13- Padoue
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13- Padoue
Cet enseignement au lit du malade reprend celui que Giovanni Battista da Monte avait initié dans cette ville et dont il est le précurseur. Padoue, forte de ses dissections anatomiques, et de cette pédagogie en présence du patient m’apparaît dorénavant comme la première véritable école de médecine. Ma vie consacrée aux cours, aux dissections, aux voyages dans toute l’Europe ne s’arrête pas et s’intensifie. À tout cela s’ajoutent les écrits que je suis en état de rédiger maintenant avec le souci premier et constant de redessiner et réécrire toute l’anatomie humaine. En aurais-je le temps et la force ?
Une mauvaise année en chasse une bonne. J’apprends en 41 la mort d’un singulier personnage que je n’ai pas connu, car nos chemins ne se sont jamais croisés. Pourtant Paracelse a passé sa vie, d’errance en errance, dans toutes les villes d’Europe et je découvre à quel point cet original génial partageait sur bien des points mon opinion sur l’anatomie, la médecine et sur les erreurs de Galien. Invité d’une capitale à une autre, ses propos, délibérément outranciers et excessifs le rendent vite indésirable. La vie me prépare-t-elle une carrière similaire ? De passage à Bâle chez Oporinus pour contrôler les premières pages de « La Fabrica » qui commencent à sortir de presse, j’en apprends davantage sur cet étrange personnage. Mon imprimeur, Oporinus, a travaillé avec un imprimeur-éditeur humaniste très célèbre, Johann Froben, à qui il rachètera plus tard l’imprimerie. Froben, condamné par ses médecins, avait demandé à Paracelse de demeurer à Bâle après qu’il réussit à guérir sa gangrène au pied et lui sauver la vie sans pratiquer d’amputation. Cela ouvre à Paracelse les portes de l’université et lui vaut d’y enseigner la médecine dans une ville accueillante et non conformiste. Mais très vite, ses excès verbaux sur Galien et Hippocrate déclenchent une lourde tension auprès de ses confrères qui se transforme en franche hostilité à la mort de Froben. Lui-même Oporinus, m’avoue avoir été l’assistant de Paracelse avant de le quitter, dérouté par ses extravagances. Le scandale atteint son acmé quand, lors d’un autodafé, il brûle sur la place centrale du marché un manuel de médecine scolastique, la nuit de la Saint-Jean.
— Pourtant, je dois vous montrer quelque chose m’annonce-t-il d’une voix chuchotée comme s’il craignait que le trépassé revienne d’entre les morts.
Je le suis dans une petite pièce attenante assez sombre qui doit être son bureau de travail. Seules une table et une chaise font face au mur sur lequel est disposée une bibliothèque couverte d’un nombre considérable d’ouvrages dans toutes les langues bien qu’essentiellement en latin et en grec.
— C’est sur cet étage, murmure-t-il en extirpant une liasse considérable de feuillets couverts d’une écriture fine qui me paraît être de l’allemand.
— Qu’est-ce ? je murmure, intrigué par sa mine de comploteur.
— Une faible partie des écrits de ce médecin peu ordinaire qu’il m’a demandé d’imprimer… Je ne peux plus rien en faire. Je vous les laisse si vous voulez. Il existe, entre autres choses, un curieux médicament qu’il décrit d’un goût agréable et qui fait tomber les poulets dans un sommeil profond dont ils s’éveillent sans en subir aucun dommage. Il mentionne avoir obtenu ce liquide, qu’il nomme l’eau blanche* en faisant agir de l’acide sulfurique sur de l’alcool et en recommande son emploi pour calmer les maladies douloureuses. Je dois reconnaître avoir essayé ce produit avec d’excellents résultats pour calmer la douleur, comme le décrit mon confrère Paracelse.
Qui a été ce personnage vivant à une époque qui ne s’avère pas être la sienne ?
Un précurseur incompris ayant eu raison trop tôt, dans un monde encore si fermé aux idées nouvelles et où chaque savoir est remis en cause et rediscuté ? Qu’a-t-il voulu démontrer ? Je ne peux que partager ses idées quand il affirme que les médecins attachés aux sentences irrévocables d’Hippocrate, Galien ou Avicenne font courir les plus grands risques à leurs malades. Paracelse enseignait avec raison, me semblait-il, la médecine pratique et théorique et ses annonces faites à ses étudiants en initiant ses cours me paraissaient d’une grande justesse : Ce sont l’expérience et la raison et non les autorités qui me guideront lorsque je prouverai quelque chose.
Alors ?
