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La Circulation Du Désir : Récit 1996 - 1ème Épisode - 1er-5ème degré.

La Circulation Du Désir : Récit 1996 - 1ème Épisode - 1er-5ème degré.

Publié le 12 mars 2020 Mis à jour le 12 mars 2020 Culture
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La Circulation Du Désir : Récit 1996 - 1ème Épisode - 1er-5ème degré.

à coeur ouvert

A coeur ouvert - gouache sur papier 50x70 - 1990

LA CIRCULATION DU DESIR : RECIT 1996

pour lire dans l'ordre voici les liens à suivre

1 - https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1er-episode-1ere-sequence-sfep6wvbgd52

2- https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1er-episode-2eme-et-3eme-sequence-v5uhgr8f6age

3- https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-2eme-episode-1er-et-7eme-niveau-ddph2vdnceda

4- https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-2eme-episode-8eme-niveau-nee93ptj4t9s

 

 

3ème épisode.

1er degré :

- Benoît, tu n'es pas là pour moi. Je n'éprouve point ce besoin de m'abreuver à ta source. Tu devrais d'abord te regarder avant de parler.

Le magnétophone tourne lentement. La bande défile. Le ton de sa voix, par le cheminement de la bande qui s'accélère, ici imprimée, ici figée, est neutre, placide, froid, monotone.

 

- Yaël, je ne te comprends plus. Tu disais que l'amour est à prendre ou à laisser. Je l'ai pris. Et c'est justement à cause de cette prise que je me suis maintenu à ta hauteur. Je me suis efforcé de te rejoindre. Et maintenant que je suis avec toi, tu me rejettes. Tu me dis viens puis après casse-toi ! Que comprendre ? ...

- Il n'y a rien à comprendre. Les mots ne disent pas tout. Surtout, lorsqu'on ne les fixe pas... si on n'appose rien sur leur substance, leur essence s'évapore et tu te retrouves avec rien... du vide.

 

Ce sont des bribes de parole qu'elle écoute. Seulement des sons, parfois inintelligibles, trop sourds pour emporter une quelconque adhésion. Il y a ici toute la comédie du verbe qui se joue. Aussi, la comédie de l'amour, du sentiment. Les désirs s'attisent mais ne trouvent aucun assouvissement.

 

- Yaël, il est nécessaire que tu comprennes que l'amour va au-delà des mots. Je sais bien qu'il est cause d'attachements illicites. Qu'en son nom, on ne cesse de formuler des sentences insipides. Mais la relation d'un être à un être, ce n'est pas ça. Même s'il existe toujours de l'altérité dans tout ça. Qu'il y a toujours une certaine insouciance... que tu peux y voir une certaine insignifiance, marquée en cela par un comportement absurde et fataliste. Du moins, est-ce cela que tu me laisses croire...

- L'absurdité et le fatalisme, non. Tu ne comprends pas. Tu me pèses trop. Il faut toujours que je te porte. Tu es trop faible. Tu ne le sais pas encore. Tu es une amibe. Tu te nourris trop des autres mais tu ne donnes rien.

 

Le magnétophone tournait à vide. Les paroles s'étaient perdues. Elle songea à la trahison qu'elle avait opérée contre cet amour, pensait-elle, trop fade.

 

Depuis qu'elle connaissait Benoît, elle avait cru en la parole énoncée. Puis, peu à peu, celle-ci se figeant, n'étant plus qu'une matière vide, inerte, chaque mot qui s'échappait de Benoît ne lui procurait plus de réaction. Ils n'agissaient plus en elle. Aucun effet. Degré de solidité et de fixité : nul.

Le temps venant, les mots ne cessaient de s'estomper. Alors qu'elle eut voulu en raccrocher quelques uns et les conserver religieusement, elle n'en possédait que des filaments, des sortes de bribes éparses effilochées, sans texture d'aucune sorte.

Dès lors, à chacune de ses rencontres, elle laissait son Dictaphone dans un sac ouvert qui, subrepticement, dérobait chacun de ces mots : des vocables passionnés et tumultueux, des phrases anodines ou colériques, des tirades absurdes et ridicules, des discours allègres et emportés, légers ou solides, troublants et effrayants et des plaintes rancunières.

