Trente ans, c'est certes assez pour engendrer une nouvelle génération et la mener à l'âge adulte. D'aucuns considèreraient que de ce point de vue, le diable s'est encore montré généreux et magnanime. Les délais qu'il accorde sont en général beaucoup plus courts.

Mais Siegfried de Lucilinburhuc n'en a cure. Il avance en âge, de premiers fils blancs commencent à parcourir sa chevelure et de premières rides à marquer son visage, son sursis s'amenuise, et il commence à réaliser que même sans se mettre en danger en guerroyant aux alentours, il ne verra jamais ses petits-enfants. Il a beau former de grands projets pour l'avenir de ses enfants, il sait que le diable l'emportera bien avant que son aîné soit marié. Qu'en restera-t-il jamais ?...

De plus en plus souvent, Siegfried se promène sur les remparts de la Petite Forteresse et son regard se perd au loin sur la ville qui en a pris le nom. Qu'en restera-t-il ? Que restera-t-il de la fière ville si rapidement prospère encaissée au fond de la vallée de l'Alzette ? Ce lieu a tellement changé depuis l'époque où il n'était encore qu'une forêt sauvage, quand Siegfried venait y faire la cour à Mélusine... Combien de temps après son départ avant que la forêt reprenne ses droits ?

Il a beau tout faire pour l'oublier et pour penser à autre chose, il sait à qui il doit en réalité sa fortune d'aujourd'hui. Et si celui à qui il la doit décidait de tout reprendre avec lui au terme échu en même temps que son âme ?

Chaque fois que cette pensée réussit à s'immiscer dans son cerveau - et cela lui arrive de plus en plus souvent - un nœud coulant se resserre sur son estomac. Est-ce ainsi que passe la gloire du monde ? Tout ce qu'on bâtit est-il vain et voué à disparaître ? Tout ne fait-il que retourner au néant d'où il est sorti ?...

À la limite de son champ visuel, il aperçoit Mélusine qui s'avance vers lui. Mélusine. Peut-être la seule qui restera de tout ceci - avec leurs enfants si Dieu le veut.

Si Dieu le veut... mais quelle blague Siegfried. Comment Dieu pourrait-il vouloir du bien à un homme qui a vendu son âme au diable ? Pour un château sur un rocher, il a mis en danger l'avenir de Mélusine, sa Mélusine... Son cœur se serre quand il pense à elle. Elle non plus ne rajeunit pas, et si dans sa jeunesse elle pouvait s'imaginer pouvoir passer sa vie à vivre d'amour et d'eau fraîche au fond d'une grotte nichée dans le Bockfiels, une décennie et sept enfants plus tard, les choses sont assurément différentes. Un peu. Quoique Mélusine, même apprivoisée et devenue comtesse, soit ce qu'il est convenu d'appeler "remarquablement bien conservée"... Ses samedis, dont elle a toujours gardé jalousement le mystère, y sont-ils pour quelque chose ? Il y a des chances... À cela il ne voit que des raisons de se réjouir - mais pour combien de temps encore ? Et que deviendra-t-elle le jour trop proche où il ne sera plus là ? Que deviendront leurs enfants... que deviendra ce château qu'il s'est tellement souhaité, que deviendra tout ce qu'il a pensé construire...

Certes, la vie est courte pour tout le monde, et lui-même mis à part, qui connaît le jour et l'heure de son départ ?

Mais tout n'est-il pas différent quand on sait que ce que l'on possède, ce que l'on a acquis et ce que l'on a construit, on le doit à un labeur honorable, à des échanges équitables et à un héritage de bon aloi, que l'on peut afficher devant les autres sans gêne ni embarras, et non à un marché douteux que l'on dissimule dans la honte, que l'on fait tout pour oublier et qui donne à tout dès que l'on s'en souvient un goût de cendres ?...

Musique : Dead Can Dance - Opium

Épisode 12 : L'alliance

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