dans la salle de bain en se brossant les dents avant de partir à l’école, la petite fille discutait avec Jésus pour qu’il lui donne la force de vivre cette journée sur ce bel endroit qui s’appelait La Terre. Elle s’y sentait heureuse avec ses parents. Elle les aimait beaucoup et savait qu’ils la protégeraient jusqu’à la fin de sa vie. Son papa était juriste pour un groupe immobilier international. Il trouvait des solutions à tout et, tout le temps ! Camille pensait dans sa petite tête que c’était magique. Sa maman était graphiste indépendante. C’était une femme jolie et tellement rigolote qu’elle mettait Camille de bonne humeur en l’espace de quelques secondes. Pourtant, la petite brunette attendrait son entrée à l’école primaire pour ne plus s’adresser au petit Jésus. 
Apprendre à lire fut pour elle un vrai plaisir et une ouverture au monde, incroyable ! Elle pensait que déchiffrer toutes les lettres de l’alphabet et arriver à prononcer les mots, lui suffirait dans la vie. Mais quel boulot de tout lire ! Alors elle s’entraînait continuellement pour ne pas perdre de temps et n’en oublier aucun. Pourtant, de l’oubli ou pas, elle semblait peu sûre, d’autant qu’elle ne savait pas combien de mots comptait la Langue Française. Cela devenait même parfois obsessionnel. Tous les soirs à l’heure des repas Clarisse et Yann, puisqu’ils étaient des parents très intelligents, voir, les plus intelligents ; Devaient répondre à toutes les questions sur la façon d’écrire les mots mais aussi donner leurs définitions. Clarisse animait ce temps quotidien avec beaucoup d’humour. Les explications des définitions faisaient toujours appel à des situations quotidiennes. Le papa quant à lui assurait à la fois certains bruitages, aidants à la compréhension, et s’amusait avec les mots plus scientifiques. Ce moment de partage permettait parfois à la petite fille de se sentir comme hors du temps, elle qui sans le verbaliser se disait qu’elle en aurait peut-être moins que les autres…du temps ! Elle ne le savait pas encore mais en réalité, elle vivrait très âgée. 
A l’école Camille était une petite fille sage, amusante et très sociable. Elle s’inquiétait toujours de savoir si tout allait bien pour tout le monde, comme le font certains adultes, quand ils en ont la capacité. La petite écolière était, bien sûr, dispensée de sport et avait appris à gérer sa fatigue. Les autres élèves connaissaient son histoire et comprenaient cela très naturellement, sans émettre de jugement négatif à son égard. Peut-être aurait-elle eu plus de difficultés à réintégrer une classe d’adolescents avec le même souci de santé ?
Petit à petit tout reprenait sa place dans la vie de Camille. Une chose tout de même lui posait un problème : une énergie folle dont elle ne savait souvent que faire puisque les efforts physiques trop intenses lui étaient interdits. Elle aurait pourtant voulu, parfois, courir pour rien, très vite durant quelques secondes. Comme ça ! Juste pour le plaisir mais c’était impossible. Elle vivait cela comme une vraie frustration ! Pour l’heure, elle cherchait inconsciemment à combler ce trop-plein de vie. D’ailleurs elle le verbalisait parfois comme tel « Papa, maman, j’ai quelquefois l’impression d’avoir trop de vie en moi » Clarisse et Yann avaient alors du mal à entendre cette phrase, se sentant un peu démunis face à ce qu’elle signifiait mais tellement heureux qu’elle puisse la prononcer….
Un soir alors que la petite famille dinait dans le confortable appartement parisien, rue Victor Schoelcher, en « jouant » à la désormais traditionnelle découverte des mots, celui de « Musique », s’invita aux définitions. Le juriste imita quelques sonorités du quotidien et des bruits d’animaux de campagne, qui firent rire la fillette. Cela pour lui expliquer que selon lui, la musique était partout et qu’il était certain que les gens qui en écrivaient, s’inspiraient de sons de tous les jours. Clarisse se mit à rire également et expliqua à sa fille que malgré son travail sérieux, Yann était plutôt rock’n’roll dans ses goûts musicaux. Camille dit qu’elle avait remarqué cela et que même… papa mettait parfois le son un peu trop fort sur certains morceaux, le dimanche matin, par exemple ! 
Ils rirent tous les trois. Puis Clarisse voulu faire découvrir une pièce classique à sa fille. Celle que sa grand-mère amoureuse de la « Grande Musique » écoutait très souvent. Il s’agissait d’une œuvre de Schubert dont la maman de Camille venait de comprendre qu’il serait difficile d’en dévoiler le nom sans effrayer son enfant. Cette pièce avait été écrite par son compositeur dans un moment tragique puisqu’il se savait très malade et sentait ses forces vitales le quitter petit à petit alors qu’il n’avait pas encore trente ans. La petite fille n’ayant pas connaissance de ces éléments, écouta ce quatuor avec les émotions de son âge. Elle trouva l’œuvre jolie, et dit même qu’elle la trouvait « un peu » joyeuse, surtout au début ! Parfois aussi ça faisait un peu peur mais le violon c’était trop doux comme instrument… Plus encore, pour elle, que le piano devant lequel pourtant on pouvait s’asseoir. En réalité Camille vivait une expérience folle mais ne pouvait pas la verbaliser. Cette écoute, d’une dizaine de minutes, l’avait presque transformé. Après la dernière note, la fillette resta silencieuse quelques secondes. Un sourire béat illumina son visage :
 « Papa, maman, je veux faire ça, je veux jouer du violon ! » 
« Pas de problème ma fille. On va voir cela avec ton père. Mais avant tu dois comprendre que jouer d’un instrument comme tu viens de l’entendre te prendra beaucoup de temps et d’énergie. Si vraiment tu aimes sincèrement celui-ci, tu pourras peut-être avoir ce son ? Tu sais mon cœur, le quatuor Amadeus est très connu ! ton arrière-grand-mère écoutait déjà les musiciens de cette formation. Ils ont commencé à jouer ensemble en mille neuf cent quarante-sept et se sont quittés quarante ans plus tard. Ce que tu viens d’entendre a été enregistré en mille neuf cent quatre-vingt-un. Une vie de musique en quelque sorte… »
« C’est beaucoup de temps quarante ans à être ensemble ! » La fillette imaginait ces musiciens jouant vingt-quatre heures sur vingt-quatre et habitant le même endroit comme des frères qui ne se seraient jamais séparés » Elle trouvait cela un peu étrange et presque magique. Mais est-ce que c’était un métier d’être musicien ? Puis comment on gagnait de L’argent, si ça l’était ? La discussion de la petite famille autour de la musique et des musiciens continua, ce soir-là, un peu tard mais demain c’était le week-end. Camille en rêva !

