14-Le temps des guerres (1544-1554)
Sur Panodyssey, tu peux lire 10 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 9 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
14-Le temps des guerres (1544-1554)
Me voilà donc médecin de Charles Quint. C’est à Mayence que je sollicite un entretien avec le souverain qui prépare ses campagnes futures. Je sais que l’empereur a été touché et impressionné par La Fabrica que mon père lui a montrée et qu’il a longuement compulsée. Je transporte avec moi un exemplaire qui lui est destiné et que je lui remettrai lors de notre entrevue. Je rencontre un homme déjà fatigué mais curieux de tout qui me questionne longuement sur mon travail. Il semble très impressionné par mon jeune âge - je n’ai que 28 ans- et par le remarquable travail déjà entrepris selon ses propos. Après un long tête-à-tête où je réponds à toutes ses questions, le souverain m’attribue le titre de medicus familiaris ordinarius, premier passeport pour accéder à un poste plus prestigieux. Toutefois cette nomination à la cour déclenche déjà l’hostilité de mes confrères espagnols, jugeant que je ne mérite pas tant de reconnaissance, considérant mon œuvre comme négligeable et sans intérêt et de surcroît, je ne suis pas espagnol.
Comme il fallait le craindre, les combats entre le roi de France et l’empereur reprennent. La paix pour ces deux monarques belliqueux et acariâtres n’a pas duré longtemps. La neuvième guerre d’Italie repart pour une simple raison, le roi François ne renonce pas à ses prétentions milanaises et foule aux pieds le Traité de Madrid. Il s’allie à Soliman le magnifique alors que dans notre camp Charles-Quint sollicite l’appui d’Henri VIII. Mon baptême du feu ne va pas tarder et c’est à Landrecies que je découvre la guerre et ses atrocités. Cette ville en plein cœur de la campagne constitue un passage essentiel entre les Pays-Bas espagnols et la France. La région est cernée de prairies bocagères, conséquence d’un terrain plat au sol argileux où la Sambre dessine ses paresseux méandres sur une surface exempte du moindre relief.
Landrecies, où sont repliés les Français, est une place forte quasi inexpugnable dont François 1er vient de bastionner les fortifications érigées au Moyen-Âge. La mitraille et les canons tonnent du matin au soir sur les assiégés qui tiennent farouchement la place et le champ de bataille résonne du cri des blessés. Le brouillard qui couvre la plaine pendant la matinée, aggravé par des départs de feux, rajoute à l’horreur et contribue à accroître cette sensation de fin du monde. Je suis marqué par la vue de tant d’hommes à l’agonie, couchés partout, ces larmes, ces cris, ce bruit infernal et cette odeur de poudre et de mort qui cessent à peine la nuit. Tant bien que mal, je recouds les plaies, réduis les fractures, ampute des membres… Je n’ai aucune expérience de cette chirurgie de guerre et je suis fort heureusement aidé par Daza Chacon, chirurgien espagnol qui m’apprend à débrider les plaies, les cautériser au fer rouge et les panser. Un Italien du nom de Bartolomeo Maggi qui a rejoint le camp de l’empereur nous enseigne une méthode moins traumatisante qui consiste à ne plus cautériser les vaisseaux que l’on croyait à tort empoisonnés par les carreaux d’arquebuse et ligaturer les vaisseaux de manière douce et atraumatique. Mon cher Ambroise reprendra plus tard cette technique en la décrivant dans son traité » Méthodes de traiter les plaies faites par arquebuses et autres bâtons à feu ». J’apprends dès lors à amputer les membres fracassés sans cautériser les gros axes artériels. Ah, Ambroise, comme j’aimerais ta présence à mes côtés, toi qui en quelques minutes scies le membre condamné, rapproche les lambeaux musculaires et ligature les artères nourricières sans état d’âme avec la plus grande dextérité. Outre ces traitements alors en vogue pour les blessures de guerre, j’utilise aussi des emplâtres de bouillie de vers et surtout de vipères que j’avais appris à confectionner auprès de Nicolas il y a déjà bien longtemps. Le soir, je ne suis pas quitte pour autant et je dois contrôler les excès culinaires de l’empereur qui boit et mange jusqu’au dégoût malgré sa goutte, son asthme et ses multiples affections. L’hiver, glacial, vient enfin calmer l’ardeur des belligérants et la campagne militaire s’arrête un temps. J’en profite pour donner quelques cours à Pise, Florence et toujours à Padoue et Bologne. À Padoue, ma chaire laissée vacante à mon départ a