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La circulation du désir : Récit 1996 - 2ème épisode- 8ème-15ème niveau

La circulation du désir : Récit 1996 - 2ème épisode- 8ème-15ème niveau

Publié le 4 mars 2020 Mis à jour le 4 mars 2020 Culture
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La circulation du désir : Récit 1996 - 2ème épisode- 8ème-15ème niveau

A coeur ouvert - gouache sur papier 50x70 - 1990

LA CIRCULATION DU DESIR : RECIT 1996

pour lire dans l'ordre voici les liens à suivre

1 - https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1er-episode-1ere-sequence-sfep6wvbgd52

2 - https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1er-episode-2eme-et-3eme-sequence-v5uhgr8f6age

3 - https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-2eme-episode-1er-et-7eme-niveau-ddph2vdnceda

 

2EME EPISODE

8ème niveau :

 

Elle sentait sur tout son corps des élancements torrides. Elle se serait bien vue arpentant les artères sans rien penser. La tête est vide. Le coma... L'absence insoutenable. Le danger est là, si présent, si proche.

On n'aurait su dire ce qu'une telle ambiance traduisait. Elle était simplement hors du temps. Hors de portée, elle se laissait conduire. Ses mains s'arc-boutaient puis se retournaient sur ses hanches lisses. La distance ne s'amenuisait toujours pas. Le monde autour demeurait sans formes. Rien alentour. Aucune trace. Point de formes. Seule une ligne d'horizon s'étendant à perte de vue.

9ème niveau :

 

L'avancée était troublante. Elle était à quatre pattes. Elle cherchait un ruisseau, une source à laquelle s'abreuver. Tremper la pulpe des lèvres, sortir la langue et boire goulûment. Avaler brutalement. Que cela s'épande, se rue, que cela l'inonde.

Elle se noie. Le ruisseau n'est pas très profond. Elle s'ébroue. Sa chevelure traîne dans son sillage. Ses mouvements sont réguliers. Elle nage. Elle coule. Elle sèche. Le sable est doux. La peau chaude. Les yeux lisses. Il l'accueille.

C'est un autre monde qui l'emporte et où elle se laisse glisser. Point besoin de repères. Son âme est défaite. Ses jambes cisaillent l'espace. Ses pas sont feutrés. Tout est silencieux.

10ème niveau :

 

L'avancée s'est faite sans effort. Désormais, il s'agit de s'éveiller et, ceci fait, de renaître. Le corps s'étire, se tend, se noue puis épouse les draps. Les bras se tordent. Elle est sortie du tunnel. Un autre l'accueille.

Des corps démesurés l'accompagnent. Son souffle est court. Ici, elle manque de s'étouffer. Son cœur ne ralentit pas sa mesure. Il s'affole. Ses veines sont palpitantes. Elle dénoue sa chevelure et la hisse. Le sang court dans ses artères. Ses cheveux s'enlacent au corps, se déposent sur la peau, laissant quelques parcelles de chair à l'air libre. Elle s'abandonne. Mais ce monde clos qui place sur sa route tous ces spectres dépenaillés la tire vers un autre rêve.

Elle est encerclée. Une circulation intense. Des formes passent et repassent devant ses yeux. On l'effleure. On la touche. On la palpe. On la déséquilibre. Elle chute. A plat sur le dos, elle gît.

 

Longtemps, elle somnola. Ses paupières demeuraient fermes. Ses pommettes lisses se gonflaient de temps à autre. Dans sa bouche, la salive se développait puis la glotte l'avalait. Son cœur soutenait un rythme régulier. Point de coups sourds. Dans les vaisseaux, le sang circulait sans se presser et irriguait tant les canaux que sa pompe de vie... Ses bras s'étaient resserrés autour de sa poitrine. Un silence. Quelque chose de ténu. Un souffle impalpable émanait de ses narines qui se creusaient et se rétractaient dans un même ensemble. Sous les yeux, les billes bleues ne cessaient de se mouvoir. Se trouvait-elle à l'agonie ?

Non, car dans cet ensemble de mouvements qui se recréait ici, en ces entrelacs abrutissants de courants, de canaux, de ramures et de nervures, en ces petits croisillons et parmi ces artères, en ce sang qui passait et parmi les ramifications de tissus cellulaires, la vie éclatait, s'amplifiait et grondait. D'ailleurs, ces paroles trouées retrouvées dans ses cahiers n'infirment ni ne confirment rien. Elles ne remplissent pas davantage le vide déjà existant. Elles ne créent rien. Elles expriment, certes, mais cette expression n'entame en rien le bloc de l'histoire. Elle ne saurait ni éroder ni éradiquer ni gonfler ou amplifier une vie... Elle la troue tout simplement, provoquant ainsi une percée. C'est peut-être déjà la fuite...

11ème niveau :

 

La question de l'altérité... Qu'est-ce qui fonde Yaël ?

De sa disparition, les personnages pourraient trouver une autre manière d'exister. Cela est possible, devrait être envisageable. Benoît, par exemple. Mais Benoît demeure lui aussi un être empli d'altérité. Et l'ouvrage que Yaël a maintenu autour de son corps, toutes ces lettres, tous ces mots ont seuls contribué à approfondir et solidifier son existence. Ils lui ont donné un poids.