Ce matin-là, la très jeune parisienne ne quitta pas son arrondissement. Elle se rendit rue Charles Divry dans le quatorzième, avec son père, chez monsieur Serge Dublé. L’homme était très grand et fin. On avait l’impression qu’il sortait tout droit d’un dessin animé de Tex Avery. Il accueillit chaleureusement les deux personnes qui sonnaient à sa porte. 
-Bonjour Camille, entre ! Monsieur Champcueil, comme d’habitude, vous pouvez passer prendre votre fille vers dix-sept heures. 
-Oui très bien, Serge. 
Camille prenait, depuis quelques mois, des cours de violon auprès de monsieur Dublé. Elle était fière d’apprendre à jouer de cet instrument dont elle ouvrait souvent l’étui avec une infinie précaution même quand elle ne jouait pas, juste pour regarder son beau violon ! Camille était petite pour l’apprentissage de cet instrument mais monsieur Serge, comme elle l’appelait, développait des trésors de pédagogie envers ses élèves les plus jeunes pour leur faire aimer la musique. Pendant plus de vingt ans l’homme avait parcouru le monde au sein de divers orchestres philharmoniques mais aussi en tant que soliste reconnu de ses pairs. Camille avait de la chance mais elle la devait à son père qui avait fait jouer ses relations pour que ce soit cet homme-là et pas un autre qui enseigne à sa fille. Monsieur Dublé avait en effet beaucoup d’élèves et les quelques-uns qu’ils pouvaient encore accueillir faisaient souvent partis de son entourage plus ou moins direct. Yann et Camille le vérifièrent rapidement puisqu’à chaque rendez-vous chez son professeur de violon, ils croiseraient un petit garçon se prénommant Laurent qui se trouvait être le neveu de Serge. Le gamin avait un an de plus que la fillette mais comme elle, il montrait une vraie maturité lorsqu’il s’exprimait. Les deux enfants avaient souvent du mal à faire croire qu’ils avaient moins de huit ans. En revanche ils avaient encore tous les deux des physiques enfantins. Camille était un mélange de force et de volonté, de pugnacité et de fragilité. C’était une petite fille toute fine. Laurent lui était un peu rond. Son petit air coquin faisait craquer tout le monde, Camille y compris ! Chez Serge les deux enfants avaient fini par faire connaissance autour d’un petit goûter organisé par ses soins. Ils s’entendirent tout de suite très bien et monsieur Dublé même s’il n’aimait pas trop dire cela à ses élèves, de peur qu’ils ne se reposent sur leurs lauriers, leur fit comprendre qu’il était étonné de leur capacité à progresser si rapidement et à comprendre aussi bien la musique. Serge connaissait l’histoire de son neveu et du décès de son père mais pas celle de Camille. Laurent s’était réfugié dans la musique et, inconsciemment, l’humour pour faire face à sa douleur. 

Pendant quelques années Camille dut être surveillée pour sa santé mais elle allait plutôt bien malgré quelques moments de fatigue passagers. À l’école elle devenait une très bonne élève et savait déjà qu’elle s’orienterait vers de longues études. Pourquoi pas devenir professeur des écoles ou violoniste ? Institutrice c’était plus sûre, pensa-t-elle. Cela dit : violoniste avec la possibilité de voyager dans le monde entier c’était pas mal non plus ! Mais, même si un monsieur comme Serge disait qu’elle était douée, elle avait l’impression qu’il lui faudrait deux vies pour savoir jouer à un tel niveau, qu’elle puisse en faire sa profession et surtout être connue. Camille ne s’en rendait pas forcément compte mais elle se donnait pourtant tout le mal du monde pour arriver à ce résultat. Elle se fatiguait tellement que parfois ses parents s’inquiétaient de nouveau pour sa santé. D’ailleurs, depuis quelque temps Clarisse et Yann pensaient à déménager pour améliorer leur confort de vie. Matériellement, tout allait bien mais la vie parisienne, même si elle plaisait beaucoup au couple par certains aspects, ne permettait pas, par exemple, de posséder une belle maison avec un grand terrain. Puis l’été, l’air de la capitale était quelquefois irrespirable. Ces jours-là, Camille avait pour habitude de ne pas trop sortir afin d’éviter des problèmes respiratoires dangereux vu son état de santé. Ce dernier point donnait à ses parents un réel motif pour quitter Paris. Le couple avait des amis proches qui habitaient Orléans. C’est donc naturellement vers la Région Centre qu’ils orientèrent leurs recherches. Pour Clarisse déménager ne poserait pas de problème. En tant que graphiste indépendante, elle pouvait travailler partout. Pour Yann, en revanche, cela serait plus compliqué. Il lui faudrait trouver une autre façon d’organiser sa vie professionnelle. Peut-être faire plus de télétravail et venir à des réunions importantes à Paris, une à deux fois par semaine ? Pour le moment cela n’était qu’un projet et Camille n’en était donc pas encore informée. Elle continuait sa petite vie d’écolière sage et studieuse et jouait tous les jours de son quart de violon. L’année prochaine elle passerait au demi. Curieuse, elle demanda à Serge s’il pouvait lui donner le nom de grands musiciens. Ainsi elle en reparlait avec ses parents qui parfois les connaissaient, surtout sa mère… Puis moins, puis parfois pas du tout… A l’école la jeune fille qui pourtant s’intégrait parfaitement à sa classe, devenait une martienne, pour ses camarades, lorsqu’ils parlaient musique. Non pas qu’elle n’écoutait pas la même chose que les autres enfants mais simplement qu’elle connaissait également d’autres genres musicaux et musiciens que personne ne connaissait. Camille, aimait et détestait à la fois cette différence. Elle ne s’en débarrasserait qu’en entrant dans le monde adulte. Les enfants et les adolescents que l’on pense bien plus tolérants que les « plus vieux » ne le sont pas toujours. La plupart du temps ils n’aiment que la musique de leur génération, c’est à dire toute chanson qui n’a pas plus de deux ans ! Évidement pour la jeune écolière qui écoutait parfois des œuvres qui avait plus de deux cents ans cela semblait bien réducteur… Mais par ailleurs elle avait le sens de l’humour de sa mère et lorsqu’une conservation pouvait s’envenimer, elle finissait toujours par se tirer d’affaire à l’aide d’une petite pirouette dont elle avait le secret. 