été prise par Realdo Colombo que j’avais chaleureusement recommandé. Ce dernier que j’ai quitté ami s’attribue certaines de mes découvertes anatomiques. De plus, fervent galéniste, il cherche à me décrédibiliser aux yeux de l’université. Je suis peiné, mais attribue ce comportement à sa jeunesse. Il est talentueux et n’a pas besoin de ces artifices pour devenir quelqu’un. On m’implore d’y réaliser une dissection, que j’accepte volontiers, sur une jeune femme décédée trois jours plus tôt d’une infection du poumon. À Pise, le duc Cosme de Médicis, enchanté que je revienne dans sa ville me prépare aussi un corps pour une nouvelle dissection, réitérant sa proposition, mais je ne peux quitter l’empereur qui me fait confiance. Même approche à Florence où l’on se presse pour me voir disséquer ou plutôt pratiquer une autopsie chez un praticien mort subitement et qui souffrait d’une jaunisse. C’est lors d’une fête de la Cour à Bruxelles que je retrouve avec émotion Anne Van Hamme de Vilvorde dont j’avais fait la connaissance il y a quelques années, alors étudiant à Louvain. Nos relations avaient été empêchées par son père, Jérôme, mentor au conseil du Brabant et auditeur de la Cour des comptes impériale tout comme par la mère, Anna d’Asseliers. Mais d’étudiant me voilà promu médecin de l’empereur et anatomiste reconnu. Le parti est devenu « présentable ». Anne est devenue fort belle et je tombe fou amoureux. Mon cœur libéré trépigne d’impatience, car je viens d’avoir 30 ans. Le mariage a lieu en l’église Saint-Nicolas et à l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Mon père, mourant, ne peut hélas être présent. Je suis le plus heureux de tous. Me voilà marié, médecin de Charles Quint, poste reconnu et respecté et marié à la femme que j’ai toujours aimé et qui mettra au monde un an plus tard, une petite Anne dont je suis fou. Hélas très vite, mon épouse me reprochera amèrement nos conditions de vie, réclamant une maison digne de sa position. J’en commence la construction non loin d’où j’ai vécu dans mon enfance. C’est une vaste propriété, faite de plusieurs bâtiments, entourant un immense jardin planté d’arbres fruitiers. Je veux ce qu’il y a de plus beau pour ma jeune épouse, convaincu qu’une telle maison satisfera ses exigences les plus folles, bien que les désirs des femmes soient souvent bien difficiles à appréhender. Je n’ai pourtant guère le temps de m’attacher à cette demeure. La guerre reprend ou se poursuit par le siège de Saint-Dizier après avoir échoué à prendre la ville fortifiée de Landrecies. Cette fois-ci la campagne semble s’engager dans notre camp sous des auspices favorables. Après Luxembourg le 30 mai, Commercy et Ligny-en-Barrois sont conquises. Le 4 juillet le Généralissime, Ferdinand de Gonzague, vice-roi de Sicile approche de Saint-Dizier fort d’une armée de 26.000 hommes. François 1er comme pour Landrecies a entrepris des fortifications sous le contrôle d’un ingénieur italien Marini. Eustache de Bimont, surnommé le capitaine Lalande qui s’est distingué au siège de Landrecies du côté français a rejoint la ville fortifiée avec 300 hommes et ils peuvent compter désormais sur 2000 soldats et 100 personnes d’armes du duc d’Orléans. Ils ont ouvert les vannes de deux étangs dont l’eau va grossir les douves. Les Espagnols au sud sont exposés aux canons que les Français ont hissés en haut du clocher de l’église. Les festivités débutent le 12 juillet et l’artillerie fait feu sur la ville. Le lendemain ce sont les 39 canons de l’empereur qui tonnent sans discontinuer tandis que ses 14.000 hommes viennent renforcer les effectifs de Gonzague. La bataille fait rage et l’assaut est donné le 15. La brèche, censée permettre à nos troupes de pénétrer dans Saint-Dizier, est très insuffisante et les pertes sont considérables. Trois assauts consécutifs sont repoussés par les assiégés qui se battent héroïquement. Les douves sont quasi combles de blessés et de tués et nos pertes sont évaluées à trois ou quatre mille hommes. Le champ de bataille résonne des clameurs des blessés, des hennissements des chevaux à l’agonie tandis que la peur s’installe dans nos rangs. Le prince d’Orange, René de Chalon, est grièvement blessé, atteint d’un tir de couleuvrine à l’épaule et de mousquet à la poitrine. Je l’ai fait allonger sur une civière et ramené dans sa tente. Que puis-je faire d’autre ? Après lui avoir ôté son pourpoint trempé de sang, je panse les plaies de cet homme courageux qui ne gémit pas une