2ème degré :

C'était la troisième fois qu'elle écoutait la bande enregistrée. Devant elle, le carnet sur lequel elle transcrivait scrupuleusement chaque mot entendu était ouvert sur une page qui était demeurée vierge. Dans une tension extrême, l'oreille tendue, elle s'efforçait de capter derrière le brouhaha sonore les quelques frémissements surgissant de la bouche de Benoît. Mais sa parole - peut-être avait-elle trouvé la parade ? - ne se laissait point capturer. Cela la mit dans une colère sourde. Elle se rua sur le magnétophone et refit défiler la bande. Elle appuya alors sur le bouton de lecture et pour la quatrième fois, elle réécouta la voix lugubre.

Le ton était abrupt. Mais le café où la conversation s'était déroulée, avec tous ces sons d'ambiances pesants, n'avait pu permettre à cette voix d'être imprimée correctement... trop de bruit de fond. Et même si Yaël parvenait de temps à autre à agripper un mot voire une ou deux phrases complètes, sortant de leur contexte, elles ne voulaient plus rien dire. Le sens, ici, restait irréductible. Il ne se livrait pas.

Face à cette impossibilité de transcrire quoi que ce soit, Yaël ne savait plus quoi faire. Elle était sombre. Un profond désespoir anéantissait la moindre de ses idées. L'envie la prit de tout jeter : cassettes, carnet... et de cesser une fois pour toute ce jeu malsain avec elle-même.

Ce ne dura qu'un temps. Une idée démente avait surgi dans son esprit. Elle appellerait demain un de ses amis, technicien de studio. Elle pensait que celui-ci saurait bien isoler sur d'autres pistes les bruits parasites afin que seule la voix demeure audible. Se trouvant rassurée, elle se laissa aller et une joie brusque et cruelle la posséda. Toute à sa fébrilité nouvelle, elle ne sentit aucunement le danger qui, alors, la menaçait...

Etait-elle devenue folle ?

3ème degré :

Le studio lui paraissait immense. Tout ce matériel hig-tech l'intimidait. L'espace dans lequel elle était plongée ne lui semblait pas naturel. Surtout, il lui paraissait qu'ici, tout était possible (on pouvait transformer, muter, manipuler chaque son, produire tant et tant d'effets), elle risquait de se perdre définitivement.

Ecoutant la bande sans tous ces sons qui avaient étouffé la parole de Benoît, elle parvenait enfin à capter sa nudité propre - si pure dans sa clarté vocale - , ce qui lui fit sentir combien sa trahison était effroyable.

Yaël touchait ici à la sphère personnelle de l'être. Elle avait joué avec son intimité et, pour l'heure cela demeurait confus, elle pressentait à peine combien certains mystères ne peuvent... ne doivent pas être découverts.

Elle avait ainsi refusé, tant à son être qu'à celui de Benoît, que le caractère éphémère de l'instant soit préservé. Pour elle, il était nécessaire que l'instant dure, se fige, soit emprisonné à jamais dans ces cassettes qu'elle transcrivait. Elle refusait également cette sécurité qu'offre l'altérité de la parole qu'on ne saurait sur le champ comprendre et analyser. Alors qu'il aurait été plus simple, tout en l'écoutant, de la laisser s'écouler puis disparaître, elle ne pouvait toujours pas se résoudre à une pareille possibilité.

Tandis que sa vie se déroulait dans ce décor artificiel où l'ensemble de l'espace n'accueillait que ces machines terrifiantes qui ne cessaient de clignoter, où les voyants de toutes sortes qui éclaboussaient son regard lui semblaient être des yeux terribles, capables de la transpercer et de la pénétrer, elle entendait leurs deux voix. Il lui paraissait que c'était des spectres sortis d'outre-tombe. Et les voix sépulcrales retentissaient sèchement. Elles étaient si nues, effroyablement dépareillées de leurs atours. Sans qu'il existât dans son esprit une quelconque confusion, Yaël sentit qu'elle avait commis l'irréparable. Tout cela était sans appel, irrémédiable.

 4ème degré :

Tant d'heures... des moments de stupeur... des fragments de temps... moments sans suite... éclats anodins. Une durée sans heurt, juste ces aiguilles dociles qui n'emportent guère que de la poussière. On croit... on pense pouvoir se sentir vivre... mais que demeure-t-il du moindre souvenir?