Camille allait avoir dix. Ce jour-là elle venait de dire aurevoir à Serge et Laurent pour la dernière fois. Ce dernier cours à Paris dura beaucoup plus longtemps que les autres, son professeur souhaitant lui donner différents conseils pour son avenir. Il croyait réellement en son potentiel, qu’il savait tout à fait extraordinaire ! Le musicien la serra dans ses bras avec émotion et lui souhaita bonne chance pour sa nouvelle vie à Orléans. Derrière le grand homme, son neveu se cachait presque. Il était triste mais ne voulait pas le montrer. Il se sentait tout un coup comme abandonné par son amie même s’il comprenait qu’elle n’était pour rien dans ce qui l’attristait. Serge fit un pat de côté, les deux enfants se firent alors face. Laurent dans un élan non contrôlé fit comme son oncle et pris Camille dans ses bras. « Tu reviendras nous voir bientôt j’espère », dit Laurent « Bien sûr, petit Laurent », répondit la fillette. Depuis qu’elle connaissait le neveu de Serge, elle le surnommait ainsi. C’était un petit jeu entre eux. Les deux enfants étaient très complices depuis qu’ils s’étaient rencontrés. La séparation serait dure et, effectivement elle le fut. 
La famille Champcueil quitta Paris avec tout de même une certaine tristesse. Le bel appartement de la petite rue Victor Considérant lui manquerait. Mais cette nouvelle vie serait heureuse malgré les manques. Camille et ses parents avaient ici une vie sociale bien remplie et des amis chers... Cependant, Camille aurait tout de même du mal à trouver ses marques durant les deux premières années qui suivirent l’installation de la famille en bord de Loire. Non pas que la ville ne lui plaisait pas !  Mais parce que Serge n’était plus là pour l’encourager lorsqu’elle buttait sur certaines pièces classiques difficile à maîtriser. Dans ces cas-là il avait toujours les mots justes pour la faire progresser et lui redonner la confiance dont elle avait alors besoin pour prendre le dessus sur son instrument. Puis elle se rendait compte que Laurent lui manquait également. Ici à Orléans, elle suivait des cours de violon au conservatoire dans le joli bâtiment d’architecture romantique du quartier des Blossières. Camille restait une élève très douée tant à l’école qu’en cours de violon même si selon elle, il y avait eu une baisse de niveau sur la pratique de son instrument. Elle restait d’une exigence exacerbée, ce qui continuait à inquiéter ses parents même s’ils comprenaient d’où venait cette envie de vivre presque « surnaturelle ». La jeune fille s’était inscrite, en plus des cours de violon, en pratique collective de musique de chambre. Même si parfois elle se sentait triste, elle avait toujours besoin d’être active pour se sentir vivante. Il lui était par conséquent particulièrement pénible de ne pas avoir d’activité sportive. Elle n’en avait toujours pas le droit. Seule la marche et le vélo lui étaient autorisée. Elle profitait d’ailleurs de ces week-ends avec ses parents, quand le temps le permettait, pour monter sur sa bicyclette et longer les rives de l’un des plus larges fleuves de France. La nature ici y était très belle et on pouvait y observer, si l’on était curieux, de nombreuses espèces d’oiseaux. C’était parfois magique et toujours différent. La petite famille aimait ces balades où parents et enfants pouvaient se retrouver pour échanger sur tout et rien, pendant plusieurs heures. En quelque sorte on refaisait le monde !  Afin de profiter des différentes lumières naturelles, Clarisse Yann et Camille essayaient d’être près du fleuve parfois au lever du soleil, d’autres fois au coucher. Clarisse en tant qu’artiste réutilisait dans son travail les couleurs qu’elle percevait lors de ces moments privilégiés. Quant à Camille elle s’imaginait écrire une œuvre pour violon et orchestre, dédiée à cette nature de contes et légendes. 
Finalement chaque membre de la famille Champcueil avait trouvé sa place ici. Yann, comme il l’avait imaginé, travaillait le plus souvent de la maison et descendait sur Paris quand cela était nécessaire. Clarisse quant à elle, était un peu devenue la graphiste de la ville. Elle travaillait avec l’important tissu associatif d’Orléans pour lui apporter son professionnalisme de communicante par l’image. La famille Champcueil s’était clairement intégrée à cette belle ville de Province. Puis il y avait les amis, très présents pour parfaire cette intégration. Malgré cette image du bonheur apparent, une faille vint ternir ce bien être familial. Depuis un certain temps Camille ressentait une fatigue quotidienne qu’elle taisait pour n’effrayer personne mais aussi parce qu’elle ne pouvait accepter cet état sans penser que sa maladie faisait son retour. L’adolescente usa de ses forces tant qu’elle s’en crut capable puis un jour en pleine répétition d’une œuvre de musique de chambre, elle s’écroula au milieu d’autres élèves. Les pompiers et le papa furent appelés tout de suite. Lorsque Yann arriva au conservatoire il comprit tout de suite la gravité de la situation. Ce cœur ne laisserait jamais sa fille tranquille. Elle fut hospitalisée, traitée médicalement mais ne dut pas subir de nouvelle opération. Du repos pendant quelques temps serait en revanche absolument nécessaire. À plusieurs reprises dans sa vie Camille devrait faire face à ses épisodes de fatigue intense. Pour la jeune adolescente cette période contraignante fut difficile à accepter mais elle en profita pour prendre le temps d’écouter beaucoup d’œuvres et de tenter de les comprendre ou, du moins de s’en approprier un sens, une vision, et de devenir une auditrice éclairée. C’est pendant cette période que dans sa chambre, un soir alors qu’elle écoutait calmement une émission de musique classique déjà commencée, elle reconnut le morceau que sa mère lui avait fait écouter petite et qui déclencha sa passion pour le violon. Camille émue, prit alors conscience qu’elle n’en connaissait pas le titre. « Vous venez d’entendre La jeune fille et la mort, une œuvre de Franz Schubert interprétée ici par le quatuor Busch en 1936… », elle imagina également pourquoi sa maman n’avait pas eu envie de lui préciser le nom de cette œuvre. Au moment où Camille avait entendu ce quatuor de Schubert pour la première fois, sa vie semblait tellement en résonance avec le morceau que Camille venait de comprendre qu’elle n’avait pas eu le choix que de le trouver beau. Si elle avait su elle aurait peut-être eu peur. Le soir même après le dîner Camille remercia Clarisse de ce cadeau qui lui avait permis d’aimer son instrument. L’adolescente embrassa ses parents et alla se coucher. Tout en s’endormant elle pensait à Serge et Laurent. Que devenaient ils ?  Elle avait un peu l’impression de les avoir laissé tomber. Ce n’était pourtant pas le cas. Mais l’adolescence n’est pas la période de la vie ou les choses se font sans dépendances. De nombreuses fois elle avait eu envie de revoir ces deux êtres qui lui étaient si chers mais n’avaient pas réussi à convaincre ses parents d’organiser un séjour à Paris. Les parents de Camille n’étaient cependant pas devenus de sombres égoïstes ! Non ce n’était pas cela. Simplement la vie de province les avait éloignés de la capitale petit à petit. Quand on est à Paris, on critique les villes qui sont à plus de cent kilomètres de la capitale puis lorsque l’on est installé dans l’une de ces villes on critique Paris. C’est une habitude idiote qui fait que souvent l’on se coupe de relations qui nous sont importantes. Bref… cette fois ci Camille comptait bien convaincre Clarisse et Yann d’organiser rapidement un petit voyage pour revoir la Seine et quitter la Loire quelques jours. 