seule seconde et lui fais boire l’eau blanche de Paracelse qui le calme immédiatement. Ses traits marqués par la souffrance se relâchent aussitôt, mais son regard devient vague et son visage prend déjà les teintes de la mort. Charles Quint reste près de lui jusqu’au bout et la fin de son agonie survient quelques minutes plus tard. Je sais qu’il préviendra sa veuve personnellement et il me demande d’embaumer son corps selon les procédés habituels. Son cœur et ses entrailles vont à Bar-le-Duc où sont célébrées les cérémonies funéraires tandis que le reste de sa dépouille est transféré à Bréda où repose sa famille. Son épouse fera construire un saisissant transi pour abriter en l’église Saint-Étienne de Bar-le-Duc les restes du Prince. J’aurai l’occasion de m’y rendre quelques années plus tard quand il sera achevé et l’anatomiste que je suis ne pourra qu’approuver l’exactitude du squelette réalisé ramenant l’homme à son devenir final qu’il soit puissant ou misérable. Déjà je dois m’occuper d’autres soldats blessés, meurtris dans leur chair, certains défigurés, une partie du visage emporté, mais toujours vivants dont le souffle est imperceptible et qui râlent doucement. Là encore l’élixir de Paracelse fait des miracles pendant que je nettoie et pare leurs plaies à l’aide d’étoffes propres que j’humidifie d’eau. Je suis aidé par deux très jeunes barbiers-chirurgiens. Dans leurs yeux, la même incompréhension que moi pour cette guerre qu’on inflige à de pauvres miséreux qui n’ont rien demandé. Les sutures après les parages sont grossières, avec pour seul but de rapprocher les berges de ces plaies effroyables et je sais que leurs visages seront marqués à vie. Plus loin, dans une grange, je retrouve un groupe de jeunes soldats dont le visage est sanguinolent et le corps et les cheveux noircis et brûlés par la poudre. Leurs habits sont dans le même état. Je m’enquiers de ce qui s’est passé et apprends qu’un baril de poudre a explosé près d’eux. Leur état paraît désespéré. Leur souffle est inaudible et me fait comprendre que la fin est proche. Je décide alors de ne pas les sédater, déjà comptable de nos réserves qui fondent rapidement. Que Dieu me pardonne ces décisions inhumaines que les circonstances m’imposent. Cette situation dure des jours et des nuits, aggravée par un temps effroyable. La pluie qui n’a cessé de tomber nous fait patauger dans une boue qui monte parfois à mi- mollet. La colère des soldats qui n’est d’abord qu’un murmure se fait audible. La faim maintenant nous tenaille et notre seule consolation est qu’il doit en être de même chez les assiégés. Fort heureusement pour notre camp, on intercepte le 7 août une lettre que Sancerre adresse au duc de Guise lui faisant part de l’impossibilité pour Saint-Dizier de tenir plus longtemps faute de vivre et de munitions. Le chancelier de l’empereur, Granvelle, dont j’ai côtoyé le fils, Antoine Perrenot, à Louvain, possède dit-on le chiffre utilisé par Sancerre et déchiffre sans mal la missive. Il détient également le sceau du duc de Guise et les assiégés reçoivent le 10 une réponse de notre part les invitant à se rendre dans les plus brefs délais. La campagne se termine sur cette duperie, et Saint-Dizier évacuée le 17 est occupée par les impériaux. La chute de Vitry suivra peu après, ouvrant la route de Paris à Charles. Henri VIII, allié de notre empereur, est attendu vers la capitale française pour renforcer les troupes de Charles Quint. Mais Henri est bloqué devant Montreuil et Boulogne. En outre, Fürstenberg, qui connaît la route pour Paris, est fait prisonnier lors d’une reconnaissance, bloquant les troupes impériales. François 1er, fatigué, poussé par son entourage, accepte les pourparlers, inquiet pour Paris. Ils débutent le 18 septembre, sous une chaleur étouffante, dans une campagne écrasée de soleil où le sol est devenu du foin, faute de pluie depuis longtemps. Les impériaux se voient restituer Landrecies et les Français Saint-Dizier, décisions ratifiées peu après à Bruxelles. Saint-Dizier sera exemptée par le roi de France de taxes et de taille pendant six ans en reconnaissance du courage des assiégés pendant le siège. Tous ces morts, ce sang répandu, ces hommes marqués à vie sur les champs de bataille pour revenir au point de départ ! Comment ne pas haïr ces guerres qui n’épargnent personne, détruisent hommes et familles, marquent les corps, et ne laissent derrière elles que des champs de ruines pour satisfaire les prétentions et les