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* Eau blanche : Johann Froben avait donné le nom d’éther à ce liquide particulièrement volatil. C’est au XIXe siècle et précisément le 30 mars 1842 que la première utilisation de l’éther comme anesthésiant fut réalisée aux États-Unis par le Dr Crawford Long. Elle fut ensuite longtemps pratiquée avant d’être définitivement abandonnée dans la première moitié du XXe siècle
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Est-ce la façon de faire et de dire qui a tant choqué en ce siècle si conformiste ? Ses propos, venus trop tôt, ont-ils été assenés avec trop d’insistance et de provocation chez un homme qui respectait peu de choses, à la fois chimiste, théologien, alchimiste en quête de la pierre philosophale. Son comportement extrême et jusqu’auboutiste, le fait qu’il fut souvent ivre n’a forcément pas plaidé en sa faveur et je le regrette. Les années défilent de plus en plus vite et semblent s’emballer. J’ai hâte maintenant de rejoindre Van Calcar à Venise qui en est à la touche finale des gravures sur bois pour les impressions de La Fabrica. J’y retrouve Le Titien, plus majestueux que jamais et fais la connaissance d’un jeune peintre qui grandit et commence à faire de l’ombre aux grands maîtres. Il a pour nom Le Tintoret. Sa maîtrise des couleurs et des ombres est saisissante malgré son jeune âge. Je profite de ma présence à Venise pour compléter les gravures anatomiques sur bois de Jan Stefan van Calcar et lui demande d’orner la page de garde de mon ouvrage à venir. Le maître me représente sur la page de titre ornée d’un superbe frontispice, disséquant un corps de femme. Comme à mon habitude, sa tête est surélevée afin que toute l’assemblée puisse voir la dissection. L’amphithéâtre est comble et garni de spectateurs de toute origine, certains connus. Devant un monument de style corinthien, Van Calcar a représenté mon blason soutenu par deux angelots. Au milieu de cette foule et derrière la tête du cadavre émerge un squelette, symbole de la destinée, qui tient une houlette dans sa main droite que j’ai voulu pour mettre en garde ceux qui s’éloignent de l’étude incontournable de l’anatomie humaine pour les faire revenir aux fondamentaux comme le berger use de cet instrument pour ramener dans le troupeau ses brebis égarées. Le dessin est superbe, mais il n’a, hélas, pas signé son œuvre*
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* Universellement connue aujourd’hui, cette scène a fait l’objet de nombreuses études et interprétations, historiques, artistiques et philosophiques, et a servi de modèle (« la leçon d’anatomie ») à un type de frontispice caractéristique des manuels d’anatomie pendant près de deux siècles. (BIU Santé, Paris)
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comme du reste les autres planches qui agrémenteront mon impressionnant ouvrage. Je m’interroge de plus en plus depuis la mort de Paracelse. Quelle est ma quête en ce monde ? Est-ce ce travail perpétuel, ces recherches, cette critique incessante que je m’impose avant de le faire aux autres qui motivent ma vie et en dessinent les grandes lignes ?
Que retiendra-t-on de moi ? Je n’ai encore vraiment rien découvert ou des détails de peu d’importance. Ma vie ne sera -t-elle que critiques et encore critiques. Est-ce cela qui me convient plutôt que convoler, mener une vie simple, heureuse, avec des enfants que je regarderai grandir et s’épanouir ? Ces doutes m’assaillent bien souvent maintenant. J’ai 28 ans déjà. Ma vie est-elle devant ou derrière moi ? Cette année 42, Cosme 1er de Médicis me convoque à Florence, sur la recommandation de Vidus Vidius, professeur de médecine au Collège de France et insiste pour que je reprenne la chaire d’anatomie de l’université de Pise. Je décline la proposition malgré son insistance, arguant du fait que l’empereur me propose de devenir son médecin personnel.
— Je vous promets pourtant autant de cadavres que vous voudrez, et croyez-moi, c’est ici que vous pourrez poursuivre vos recherches plutôt que de suivre cet homme dans ses guerres incessantes.
En réalité, mon souci premier est de repartir le plus tôt possible à Bâle chez Oporinus pour mettre la dernière main aux sept tomes de la Fabrica. Je l’ai informé en août dernier de l’envoi des matrices sur bois qui doivent illustrer mon volumineux ouvrage. La surveillance du texte est essentielle, requérant une attention toute particulière d’autant que divers signes topographiques sont intégrés dans le texte en latin et sur les illustrations pour renvoyer à des annotations dans la marge ou à des explications de planches. J’ai en outre dédié cet énorme ouvrage à l’Empereur Charles-Quint et veux vérifier l’exact contenu de ma lettre avant que le livre ne soit édité. Conscient cependant qu’il faut toujours garder de bonnes relations avec les grands de ce monde, j’invite Cosme de Médicis à assister à une dissection d’anatomie. Hélas, je crains que cette décision n’ait été contre-productive, car ce grand amateur d’art me boude un peu après cette séance. Mon exaltation va croissant au cours des mois qui me rapprochent de l’année 1543 et mes voyages à Bâle deviennent très rapprochés.
— Votre ouvrage sera publié les premiers mois de cette année, m’annonce triomphalement Oporinus un beau matin.
Ma fierté est grande. L’ouvrage en sept tomes et de près de 700 pages est superbe et les reproductions sont au-delà de ce que j’espérais. Pourtant, je suis inquiet.
— Aucun étudiant ne peut s’offrir un tel livre… C’est un ouvrage de référence et non de travail !