Les croissants chauds étaient sur la table du salon lorsque que Yann appela Clarisse et Camille pour le petit déjeuner dominical.  L’adolescente se lança « J’ai quelque chose à vous demander. C’est bientôt les vacances scolaires et nous n’avons encore rien de prévu. Pourrait-on aller à Paris quelques jours. En fait j’ai très envie de revoir Serge et Laurent mais aussi la Seine, la Tour Eiffel et… » La jeune fille n’eut pas le temps de finir sa phrase. « C’est d’accord ! On allait justement te le proposer » répondit le couple en chœur. « Simplement à toi de faire la démarche de savoir si Serge et Laurent sont disponibles pendant la période de tes vacances ? » 
Dès le lendemain matin, Camille chercha le numéro de téléphone du grand violoniste ! La discussion dura longtemps. Tous les deux avaient tant de choses à se dire…Serge serait effectivement disponible durant la période des vacances scolaires mais pas Laurent. Il vivait depuis plus d’un an en Angleterre avec sa mère. Elle avait eu l’opportunité de trouver un travail intéressant auprès d’une prestigieuse maison d’édition britannique. Elle était en effet bilingue et avait fait de brillantes études de littérature comparée. Mais ce déménagement était également l’occasion pour la mère et son fils d’entamer une nouvelle vie. Tous les deux en avaient besoin depuis la mort du père de Laurent. Camille dit à Serge qu’elle serait très heureuse de le voir mais lui cacha sa peine de ne pouvoir revoir Laurent à cette occasion. Après avoir organisé ces retrouvailles avec le musicien, Camille dit au revoir à Serge et cria à ses parents qu’ils pourraient prochainement faire leurs bagages pour Paris. 
L’hôtel qu'avaient choisi les parents de l'adolescente pour leur séjour se trouvait rue de la Gaieté Montparnasse pas loin de la tour du même nom. Ce n’était pas la proximité de l’édifice qui avait retenu leur attention pour choisir l’endroit où ils logeraient, mais le fait que cette rue abritait au moins trois théâtres dont l’un d’entre eux proposait une pièce que Yann voulait absolument voir. Il s’agissait de l’Habilleur de Ronald Harwood avec Claude Aufaure, Laurent Terzieff et Émilie Chevrion. Il rêvait de voir au moins une fois dans sa vie le grand Terzieff au théâtre. Ce serait ainsi chose faite puisque la pièce se jouait à quelques pats de l’hôtel au théâtre Rive Gauche. 
La petite famille posa ses valises. La chambre des parents était claire et agréable. Celle de Camille, la porte d’en face, l’état également. Après l’installation, tous les trois décidèrent de marcher du quartier de Montparnasse jusqu’à celui du Marais en traversant le Jardin du Luxembourg - une bonne balade - puis de prendre un verre, rue Vieille du temple, à l’Etoile manquante, jolie bistrot du quartier. Tous les trois assis là retrouvaient le Paris qu’ils avaient aimé. Pour les parents cette ville redevenait belle et un peu la leur. Camille vivait les choses un peu différemment. Elle avait grandi depuis son départ. Elle retrouvait ce qu’elle aimait déjà de la capitale mais savourait aussi le fait d’avoir plus de liberté, dans ce café, par exemple. En fait elle regardait Paris avec plus d’envie, d’appétit. Devant chaque salle de spectacle qu’elle croiserait durant son petit séjour Parisien, la jeune fille s’imaginait y jouer de son instrument dans le style musical qui faisait le succès de chacun de ces lieux. C’était comme un rêve que l’on voudrait voir se réaliser ou, une certitude en devenir ! Ce qui était certain c’est que Camille, adolescente, souhaitait faire éclater le carcan de la musicienne classique. Depuis quelques mois elle se tournaient vers des musiques plus actuelles. Elle écoutait des morceaux plus rock, du jazz, et en découvrait avec bonheur les interprètes qui jouaient de son instrument, tel que : Robby Steinhardt, Ray Nance, Didier lockwood, Jean Luc Ponty, Regina Carter… De cette dernière, elle parlerait avec Serge le lendemain. Il avait eu l’occasion de la rencontrer lors d’un séjour aux États-Unis.
La soirée fut consacrée à la pièce de Ronald Harwood. Ce fut un choc pour la famille que de voir jouer Laurent Terzieff. Ce soir-là, l’acteur jouait plus qu’un rôle. Il était ce directeur de troupe et comédien qu’évoque la pièce et qui tente de monter Le roi Lear pendant la seconde guerre mondiale alors que les théâtres se ferment les uns après les autres et que ses jeunes comédiens sont mobilisés sur le front. Mission quasi impossible et qui rend fou le directeur qui souhaite en interpréter le rôle principal. Seul son habilleur, interprété par Claude Aufaure, va le supporter et le soutenir sous toutes ses humeurs jusqu’à ce qu’il meure. 
A la fin de la pièce la famille fut bouleversée, Yann avait vu Terzieff mais aussi découvert Claude Aufaure qui pourtant était compagnon de longue date de Laurent Terzieff. Mais surtout ce qui avait surpris et presque choqué les trois spectateurs c’était le corps du grand comédien. Il était d’une maigreur horrifiante puisque, souffrant de la maladie des os de verre. Plein de cette souffrance, dans cette pièce il donnait tout ! C’était d’autant plus troublant que ce physique, qui faisait penser à certaines sculptures de Giacometti, semblait malgré sa faiblesse évidente doté d’une force de vie inouïe. On reparlerait longtemps de ce moment théâtral lorsque celui-ci deviendrait un souvenir. Le programme du lendemain laissa à Camille une certaine liberté. Elle ne partagerait la journée avec ses parents que lorsqu’elle aurait rendu visite à Serge.
