Siegfried décide donc que la meilleure chose à faire pour élucider le mystère de Mélusine est de se rendre à nouveau sur place au Bockfiels, d'autant plus que c'est Mélusine elle-même qui en a émis le souhait.

Et il était temps, car pendant les jours qui ont passé, Mélusine a réussi à retrouver ses connaissances oubliées, a redécouvert ses talismans, et à force d'expérimentations et aussi de prudence, elle a fini par trouver la bonne combinaison de cristaux et de formules, et depuis lors, elle attend.

Et elle commence à se demander si tous ses efforts n'ont pas été vains. Peut-être que Siegfried n'a jamais eu l'intention de tenir sa promesse, finalement ? Et peut-être que comme le lui avait indirectement suggéré Mère Nature, elle ferait mieux de se résigner à l'oublier... Mélusine ne connaît certes pas grand-chose aux humains, mais n'a-t-elle pas déjà entendu dire qu'ils sont inconstants ?...

Et peut-être serait-ce aussi meilleur pour elle-même. Parce que le sortilège qu'elle a fini par trouver a un prix. Mère Nature avait raison sur ce point. Tout se paie, et surtout garder sa vraie nature dans un monde potentiellement hostile. Tout en la cachant pour mieux la protéger. Sa vraie nature, elle devra la garder secrète - et son sortilège aussi. Si par malheur tout cela devait être découvert, une grande catastrophe arriverait, à laquelle elle ne survivrait pas. Ou du moins pas sous sa forme actuelle - ce qui ne serait finalement qu'une autre forme de la mort. Mélusine a-t-elle vraiment envie d'être engloutie dans la terre, de changer de nature et de disparaître définitivement aux yeux de tous ceux qui l'ont connue ? Sans espoir de retour ?...

Avec les jours qui passent, elle commence à se demander si vivre avec Siegfried parmi les humains serait vraiment le bon choix. Comme le sortilège qu'elle a trouvé est le meilleur, ou plutôt le moins mauvais, qu'elle a réussi à concocter, ses doutes ne font qu'augmenter avec chaque jour qui passe.

Mais voilà qu'elle retient son souffle et que son cœur s'arrête de battre, car elle vient d'apercevoir Siegfried montant fièrement son cheval au bord de la rivière. Vite, ses cristaux, ses formules ! Elle a tenu son sortilège en réserve pour éviter de l'épuiser - car sa durée est limitée et il doit être renouvelé - et pour rester prête à son arrivée, car Siegfried aurait-il la patience de se faire éconduire une troisième fois ?...

Siegfried se rapproche du Bockfiels avec moins de précautions cette fois : il connaît désormais le terrain, et il n'est plus un inconnu pour son occupante. Et, surtout, le chant envoûtant de Mélusine n'a plus les accents si absolument désespérés de la dernière fois. Le contraste en est même saisissant : il a l'impression d'être accueilli par le printemps d'un autre monde. Il entrevoit une chance d'apercevoir d'elle cette fois-ci plus qu'une ombre évanescente.

Et le moins que l'on puisse dire est que dès qu'il arrive à la grotte, il est récompensé de sa persévérance, car s'il est effectivement captivé, ce n'est pas seulement par son chant unique aux sons de gouttes d'eau, mais aussi par la sveltesse et la fluidité de mouvements de la créature voilée par ses longs cheveux en cascade qui l'y accueille. Siegfried a déjà eu dans sa jeune vie l'occasion de voir femmes et jeunes filles, mais jamais de sa vie il n'a eu l'occasion d'en voir aucune qui atteignait de près ni de loin la grâce de Mélusine. Il en reste paralysé, sans voix, et tellement ébloui qu'il doit en fermer les yeux comme sous l'effet d'une lumière trop intense, malgré la relative obscurité de la grotte.

Mélusine, qui s'est approchée de lui pour l'accueillir, en est stoppée net et ne sait plus trop quoi penser.

- Que se passe-t-il, Siegfried ? Que t'arrive-t-il ?... Regrettes-tu d'être venu ?

À cette seule pensée, la voix de Mélusine se brise et elle se sent défaillir, mais elle ne défaillit pas longtemps : Siegfried lui attrape les mains au jugé dans les siennes qui, bien qu'objectivement froides, lui paraissent à elle chaudes, et il l'attire à lui. Et sa voix est à peine un murmure quand il lui demande :

- Es-tu réelle ?

Pour toute réponse, elle s'approche de lui et pose la tête sur son épaule.

- Je suis bien réelle, pourquoi ne le serais-je pas ?

Alors, à leur contact mutuel, un courant électrique aussi puissant qu'un éclair d'orage les colle l'un à l'autre.

Siegfried a même peur de ce qu'il pourrait être entraîné à faire. Il ne veut pas se détacher d'elle, il n'en a aucune envie, mais il ne veut pas la blesser ni l'avilir. Alors il ne lui reste qu'une chose à demander.

- Mélusine, veux-tu m'épouser ?

Mélusine, elle, a du mal à résister à son impulsion de lui dire "oui" sans autre forme de procès. Mais elle doit garder la tête froide. Elle a des circonstances à gérer, et un danger dont elle doit se protéger.

- Je peux accepter, Siegfried, mais à trois conditions. La première, c'est que chaque semaine, je bénéficie d'un jour pour moi seule, et tu ne dois pas chercher à me voir ce jour-là ni à savoir où je suis. La deuxième, c'est que je ne quitte pas le Bockfiels, c'est ma vraie maison et je ne peux être heureuse qu'ici. La troisième, c'est que tu ne me poses jamais de questions sur ces deux conditions, ni comment ni pourquoi. Si tu acceptes, rien ne me ferait plus plaisir que de devenir ta femme.

Siegfried est tout de même ébahi et heurté de ces trois demandes : elles sont vraiment étranges et contraires à toutes les coutumes en cours. De plus, les terres où elle vit ne lui appartiennent pas, déjà, et puis il se voit mal, lui, comte Siegfried, habiter dans une grotte au creux d'un rocher. C'est là un habitat qui ne serait pas vraiment digne de son rang.

- Le Bockfiels pourrait être notre demeure commune si tu le souhaitais, mais si cela ne te convient pas, tu ne seras pas obligé d'habiter dans une grotte, Siegfried. Il y a un vieux fort au sommet du rocher. Il devrait pouvoir faire l'affaire.

Certes, il préfèrerait emmener Mélusine avec lui à Koerich, comme le veulent les usages. Mais rester au Bockfiels dans la vallée de l'Alzette est une condition à laquelle Mélusine a l'air de tenir vraiment - comme si c'était vital pour elle. D'ailleurs, Siegfried ne tarde pas à comprendre que les conditions posées par Mélusine sont des conditions sine qua non à leur mariage, quand bien même elle aurait le cœur brisé si elle devait renoncer à lui. Siegfried n'y comprend rien et n'y voit ni rime ni raison ; mais il y a cette invraisemblable connexion électrique entre eux, et puis Mélusine est unique et il sait qu'il ne retrouvera jamais nulle part une autre femme comme elle. Alors Siegfried finit par accepter. Même qu'elle reste seule un jour par semaine. Ce sera le samedi.

Musique : Sonny and Cher - I Got You Babe

Épisode 8 : Le dilemme de Siegfried

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