— C’est exactement ce que je pense. Sa conception et ses nombreuses planches reviennent à une fortune. Il faut en faire un condensé de plus petit format, avec moins de schémas, le rendant accessible au plus grand nombre.
Je ne réponds pas et parcours les ouvrages un à un. Ils sont exactement comme je le souhaitais. L’iconographie est superbe et la représentation du squelette, des muscles des organes est saisissante de réalisme. Le vélin est de grande qualité et les illustrations respectent le rendu des teintes par la précision des traits, la réalisation des lignes plus ou moins serrées amenant un effet de dégradé dans les gris. Hélas, avant même sa parution des faux circulent déjà. À Venise le sénat a interdit toute copie, mais ce n’est pas encore le cas dans le reste de l’Empire et en France et les imprimeurs ne se gênent pas, d’autant que le prix de revient est alors beaucoup moins élevé. Je réalise qu’Oporinus a raison.
— Oui, il faut prévoir un abrégé en format réduit qui deviendrait un outil de travail.
— Un épitomé renchérit mon imprimeur. Il faut le faire très vite, mais rassurez-vous, La Fabrica est peut-être copiée avant même sa sortie, mais aucune reproduction n’approche la nôtre. Et les commandes affluent. Tous les bourgeois, les lettrés la noblesse en demandent un exemplaire.
C’est ainsi qu’en moins de deux semaines, l’Épitomé que je dédicace à Philippe II voit le jour. Oporinus et moi sommes très fiers du résultat. Le format est tel qu’il peut être mis dans la poche de son manteau et consulté où que l’on se trouve. L’iconographie bien sûr est moins travaillée et le nombre de dessins sensiblement moindre, cependant l’esprit reste le même. En outre j’ai bien conscience que de moins en moins d’étudiants maîtrisent parfaitement le latin – je pense d’ailleurs à mon ami Ambroise qui n’en parle pas un mot et qui sera certainement fort aise de pouvoir consulter un tel ouvrage – et c’est pourquoi nous pensons utile qu’il soit traduit en langues vulgaires, que ce soit le français, l’italien ou l’allemand par exemple. Enfin et surtout cet ouvrage devient un outil de travail qui sera utile à ceux qui n’ont pas l’occasion d’examiner un corps réel, car il fournit suffisamment de précisions sur le nombre, la place, la forme, la grandeur de chaque élément du corps humain, sa connexion avec d’autres parties, son utilité, sa fonction et beaucoup d’autres caractéristiques de ce genre, que j’ai l’habitude de scruter dans la nature des parties pendant que je dissèque.Ce livre devient donc un outil essentiel dans la transmission du savoir et contribue à la renaissance d’une science oubliée. Hélas cet ouvrage qui, par son prix, devenait abordable et destiné aux étudiants et aux barbiers-chirurgiens n’eut pas l’heur de plaire à mes pairs du Collège de France ne tolérant pas que l’on puisse avoir vulgarisé le savoir médical à si bas prix.
Un profond écœurement, une lassitude extrême s’emparent de moi. Il me reste une dernière mission à accomplir à Bâle, la dissection publique du corps de Karrer Jakob von Gebweiler, célèbre meurtrier de Bâle que l’on vient de décapiter. Le travail dure plusieurs jours. Quand le corps est réduit à l’état de squelette et avec l’aide du chirurgien Franz Jeckelmann, nous fixons ses os et offrons le squelette à l’université pour les étudiants présents et à venir. L’empereur, qui a apprécié ma dédicace, vient de me nommer medicus ordinarius familiaris, attaché à la cour et je dois le rejoindre au plus vite. Mon père a été légitimé comme apothicaire par Charles-Quint à l’âge de 52 ans. Je le suis à 29 ans. Le saura-t-il ? Je le sais malade. Ma carrière universitaire s’arrête ici et a duré six ans. Le chanoine Copernic vient de mourir au moment où il laisse pour la postérité un livre qui explique, calculs à l’appui, que la terre tourne autour du soleil et qu’elle constitue l’une de ses planètes. Mon livre sort en même temps et j’espère qu’il va révolutionner de la même façon l’anatomie. Il est temps aussi que je me retire. Six ans de luttes et de travail, alternant pratique anatomique, enseignement, écriture, remise en cause, confrontation des idées. Six années de vives critiques de la part des Anciens n’acceptant pas l’évidence et refusant d’avoir tort. J’en ai assez et je prends ce poste avec plaisir ne sachant pas encore que cela freinera définitivement mes recherches. Mais une autre vie m’attend sous des cieux que j’espère plus cléments, que je souhaite douce et sans lutte.
Je suis désabusé, fatigué et lassé des controverses et des cabales.
Avant de démissionner de mon poste de professeur d’anatomie à Padoue, je brûle dans un accès de colère et sur un coup de tête - que je regretterai plus tard - mes ouvrages et mes manuscrits en cours. Ainsi disparaît dans le brasier, études, notes et de nombreux commentaires sur les 10 livres de Rhazès.
Photo : Padoue/ tripadvisor