En arrivant rue Charles Divry, Camille revécue intérieurement le moment où elle avait rencontré Serge pour la première fois. Elle avait l’impression d’être la petite fille qui venait prendre son premier cours de violon lorsque la grande silhouette du musicien se présenta devant la porte qui donnait sur la rue et lui ouvrit ses bras. Il n’avait pas changé, pensa Camille. Son visage présentait toujours ce large sourire qui faisait partie de lui et en même temps une certaine raideur qui marquait sa pudeur. Serge quant à lui pensait que Camille avait beaucoup changé et que Laurent aurait été très heureux de la retrouver aujourd’hui. Ce serait certainement le cas mais pas tout de suite. Camille resta longtemps chez Serge ce jour-là ! Bien plus que lorsqu’elle prenait des cours avec lui. Il avait souvent eu pour elle des sentiments proches de ceux d’un père. Elle, avait souvent eu de son côté l’impression qu’il la comprenait et qu’il la soutenait, même de loin, comme un membre de sa famille. En se quittant, tous les deux se dirent que dorénavant, ils se verraient plus souvent. Ils seraient effectivement fidèles à cette parole. Dans un premier temps, Serge déjeunerait avec la famille de Camille lors de leur petit séjour parisien, deux jours plus tard.
Camille marcha de la rue Divry jusqu’au métro Denfert Rochereau puis prit la ligne quatre jusqu’à Montparnasse pour rejoindre ses parents, qu’elle venait d’appeler. Elle les retrouva au café Les Tournesols, proche de leur hôtel. Autour d’un chocolat chaud, qu’ils étaient capables de boire même en plein été, ils se racontèrent leur journée. Les parents avaient beaucoup marché dans ce Paris qu’ils connaissaient si bien. Malgré tout, ils se faisaient toujours surprendre, par une petite ruelle, un passage qu’ils ne connaissaient pas ou encore dans un quartier presque futuriste, en croisant les traces architecturales d’un bâtiment moyenâgeux. Yann était né à Paris, dans le dix-septième arrondissement, Clarisse non. Elle était née à Angoulême et pour ses études, était venue s’installer à Paris. Elle avait commencé un cursus d’illustratrice dans sa ville natale, capitale de la bande dessinée puis avait enchaîné par des études supérieures à l’école du Louvre. L’adolescente évoqua avec volubilité le temps passé avec Serge. Ses parents seraient également ravis de retrouver, le surlendemain pour le déjeuner, le premier professeur de violon de leur fille qui devenait un ami de la famille. Clarisse et Yann comprenaient l’importance qu’il avait dans la vie de leur fille. 
« Je souhaitai vous inviter au restaurant de la tour Eiffel mais j’ai un peu le vertige » dit Serge en riant. Il avait appelé Yann la veille, dans la soirée parce qu’il souhaitait réserver lui-même le lieu de la rencontre. Tous les quatre déjeunaient donc au Violon d’Ingres, rue Saint Dominique, et échangeaient joyeusement. Serge expliquait aux parents de la jeune musicienne que selon lui, Camille ferait partie des grandes concertistes de sa génération. Il en avait eu l’intuition depuis son premier cours avec elle. Il évoqua aussi son neveu pour dire que ces deux adolescents avaient, s’ils persistaient dans cette voix, ce dont il ne doutait pas, un magnifique avenir devant eux. Camille émue par ces paroles bienveillantes sentit son cœur battre plus que de raison. 
Elle craignait de faire un malaise mais connaissait cette sensation incontrôlable qui la poursuivrait toute sa vie. Bien heureusement ce jour-là son cœur la laissa profiter de ce temps à Paris et de ses proches. Son angoisse cessa rapidement. Le repas terminé, Serge rentra chez lui non sans promettre à Camille et à ses parents qu’ils se reverraient. 
Le séjour à Paris touchait à sa fin. Il fut court mais donna à la petite famille une énergie nouvelle et surtout, même si les parents de Camille le savaient déjà, ils comprirent que leur fille avait une volonté hors du commun et qu’elle serait certainement, comme le pressentait Serge, l’une des grandes musiciennes de sa génération. Pour l’heure l’adolescente souhaitait « revoir » la salle Cortot. Drôle d’idée, pensèrent Clarisse et Yann mais Camille insista. Les parents de l’adolescente ne se souvenaient même pas y avoir mis les pieds un jour. Ils avaient raison ! C’était Serge qui y avait emmené, quelques années plus tôt, Laurent et Camille pour qu’ils voient comment se passait un grand concours. Ce jour-là, Salle Cortot il ne s’agissait pas de violon mais de piano. Les épreuves d’un concours international s’y déroulaient et le professeur avait alors pensé qu’il pouvait être intéressant de montrer à ses jeunes élèves l’univers musical à ce niveau d’exigence. Puis il y avait une ambiance particulière lors de ses épreuves. Dans cette salle mythique dont l’intérieur était en bois, on se sentait comme enveloppé par le son des interprètes mais également par les silences qui marquaient la rigueur et la sincérité des artistes qui devaient donner le meilleur d’eux même. 
Camille, Yann et Clarisse un peu en retrait, se trouvaient maintenant devant la mythique salle Cortot. L’adolescente s’avança lentement vers les trois portes vitrées qui formaient l’entrée. Elles étaient fermées. Derrière celles-ci, un petit homme très occupé à regarder partout sauf vers Camille ressemblait au lapin d’Alice au pays des merveilles. Soudain il vit la demoiselle, dehors, de l’autre côté et stoppa tout net ses gesticulations. L’adolescente regarda l’homme et lui sourit. Il ouvrit la porte. « Qu’est-ce que je peux faire pour toi » dit-il très gentiment « Je souhaite visiter la salle » dit-elle sans se démonter. L’homme ne répondit pas tout de suite « Bien sûr !  Entre » Les parents de Camille un peu plus loin ne voyaient pas leur fille entrer dans la salle et n’avaient rien vu non plus de cet échange. Ils comprirent trop tard, en se rapprochant, que L’adolescente était entrée mais l’homme n’avait pas repéré non plus leur présence et avait refermé les portes. Il laissa Camille visiter tous les espaces, elle put même monter sur scène et se dire qu’un jour elle serait sur celle-ci ou sur une autre, invitée en tant que musicienne. Clarisse et Yann, dehors commençaient à trouver le temps long mais ne s’inquiétaient pas outre mesure même si sur l’instant ils ne maîtrisaient pas totalement la situation. Quelques minutes plus tard, Camille sortit de la salle Cortot et les retrouva, très émue. Elle pensa, qu’étrangement, l’homme à aucun moment ne s’était présenté. Elle ne saurait donc jamais qui lui avait permis de vivre ce moment qu’elle considérait comme magique ! La petite famille rentra à l’hôtel à pied. Retrouver Paris de cette façon était une manière de prendre des chemins détournés pour s’émerveiller de la beauté de la ville. Arrivés à l’hôtel tous les trois posèrent leurs affaires et descendirent dans la salle de restauration. C’était leur dernier soir dans capitale. Ce petit séjour avait été une jolie parenthèse. Les trois membres de la famille Champcueil avaient vécu ces retrouvailles avec la Ville Lumière comme un moment un peu hors du temps. Cette ville que chacun connaissait si bien s’était offerte différemment, comme une inconnue qui aurait eu envie de livrer des secrets, comme une partition attendue que l’on découvrait pour la première fois.