 

Yaël s'était réveillée. Il lui semblait être devenue une âme difforme. Quelle consistance avait donc son corps ? Elle n'éprouvait aucune sensation. Les terminaisons nerveuses de son corps paraissaient émoussées... plus de réactions ! Et elle pouvait bien s'évertuer à palper chaque recoin de sa peau, elle ne trouvait guère d'appui. Somme toute, elle était inconsistante. Un être diaphane si l'on veut qui se mouvait avec détresse dans cette pièce froide. Ses longs cheveux se déroulant, elle tentait de retrouver les repères d'autrefois, mais sa danse était encore chaotique. Trop de nervosité. Pas assez naturels, ses mouvements, pas assez déliés. Et ses pas s'emmêlaient. Ses jambes se dérobaient. Aucune coordination.

Elle se trouvait lasse, défaite. Il aurait mieux valu qu'elle ne s'éveille pas ce matin. C'eut été préférable de demeurer en cette couche sombre, prostrée et impavide. Plutôt cette noirceur à une quelconque clarté. Et puis, demeurer là, abritée, nichée en l'alvéole creusée par son corps dans les draps frais. Rester en ce logis, pelotonnée... Laisser les yeux reposer en leurs orbites et mimer, toute entière, une certaine mort, une pause certaine.

Quelque temps... comme un instant grave où la stupeur reprendrait ses droits.

N'ayant su vaincre la torpeur qui l'envahissait, elle s'était recouchée. Une lumière s'était éteinte dans ses yeux et sa bouche relevée aspirait et recrachait dans un même rythme l'air qui passait dans sa chambre.

Ainsi allongée, elle songeait aux trahisons diverses qui avaient été les siennes. Elle ne se rendait pas encore compte... Pour cela, il eût fallu avoir une conscience... Or, elle lui avait dénié la moindre existence. Et elle percevait chacun de ces manquements, non point comme des accrocs faits dans le tramage de leur histoire mais comme un droit licite ; il s'agissait, ici, d'un territoire à défendre.

C'est que, dès les prémisses de leur histoire, Benoît n'avait eu de cesse de l'envahir. Tout lui servait de prétextes. Les manques ressentis. Ce besoin intense de la trouver auprès de lui. Cette incapacité à rien faire sans son consentement. Et puis, certainement par manque d'habitude, il ne pouvait concevoir l'amour avec l'absence de l'être aimé. Sans elle, il ne cessait de trembler. Et, face aux assauts répétés de ses bons sentiments, Yaël ne put se prémunir.

Ainsi, tout à la joie de cet amour naissant, sans vraiment se rendre compte du poids singulier qu'il lui imposait, Benoît avait créé autour de Yaël une sorte de toile aux mailles concentriques qui, le temps passant, ne cessa de se resserrer.

Elle était prise... jusque dans le moindre de ses gestes, on pouvait discerner la trace particulière de cet homme. Il l'avait façonnée, ordonnant à sa convenance chaque détail, peaufinant, en taillant dans la masse, ce diamant brut.

Il aurait dû savoir qu'un être comme Yaël ne pourrait accepter aussi longtemps une pareille ascendance. L'emprise alors se relâchait et leur histoire commençait à se déliter. Yaël se trouvait mal à l'aise dans ces vêtements qu'on lui avait imposés. Ceux-ci étaient trop étroits, le cou trop serré et la taille ceinte de trop près, elle ne pouvait guère obtenir une quelconque liberté de mouvement.

 

La lutte s'annonçait. Quelque chose de sourd et de ténu. Plusieurs fois, elle fut tentée par la fuite. Mais jamais elle ne parvint à le quitter... Il la retrouvait... même plusieurs jours après... On eût dit qu'il flairait sa présence... où qu'elle aille, se trouve, il la rejoignait.

Alors, elle choisit ses armes. Il l'étouffait, soit ! Elle, à sa manière, elle parviendrait, à force de recherches acharnées, à repérer les failles, la moindre crevasse que son âme recelait.

 

De chacun de ses souffles, elle extirpait chaque mot, plainte, cri...

Elle le dépouillait peu à peu et celui-ci se nudifiait, son corps paraissait être rendu à une nudité originelle... mais cela ne pouvait suffire encore, il convenait de lui arracher davantage pour qu'il ne puisse plus s'en remettre.

Fragile, nu, Benoît l'était. Au fur et à mesure des jours qui s'égrainaient -sans toutefois le sentir - , il se rapetissait. Quelque chose, en creux, s'attaquait à son essence. Peu à peu, il maigrit. Sa figure devint osseuse et ses yeux décavés, face au miroir, dessinaient au centre de son visage deux ombres tranchantes et noires.

 

Une image. Une pâle, illusoire effigie.