ego de ceux qui nous gouvernent ! Ce traité de Crépy-en-Laonnois, ratifié en septembre 44, met fin pour un temps à la guerre de l’empereur avec le camp français. La cour navigue dorénavant dans les villes européennes qui relèvent de l’autorité de l’empereur. Worms et Utrecht où il séjourne dans ses résidences, les Pays-Bas et Maastricht où il s’installe avec son fils et son épouse, Isabelle de Portugal dans la résidence du gouvernement espagnol, ancien couvent en plein cœur de la place centrale, ville chère à l’empereur qui apprécie son climat continental, car la pluie reste rare. Ce ne sont que festivités, bals, banquets interminables où chaque soir l’empereur abuse de tout au détriment de sa goutte que je m’évertue à traiter pendant qu’il défait avec un zèle appliqué ce que j’essaie d’obtenir. Puis c’est à Ratisbonne, à l’occasion d’une diète d’empire que nous nous arrêtons. Je suis subjugué par la beauté de la ville nichée dans les méandres du Danube qu’enjambe un pont de pierre long de 150 toises, supporté par 16 arches qui débouche sur la monumentale porte de la cité médiévale face à la cathédrale Saint-Pierre. Au crépuscule celui-ci se pare de teintes flamboyantes qui se réfléchissent sur les flots paisibles du Danube et les toits des clochers alentour. Cette ville est devenue citadelle réformée depuis 1541, mais Charles-Quint s’en moque. Sa nouvelle maîtresse se présente sous les traits de la belle Barbara Blomberg, 19 ans, dernière maîtresse d’un vieil homme malade, usé par les soucis et les excès de toutes sortes sans oublier les femmes. Cet homme de 46 ans, petit, sans grâce, qui arbore une imposante barbe rousse qui ne masque qu’à moitié une mâchoire proéminente, est totalement entiché de cette belle Bavaroise aux yeux de braise, aux cheveux blond vénitien, à la taille de guêpe et au teint de porcelaine. Et le charme du vieil homme – ou est-ce sa puissance – semble fonctionner. C’est dans le plus grand secret que je mettrai au monde dans les premiers jours de l’année 47 un bâtard qu’il prénommera Don Juan. Pendant que mon épouse, frivole, profite des fêtes incessantes qui ont lieu à la cour, l’empereur tombe malade et son premier médecin lui impose une diète sévère. Charles réclame des tisanes de racines de Chine qui, affirme-t-il, lui conviennent très bien. Le rétablissement se fait lentement chez cet homme épuisé par ses excès. Il ne se transporte plus qu’en litière et chaque effort lui est un supplice. Son gros orteil, une fois de plus, est douloureux et enflé, conséquence de cette goutte qu’il sollicite sans cesse par ses intempérances et qui le gêne pour marcher. Puis c’est au tour de l’ambassadeur de Venise, Bernardo Navagero, d’être malade et je veille sur lui avec ordre de rester à son chevet jusqu’à sa guérison. À peine remis, me voilà chargé de soigner François d’Este, ami de Charles qui a fait de grandes prouesses au siège de Saint-Dizier. Je suis assisté d’un confrère avec qui je deviendrai ami. Il s’agit de Giambattista Canano qui m’annonce avoir découvert des sortes de valvules à l’intérieur des grosses veines, qui, selon lui, auraient pour rôle de faciliter le retour veineux vers le cœur. Je me demande si la faiblesse des parois veineuses n’explique pas cette curiosité qui faciliterait le retour du sang vers le cœur l’empêchant de refluer dans les parties déclives du corps. Je profite de ce long intermède de Ratisbonne pour écrire mon texte sur cette racine de Chine que j’utilise pour Charles Quint et qui est prétexte pour confondre les défenseurs inconditionnels de Galien, notamment mon ancien maître Jacobus Sylvius, lettre que j’adresse à mon ami Joachim Roelants de Malines. Aussitôt les attaques pleuvent de nouveau. Après l’anatomie où il m’aura été tout reproché par les zélateurs inconditionnels de Galien, les médecins espagnols dénoncent mon impéritie en médecine. Je ne suis qu’un méprisable barbier tout juste bon à soigner un furoncle. Je suis amer. Ma lettre d’introduction de La fabrica destinée à l’empereur n’a certainement pas fait beaucoup d’émules dans le rang des médecins. Pourtant lorsque je proclame que ces derniers ont abandonné la médecine à ceux qu’ils appellent des chirurgiens, mais qu’ils considèrent à peine comme leurs serviteurs et que ce faisant ils abandonnèrent honteusement la branche la plus essentielle et la plus ancienne de la médecine, la seule à être fondée sur l’observation de la nature, où est mon tort ?
Photo: Barbara Blomberg/ Pinterest