Ce matin il neigeait à Orléans. Camille partait pour le lycée Benjamin Franklin. Elle aimait ce lieu assez aéré qui ressemblait par certains aspects à un campus universitaire mais évidemment avec un bâtiment central plus moderne que ceux que l’on voyait dans les vieux films américains de la fin des années quatre-vingt. L’adolescente y avait beaucoup d’amis, aussi bien filles que garçon. Elle était populaire parce qu’elle était jolie, sympathique et faisait de ses goûts, parfois différents de ceux des autre étudiants, une force. Elle avait ce don d’arriver à faire apprécier aux autres des choses qui n’étaient pas forcément proches de leur univers ou du moins pas majoritairement. Le lycée deviendrait par exemple adepte de la musique baroque ! Après son bac Camille souhaitait faire une licence en histoire de l’art. Elle verrait bien par la suite ! Elle souhaitait s’assurer d’avoir un diplôme si toutefois elle n’arrivait pas à gagner sa vie avec sa musique. Mais… oui, C’était bien cela son rêve, vivre en traversant le monde avec son violon. Car, au-delà de la musique elle voulait voyager. Peut-être tenait elle cela de son grand-père qui avait sillonné la planète seul dans un premier temps, puis avec femme et enfants, puis à deux au moment de la retraite. Il avait rapporté de de ces pays visités, de merveilleux carnets de voyages. Camille en avait récupéré certains il y avait déjà longtemps mais les connaissait par cœur et les relisait régulièrement. Hier encore, celui sur le Sénégal ! C’était la fin des cours. La journée s’était achevée par un cours de géographie. Camille rentra chez elle en bus avec des amis lycéens. Ce soir elle était fatiguée. Elle continuait à se méfier de cette sensation qu’elle gérait tout de même beaucoup mieux maintenant même si elle ne pouvait totalement s’empêcher d’en avoir peur. Du fait de ce problème de santé chronique elle s’était trouvée une affinité quasi philosophique avec Boris Vian. Elle disait même avoir besoin de son œuvre lorsqu’elle était triste ou pas tout à fait dans les clous, émotionnellement parlant. Après le dîner elle se rapprocha de sa mère et lui demanda si ce soir-là, elle pouvait lui accorder du temps ? « Oui bien sur » dit Clarisse, quand tu veux !
-Maintenant ?
-OK ! 
-Tu sais maman, parfois je crains de mourir. J’ai peur comme quand j’étais petite, de ne pas avoir le temps. Je veux faire tellement de choses que je comprends parfois que cela ne sera pas possible. Et pourtant au fond de moi j’y crois. Mais franchement j’ai besoin de toi et de Papa. 
-Ah et pourquoi ? 
-Pour rien et pour tout, en fait. Je sais que vous êtes là mais j’ai besoin de savoir que vous serez toujours présents pour moi quoique je fasse dans la vie. C’est important pour moi. 
Clarisse fut touchée et en même temps eut un bref instant de doute. Comme presque tous les parents, elle se demanda alors si elle n’avait pas loupé quelque chose. Mais non… puis, si, peut-être ? Mais ce n’était pas le propos. Sa fille lui disait qu’elle l’aimait, elle et son père. Comprendre cela et l’entendre était un cadeau de la vie. Les questions, Clarisse se les poserait plus tard. Pour l’instant, elle se jeta dans les bras de sa fille. La fin de soirée fut belle et légère. Camille fut rassurée pour au moins une vie. 
Le printemps, depuis quelques jours, offrait son soleil au jardin de la famille Champcueil. Au matin la pelouse couverte de gouttes d’eau donnait l’impression d’une rivière de diamant qu’on aurait posé là juste pour le plaisir des yeux. Camille était en période d’examens aussi bien pour ses études que pour son violon. Moments intenses qu’elle vivait plutôt sereinement aidée par la beauté de cette nature dont elle savait profiter au quotidien. Quoi de plus agréable que des révisions, au soleil, dans le jardin. Un mois plus tard les examens de fin d’année du baccalauréat et du conservatoire furent une formalité pour l’étudiante pleine d’énergie. Ses parents semblaient toujours surpris de ses facilités à tout réussir. « Tu es trop forte, ma chérie ! » Non, elle bossait, C’était tout ! Elle avait tout de même conscience d’avoir surpris ses professeurs en présentant trois petits pièces baroques, magnifiquement interprétées mais surtout très peu connues. L’adolescente aimait surprendre. Plus que cela, la différence lui apportait la sensation profonde d’être vivante. Camille avait également envie lorsqu’elle jouait, d’offrir à ses auditeurs de « nouveaux » horizons musicaux, ce ă quoi elle parvenait parfaitement. Ce don de soi ferait d’elle, sur scène, l’une des artistes les plus généreuse de son temps. 
Camille venait d’avoir dix-huit ans. Examens en poche depuis un an, elle continuait ses études universitaires. De retour à Paris mais cette fois, seule, elle logeait dans un petit duplex situé rue des innocents, loué à des amis de Yann et Clarisse, bien en dessous des prix du marché de la capitale. Une fois de plus les relations du père de Camille étaient d’une aide précieuse. La jeune femme n’avait plus qu’à se consacrer à son art et à ses études. Comme à Orléans Camille était vite devenue une personnalité phare de son Campus. Son originalité, son sens du partage et de l’engagement avait contribué à ce statut particulier. Les garçons s’intéressaient beaucoup à cette jeune femme qui ressemblait à Nathalie Wood. Elle pour l’instant, même si elle pouvait être sensible au jeu de la séduction, ne semblait pas avoir pour priorité de trouver l’amour. Si c’était le cas, tant mieux mais la liberté, à ce moment de sa vie, était ce que la jeune femme cultivait avec ferveur pour garder cette impression de renaître chaque fois qu’elle jouait du violon. Camille trouvait son équilibre entre la musique, les cours et les amis. La jeune femme marchait également beaucoup dans la capitale, sans but précis si ce n’était celui de laisser aller sa pensée en mouvement. 
Un matin après avoir convenu d’un rendez-vous, elle se rendit chez Serge. La jeune violoniste avait entendu parler d’un concours international de violon qui aurait lieu dans quelques mois. Serge pensait qu’elle pouvait le passer, qu’elle en avait les compétences, le niveau, qu’elle aurait assez de temps pour le préparer, que ce n’était pas complétement fou que d’y penser... L’enthousiasme et l’angoisse se mêlaient dans les propos de la jeune femme. 
-Camille, ne te donne pas tant de mal pour trouver des arguments afin de ne pas passer ce concours, dit Serge en riant. Bien sûr que tu peux le passer. J’ai presque envie de te dire que tu dois absolument le faire. Celui-ci ouvre vraiment des portes dans une carrière. Ce n’était pas la seule raison qui poussait le grand musicien à motiver sa protégée mais il ne dévoila rien. Comme à leur habitude lorsque les deux musiciens se retrouvaient, ils pouvaient parler pendant des heures sans voir le temps passer. Dans ces interstices tissés par l’amitié et la passion de la musique le monde devenait différent ou, plus justement, il prenait sens. Les deux amis se quittèrent en fin d’après-midi, la jeune femme se sentant maintenant pleinement légitime de passer ce concours et Serge, heureux de savoir que Camille et Laurent s’y retrouveraient. Le neveu de Serge l’avait en effet appelé la semaine précédente pour savoir si, comme son amie, il paraissait éligible au concours aux yeux de son oncle. Tout comme pour Camille, Serge n’eut pas à chercher bien longtemps pour trouver de bons arguments en faveur du passage du concours. Cependant, Laurent étant devenu citoyen britannique, il avait moins de temps que les Français pour s’inscrire. Le jeune homme fit les démarches nécessaires dans la foulée de l’appel à son oncle. La jeune femme se hâta également ! 
Régulièrement, les parents de Camille prenaient de ses nouvelles. Elle allait bien. C’était une belle période de vie pour la jeune femme. Elle devenait une adulte qui avait la chance de pouvoir faire des choix en accord avec ses valeurs. Elle se savait privilégiée et, c’est à ce titre qu’elle était généreuse envers les personnes fragilisées lors de ses déplacements dans la capitale. 
Tous les soirs après ses cours, Camille travaillait son instrument. Dans son petit immeuble tout le monde la connaissait. Les voisins avec lesquels elle avait un peu sympathisé supportaient relativement bien le fait qu’elle joua du violon. Ils faisaient même semblant d’y trouver un léger inconvénient tant en réalité l’art de Camille subjuguait son environnement. Le vieux monsieur qui habitait la porte en face avait même presque envie de connaître les heures où la musicienne s’exerçait pour ne rien louper de cette musique qu’il aimait tant et qu’elle jouait si bien. Alors oui, Camille s’était arrangé avec lui pour qu’il vienne l’écouter de temps en temps. 