 

Un rêve, il était devenu. Un pauvre songe sans reliefs. Et celui-ci, ce rêve malingre, troué dans sa matière première, déroulait à nouveau dans le crâne de Yaël chacune de ses spirales.

Elle s'était endormie...

5ème degré :

En sommeil. Le cœur bondissant dans les entrailles. Une écriture plus subtile se frayait son chemin. Débroussaillant les artères, les mots créaient de-ci de-là un nouveau passage. Une verdure renaissante. Des fougères en nombre. Des éclats toujours plus nombreux. Une voix portée. Un cri lancinant. Puis un souffle. La respiration renouvelle sa cargaison. L'air passe, s'engouffre, déposant ici sa charge de vie. Mais ça bouillonne. Ca se rue. Ca complote. Les poumons tressautent. Les artères rougissent.

Un œil. Un œil s'est entrouvert. Une rangée noire a relevé le volet.de sa chair bleuie. Et le rose nacré de sa bouche palpite...

Le corps est reparti. En amont du tunnel, elles l'attendent. Toutes, nues, sans impatience, simplement frémissantes. Leurs visages sont pareils à de la nacre. Sous la transparence offerte par la mâchoire, le palais rosissant s'agite. Des mots purs jaillissent de cette gangue. Pourtant, nul retentissement. Seul un esprit qui sombre. Des cheveux en bataille. De longs lacets furieux qui claquent sur la peau blanche. Les racines palpitent. S'ancrent-elles ?

Le corps s'est relâché. Elles l'investissent, lui passant sur tout le corps. La peau rugit. Chaque pore est rudoyé. Des langues salaces pointent ici leur désir. De la salive en dégoutte. La peau se glace puis, sous les à-coups brutaux, peu à peu, elle se réchauffe et tremble, se dérobe parfois, s'écarte... puis se recolle, se plaque contre les corps brûlants qui l'attisent et l'embrasent. Elles l'embrassent... les bouches s'accolent contre le front, les yeux, la bouche, le cou, les épaules, les seins, le ventre, les mains, son sexe, ses cuisses, ses genoux, ses mollets, ses tibias, ses pieds. Elle est un feu. C'est une braise folle qui éclate en son cœur et d'autres flammèches se réaniment sans jamais s'épuiser. Le courant est maintenu. Son corps est distordu.

Le corps est effondré. Elles l'étouffent. Elles s'engouffrent. Leurs crinières la fouettent et des langues multiples la foudroient. La salive s'épaissit et semble noyer sa peau. Du blanc sur le cuivre de la peau. Elle est projetée. De roulades en roulades, elles font descendre son corps qui se marbre soudainement. La peau est violacée, tuméfiée sur toute son étendue. Et les iris montent et descendent dans les orbites veinées de ridules rouges et bleues. La bouche convulsée, les ailettes du nez frémissantes donnent à l'ensemble de son visage une image particulière. La teinte générale de sa peau s'est muée. Il y a eu une altération. Et Yaël s'essouffle. Ses poumons se vident. Quelques battements encore, mais si silencieux, si ténus.

Le corps s'est enfoncé. Elles l'enfoncent et le rudoient. L'eau l'entoure. Des nuages, au-dessus, aux tons passés circulent lentement. De pâles rayons se projettent autour du corps. Elles s'ébrouent. Les bras sont légers. La pointe de leurs pieds repoussent l'onde. Leur sillage est allègre. Du bout des doigts, elles accrochent sa peau.  Les griffes plongent dans l'épiderme. Des saignées sont réalisées. De part et d'autre du corps essoufflé, des spirales sombres teintent la rivière calme. Des traînées effilées serpentent à sa suite, rougissant par places leurs corps. Elles sont sauvages.

Le corps s'est échoué. Autour d'elle, elles piaillent. Elles dansent et bondissent. Elles creusent la terre. Leurs pieds sont immenses. Le sol est meuble. De la boue colle à leur semelle de chair. Leurs cuisses charnues rutilent. Le soleil s'est enflammé. Leur peau sombre éclate et leurs chevelures qui sèchent flamboient. Des pupilles écarlates s'illuminent. Des lueurs brusques, ardentes. Les joues rougissent et les dents paraissent s'élever dans un même ensemble. La morsure est dure. Le corps hurle. Il pourrait désormais se réveiller car la souffrance est si terrible qu'elle entraîne Yaël avec elle. Mais point d'accalmie. C'est désormais l'hallali qui est sonné. La douleur est consommée.

(A suivre).

 

 

 

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