« Allo »
« Oui bonjour, vous êtes bien mademoiselle Camille Champcueil ? je vous appelle en ce qui concerne le concours Monsaingeon… »
Même message outre-manche :
« Allo »
« Hello, I speak to you about…… »
« Vous pouvez parler français si vous le souhaitez ? » 
« Si cela ne vous dérange pas ? »
« Je vous appelle concernant le Concours Monsaingeon »
Sans le savoir Camille et Laurent se retrouveraient le même jour salle Cortot pour une première audition. 

Le vieil homme sentait l’émotion monter. Des larmes coulaient le long de ses joues. Il ne savait pas pourquoi mais à ce moment précis remontait un souvenir d’enfance.  Adolescent il vivait rue de Clichy, avec ses parents. Dans l’immeuble qui faisait face au sien habitait, à cette époque, au même étage, monsieur Rousseau, directeur de l’opéra de Paris. Celui-ci avait pour habitude, une fois par semaine, d’organiser une soirée à son domicile, où la musique était reine. Lui était un très bon pianiste, sa femme excellait au violon et des invités de renom ne se faisaient pas prier pour ajouter leur talent à celui de leurs hôtes. La fenêtre était à ce moment-là ouverte, et le plus souvent Jean et sa maman en profitaient pour écouter ces moment magiques, installés sur leur petit balcon. Parisien, Jean songea que de toute façon dans la capitale et, peu importait le type d’appartement, les balcons étaient souvent petits. 
Camille fit une pause. Elle regarda le vieil homme, face à elle. « Ça va Jean ? »
« Oui, mes larmes sont celles d’un homme qui vieillit. Ce que vous jouez est tellement beau que cela me rend nostalgique d’une époque où la vie était encore en moi pour longtemps »
La jeune femme prit le temps de s’imprégner de ces paroles. Même si sa maladie était en fait peu gênante au quotidien, elle savait qu’elle pouvait mourir n’importe quand ! Mais après tout c’était le cas de tout le monde. Ce qu’il fallait éviter, c’était la souffrance au quotidien. L’opération qu’elle avait subie, petite, était en ce sens exemplaire ! Jean ne savait rien de cela. Seul ses proches amis en avaient connaissance. Les deux voisins se quittèrent quelques minutes plus tard, visiblement émus. Lorsque Camille referma la porte derrière son invité, elle ne put s’empêcher de penser que Jean avait dû être très beau et séduisant lorsqu’il était jeune. A plus de quatre-vingt-dix ans, il l’était encore aujourd’hui. Puis, il avait la particularité de porter des vêtements d’un style très actuel avec une facilité déconcertante. La jeune violoniste l’appréciait beaucoup. 
La date du concours était proche. Ce matin, la Jeune femme n’avait pas de cours à l’université et c’était bien ainsi. Elle ne se sentait pas bien, pas en forme. Elle avait la sensation d’être un peu à côté d’elle-même. Son cœur battait fort et, elle crut une fois de plus qu’il allait s’arrêter. Ce moment étrange entre la réalité et autre chose, elle le connaissait par cœur. Il lui paraissait aussi vertigineux qu’anodin mais quelquefois coupait la logique de sa pensée. Cette fois, au moins, elle croyait en comprendre l’origine ! L’imminence du concours ! Son malaise se dissipa dans la nuit.  
Chaque fois qu’elle partait en cours, elle passait devant la fontaine des innocents. On retrouvait la trace historique de cet édifice à une quarantaine de mètres d’ici, déjà au treizième siècle. Le monument avait en effet été déplacé au cours des siècles mais toujours à proximité de la place du quartier des halles. Camille, chaque fois que son chemin croisait l’Histoire, se représentait mentalement les personnes qui auraient pu vivre à cette époque en particulier. C’était comme un mécanisme, elle ne pouvait pas s’en empêcher. La même démarche s’opérait lorsqu’elle jouait de la musique ancienne. Elle avait besoin de comprendre quel était l’environnement possible du compositeur au moment de la composition de son œuvre ? Lorsque Camille jouait en public pour remplacer un des membres d’un orchestre ou qu’elle improvisait un mini concert pour des amis, et qu’elle interprétait une œuvre de musique ancienne, tout d’un coup sa façon de transmettre la musique autour d’elle devenait magique, voir quelquefois mystique ! C’est d’ailleurs l’expérience que proposerait la jeune violoniste à un public de professionnels médusés lors de l’audition du concours…salle Cortot et les organisateurs, ce jour-là ne seraient pas au bout de leur surprise. 
Quatorze heures. De longs applaudissements félicitent le concourent. Assis derrières de grands musiciens, pédagogues, et musicologues, Clarisse et Yann sont heureux mais hyper stressés. Assis l’un à côté de l’autre, ils se tiennent la main.  Un homme arrive des coulisses et prend le micro.
« Nous accueillons maintenant Camille Champcueil qui va nous interpréter la sonate en sol majeur de Giuseppe Tartini composée en mille sept cent treize, dite : des trilles du diable » 
Dès la première pose de l’archet sur les cordes, ce fut une explosion de douceur, puis l’intensité des émotions monta en puissances donnant à percevoir et entendre le tourment d’une âme. Bien sûr, celle du compositeur reclus chez les Franciscains, mais ce jour-là, touchant à l’universel !
Pour l’interprète, le pari était gagné. Elle savait qu’elle avait touché les spectateurs présents. Elle perçut à quel point lors du silence profond qui accompagna sa dernière note puis ce fut de longs applaudissements sonores même si les spectateurs n’étaient pas nombreux. Yann et Clarisse pleuraient, toujours main dans la main, n’osant presque pas se regarder tant l’émotion était forte. Trois candidats devaient encore se présenter. Camille qui avait rejoint ses parents, tenait absolument à les voir. La jeune femme ne les connaissait pas. Pour cette audition, les candidats devaient se présenter quinze minutes avant leur passage et n’avaient le nom que de la personne qui passait avant eux. En arrivant à la Salle Cortot, les participants étaient placés dans deux salles différentes et l’on venait les chercher pour leur passage sur scène. 
« Nous accueillons maintenant Guang Chen, l’avant dernier candidat de nos auditions de ce jour » Le jeune chinois fut excellent dans une œuvre de Paganini mais vite considéré comme trop « technique » par le jury. A ce niveau de jeu, il fallait être professionnel pour appréhender ces différences tant le niveau de certains violonistes était élevé. Arriva le moment du dernier candidat. « Nous accueillons maintenant le dernier candidat qui va nous interpréter… », Camille n’entendit pas la fin de la phrase, elle identifia tout de suite la silhouette du jeune homme qui s’avançait sur scène même si elle ne l’avait pas vu depuis longtemps. C’était Laurent ! Avant que son nom ne soit prononcé Clarisse et Yann ne l’auraient pas reconnu. Camille et ses parents ne se regardèrent pas. Chacun fixait la scène émus, sur laquelle le jeune anglais que Laurent était devenu donnait tout. Il semblait à la fois fougueux et romantique, sage et totalement fou. L’élégant jeune homme ne faisait qu’un avec son instrument. Serge plus haut dans les gradins admirait son neveu avec fierté. A ce moment-là, le violoniste comprit qu’il avait eu parmi ses élèves, deux futures stars de la musique classique. C’était une évidence ! Ce jour-là personne ne croisa personne. Camille invita ses parents chez elle. Serge en fit de même avec son neveu. Aux deux endroits, la soirée fut longue et les discussions passionnelles. 
Dès le lendemain matin alors que ses parents profitaient des rues calmes en amoureux, Camille téléphona à l’oncle de Laurent. « Bonjour Serge »
« Bonjour ma Camille », la voix du violoniste était joyeuse. « Hier tu as été merveilleuse, vraiment ! »
« Ah, tu étais là, j’aurai dû m’en douter et je suppose que c’est toi qui as convaincu Laurent de participer au concours »
« Non. Pas tout à fait Camille. Comme pour toi il avait eu l’information et souhaitait s’inscrire mais pensait ne pas avoir le niveau. Je l’ai très simplement convaincu du contraire. Ce qui est amusant c’est que vous m’avez appelé pour le même motif à un ou deux jours d’intervalle »
« Ah...Et Laurent est encore à Paris pour quelques jours ? »
« En fait non, il repart, demain. Il a des obligations à Londres. Si tu veux je peux lui dire que tu as appelé. Là il est sorti mais il mange avec moi ce midi. On va faire simple ! je t’invite ? »
« Oui... Bien sûr Serge. Avant j’appelle mes parents pour les prévenir mais je pense qu’ils ne rentreront pas manger ce midi »
« Bon…Ma Camille je te laisse. A tout à l’heure. Je t’embrasse »
Tous les trois étaient à table dans cette belle maison parisienne que Camille connaissait si bien. De sa place, elle voyait le petit salon où pour la première fois un adulte lui avait dit qu’il était possible d’atteindre ses rêves si on travaillait avec application et que l’on était curieux. Pour elle et, à son petit niveau ce fut comme une révolution, ces paroles furent perçues comme magiques. De toutes façons depuis qu’elle avait failli mourir petite, Camille percevait la vie d’une manière un peu décalée, la magie n’était jamais très loin. La jolie brune avait toujours le sourire. Depuis son plus jeune âge elle avait souvent entendu la phrase suivante : « Mais pourquoi tu souris ? », sans savoir le plus souvent comment justifier sa réponse. Le Bonheur d’être là tout simplement ! 
Aujourd’hui c’était exactement ça. Son regard se posait régulièrement sur le séduisant jeune homme qu’était devenu Laurent. Sa vie anglaise avait quelque peu déteint sur sa personnalité. Il avait aujourd’hui un humour très second degrés qui ne déplaisait pas à sa voisine de table. L’oncle, de son côté, jubilait intérieurement de ces heureuses retrouvailles. L’après-midi prenait fin. Camille devait prendre congé. Elle savait qu’elle reverrait ces deux hommes chers à sa vie, très rapidement, les résultats du concours n'étaient, en effet, pas encore donnés. Si les deux amis musiciens étaient sélectionnés, Laurent devrait revenir en France rapidement. Pour l’instant le brillant jeune homme reprenait le train pour retrouver sa belle Big Ben et surtout, présenter la musique d’une pièce de théâtre qu’il avait composé à la demande d’une célèbre troupe londonienne. Camille était fière de lui. 
Deux semaines après la première audition du concours Monsaingeon le portable de Camille sonna alors qu’elle prenait un verre avec une amie à      « La Pointe Saint Eustache », un de ses cafés préférés. « Bonsoir Madame Champcueil, je ne vous dérange pas ? » « Non je vous écoute » l’interlocutrice de Camille semblait bien solennel. « Je représente le concours Monsaingeon et je tiens à vous féliciter. Après une longue délibération du jury mais avec une belle majorité de votes, vous êtes en première place à égalité avec un autre candidats. Bravo ! » Depuis le début de la conversation, Camille n’avait pas émis un son. Face à elle, l’amie qui buvait un café semblait même inquiète de ce mutisme d’autant que la joie de la musicienne n’éclata que lorsque qu’elle interrompit sa conversation. Là, elle posa son téléphone portable, regarda Rachelle, sourit, et des larmes de joie coulèrent le long de ses joues « je n’arrive pas à y croire ! Rachelle, je viens de savoir que j’étais première, à égalité, à la suite de l’audition du concours Monsaingeon » « Je suis trop fière de toi », dit Rachelle en criant. Les deux amis rirent. A la terrasse du café on regardait les jeunes femmes, amusé. Ce fut une belle soirée entre filles, d’autant que Laurent appela Camille. Le deuxième candidat exe aequo, c’était lui ! La jeune femme dû gérer ses émotions, son cœur s’emballait. Dans un mois ils se retrouveraient pour présenter communément un extrait d’une œuvre tirée au hasard qu’ils ne connaitraient que d’ici une semaine. D’ici là Camille devrait travailler avec acharnement pour être irréprochable techniquement. Elle le savait maintenant, si elle réussissait le concours Monsaingeon, ce prix dimensionnerait d’emblée sa carrière à l’internationale.
 « Laurent, c’est Camille ! Tu as reçu la partition » « Oui, ce n’est pas une œuvre que je connais bien mais on va assurer et que le meilleur gagne » Soudainement Camille pensa qu’elle n’avait pas imaginer les choses sous cet angle. Effectivement Laurent et elle allait être concurrents sur scène même s’ils joueraient un extrait de la même œuvre. Cette perspective n’enchanta guère la jeune femme. Non pas qu’elle voulait absolument remporter l’épreuve contre Laurent mais plutôt qu’elle ne souhaitait pas être meilleure que lui. Elle supposait pourtant déjà que ce serait le cas. Non par prétention mais parce que ce morceau de Schubert faisait partie de sa vie. Il l’habitait depuis son enfance, il était l’origine même de sa rencontre avec la musique. La jeune fille et la mort, c’était Elle ! Laurent de son côté savait que Camile était bien meilleur que lui. Il comprenait simplement qu’arriver à ce niveau du concours lui ouvrirait les portes d’une carrière de soliste et, de cela, il se sentait déjà fier. Mais ce concours Monsaingeon lui permettrait surtout de jouer et de partager la scène avec son amie d’enfance. Était-il sur, d’ailleurs, qu’il ne la voyait que comme une amie ? Depuis leurs dernières rencontres il l’avait beaucoup observé et la trouvait très belle. Puis, sa joie de vivre le désarmait complétement. Était-il en train de tomber amoureux ou l’avait-il toujours été sans se l’avouer ? « … Laurent, n’oublie pas qui nous sommes quand nous serons sur scène. Serge, sera certainement dans la salle. Nous lui devons tout » « Oh Camille, ça va ! » dit Laurent en riant. « Tu sais bien que j’ai raison mon lolo ». L’intéressé fut surpris d’entendre la jeune femme réutiliser le surnom qu’elle lui avait attribué quand ils étaient petits. « Oui, il a toujours été là pour nous. C’est un homme extraordinaire et je ne dis pas ça parce que c’est mon oncle » Les deux amis discutèrent encore un long moment. Ni l’un ni l’autre n’ayant envie de mettre fin à cette conversation, ils évoquèrent de lointains souvenirs avec bonheur comme pour se dire qu’ils avaient envie de s’en créer d’autres. Le jour du concours arriva. Camille avait faim ce matin-là. Elle était d’excellente humeur. Ses parents arriveraient vers midi. Laurent pour sa part, avait mal dormi et semblait de mauvaise humeur. Ce n’était pas son genre. Mais là, le stress rendait inefficace toutes tentatives pour redonner au jeune homme un semblant de sérénité. Fort heureusement, un peu avant quatorze heures, il parvint à se détendre. Camille et ses parents sonnèrent chez Serge. C’est ensemble et accompagnés de leurs proches que Camille et Laurent avaient décidé de se rendre au concours. La maman du jeune homme avait elle aussi fait le déplacement d’Angleterre. Laure retrouverait dans la salle, son frère ainsi que Clarisse et Yann, qu’elle ne Connaissait pas.  A part la mère de Laurent, le petit groupe commençait à avoir ses repères dans la mythique Salle Cortot. On s’y sentait un peu chez soi lorsqu’on avait la chance, plusieurs fois de suite, de venir y écouter quelqu’un de proche. La maman de Laurent n’avait pas pu être présente lors de la première épreuve du concours. Elle était profondément fière de son fils mais au-delà de ce sentiment extrêmement puissant elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine gêne quant aux trois personnes assises près d’elle. Eux savaient ! Pas elle. Cependant après un échange avec les parents de Camille, elle comprit vite que cela n’avait aucune importance. Ici, seul Serge maitrisait totalement la situation : Aussi bien sur le plan chronologique que technique. Mais son frère étant d’une humilité confondante, Laure comprit vite qu’ici, le seul partage qui aurait lieu, serait celui des émotions. La salle était maintenant pleine. Six candidats seraient présents ce soir pour ce concours. Hormis les gagnants de la première audition, quatre autres musiciens venus par d’autres voix participeraient au concours Monsaigeon. Comme lors de la première audition, les qualités techniques des musiciens étaient exceptionnelles.               Il serait difficile de les départager. Arriva le passage de Camille et Laurent.      « … ils ont remporté la première audition de notre concours à égalité, voici maintenant Camille Champcueil et Laurent Croissart qui vont nous interpréter la jeune et la mort » Les deux violonistes se mirent en place aux cotés de deux violoncellistes professionnels puisque l’œuvre de Schubert était écrite pour un quatuor. Dès les premières notes de violon, le verbe « interpréter » pris tout son sens. La première partie de l’œuvre écrite en ré mineur, sous les doigts de Camille et Laurent, diffusait toute sa noirceur, ses angoisses, ses obsessions. La menace de la mort à venir que Schubert ressentait lors de l’écriture de l’œuvre transparaissait dans le jeu tout en subtilité de Camille que soutenait Laurent avec une émotion remarquable. Dans la deuxième partie du morceau, un motif de Tarentelle était utilisé. Il rappelait que cette danse servait jadis, selon la croyance, à guérir les piqures de tarentules. Camille avait entrevue la mort plusieurs fois et comprenait parfaitement l’œuvre du compositeur qu’elle retranscrivait merveilleusement. Le public fut conquis par ce talent naissant qui détenait une énergie folle. Serge, les parents de Camille et Laure étaient émus aux larmes. Même s’ils ne savaient pas avec certitude si leurs enfants ou proches allaient remporter le concours, ils comprenaient en tout cas que les deux jeunes violonistes venaient de gagner leurs galons de grands professionnels. Serge éprouvait un sentiment de fierté que l’on pouvait presque lire sur son visage. Une heure plus tard, le premier prix du concours Monsaigeon fut attribué à Camille Champcueil et Laurent Croissart reçu le second prix. 
Bien des années plus tard, le couple en tournée internationale jouait à Budapest. Dans le programme de cette soirée, les deux musiciens jouèrent     « La jeune fille et la mort », qui était en quelque sorte devenu leur œuvre fétiche. Dans la salle de concert de la capitale hongroise, une fillette de sept ans écoutait cette musique avec délectation. L’oncle de Laurent était assis à ses côtés. Elle s’appelait Gwenaëlle. A ce moment précis son visage ressemblait trait pour trait à celui de sa mère lorsque celle-ci sentit son cœur vibrer pour la musique alors que sa mère lui faisait découvrir un morceau qu’elle-même avait entendu chez sa grand-mère. La jeune fille et la mort devenait la jeune fille et l’amour. 










lecture 50 lectures
thumb 0 commentaire
1
réaction

Commentaire (0)

Tu peux soutenir les auteurs indépendants qui te tiennent à coeur en leur faisant un don

Prolonger le voyage dans l'univers Culture
Un Secret
Un Secret

Claude Miller (2007)

Florence Oussadi
2 min
WAR PIGS AND ANTISEMITISM
WAR PIGS AND ANTISEMITISM

  The photo is picked up to the online researchers review (INSS, on May 1rst) with that frontpage :

Cecile Voisset
3 min

donate Tu peux soutenir les auteurs qui te tiennent à coeur