12ème niveau :

 

Un livre ne s'écrit pas, il se nomme. On prend un creuset. On sonde. On pioche. Alors seulement on articule tant la forme que le verbe, la parole.

Yaël a disparu. Yaël pourrait être morte. Nous aurions ici une autre image de la présence. Quelque chose de nommément contradictoire. Une présence fondée par l'absence. Une mort énoncée par la vie. Un trou qui ne cesserait de fuir et que l'on s'évertuerait à remplir, coûte que coûte. Un trou à l'image de l'esprit de Yaël. Elle pourrait inventer... tout... c'est elle qui façonnerait puis déstructurerait chaque forme. Elle ouvrirait le livre. Elle écrirait dessus, subtilisant de ce fait l'état même de la pensée quand elle se projette en toute inconscience.

Il peut bien exister une architecture pour toute œuvre mais quand celle-ci n'est pas encore ordonnée à l'origine ? On peut bien imaginer qu'une fois l'œuvre de Yaël avancée les points de circulation apparaissent. Il est question d'une convergence de faits. Yaël est en confluence d'elle-même. C'est une idée qui peut lui paraître osée... mais c'est en existant brutalement qu'elle se rend présente, qu'elle offre, enfin, une image à sa réalité propre.

Le sentiment de disparition qui la cerne de toutes parts n'est alors qu'un artifice de sa propre fiction qu'elle ordonne page après page, mot après mot... et puis... la parole.

13ème niveau :

 

Il existe une descente effective dans les niveaux. De la disparition à la poursuite, de l'avancée à la quête, du sommeil à la mort Yaël se donne une présence abominable Elle s'impose.

Tout son corps est rutilant. Il y a eu un arrêt brutal dans sa descente. La sueur caparaçonne sa peau d'un enduit mat, épais. Ses seins sont lourds. Elle ne s'éveille pas encore. Pourtant, subsiste en elle un sentiment effroyable, elle se sent inapte à l'amour...

Depuis peu, Benoît s'est absenté, abandonnant Yaël à sa tâche romanesque et la chargeant, pour ainsi dire, de le faire exister. Mais cela n'avait pas fonctionné comme il s'y était attendu. Après son départ, elle s'était endormie et son désir inassouvi s'était efforcé de rejoindre d'autres fantômes afin de se satisfaire pour de bon.

Elle avait rencontré Micha puis Jill puis des ombres sans formes, des personnages anonymes, sans consistance pour qui, justement, il convenait de créer une substance. Cela avait déjà commencé dans le tunnel. Mais, infirmées trop nettement, du fait d'un refus immédiat de sa part, elles n'avaient pas su la séduire. Elles étaient retournées à leur état premier d'évanescence.

Il y en eut d'autres. Celles-là tentèrent de s'arrimer à sa peau, de la pénétrer en violant chaque parcelle dénudée. Par le désir ranimé, elles trouvèrent des pages sur lesquelles prendre pied. Mais un souffle suffit. Comme des cartes, elles chancelèrent et s'abattirent avec un son mat sur le sol.

 

Elle cherche à tâtons la présence d'un corps mais ce que ses doigts rencontrent n'est que son absence. A part elle, les draps sont vides.

Son inaptitude à aimer ne s'étant pas épuisée, elle se retrouve, telle qu'en elle-même, seule, assoiffée d'absolu, éprise follement. C'est une soif inextinguible qui la cerne. Et toutes les liqueurs du monde ne sauraient l'épuiser.

Elle se relève. L'œil est blafard. Les paupières sont ternes. A ce moment, elle sent dans tout son corps le poids de ses trente ans, l'âge des possibles. Ce possible qu'elle ne saurait encore atteindre. Ce qui lui manque encore, c'est de nommer les choses.

14ème niveau :

 

La remontée a été fulgurante. Elle ne s'était pas attendue à un éveil semblable. Trop brusque. Affleurant, pareille à une lame, la conscience lui était revenue. Les jeux recommençaient à la hanter. Tous ces jeux qui les avaient heurtés reprenaient pied sur la surface de son esprit.

Il lui fallait sortir tout de suite, monter à un autre niveau. Toujours plus haut. Toujours plus intense. Elle s'habilla à la hâte. Une culotte blanche, une jupe serrée noire et un chemisier rouge sans soutien-gorge. Et, les cheveux ébouriffés, elle sortit.

Les escaliers se dérobaient devant ses yeux. Les marches n'existaient plus pour elle. Elle désirait immédiatement une confrontation brutale avec le monde. Elle marchait d'un pas sûr. Sa marche était nette, franche. Désirait-elle rejoindre Benoît ?

En sus de la réalité, ce pouvait être une confrontation avec la propre altérité de Benoît qu'elle désirait. Et se trouver là, en face à face, afin de mieux reconnaître son propre dégoût. Ou bien, il s'agirait de renouer avec la rencontre, avec cette tentative d'écriture qui s'était faite en elle, où Benoît avait trouvé une présence plus immédiate. Car ce n'est qu'avec des mots qu'on existe vraiment. Ce n'est qu'avec des mots que la vie prend un sens, une direction. C'est la parole qui dirige le tout ainsi que l'essence du verbe qui conduit la circulation des sentiments. Ici, cela ne s'infirme plus mais s'impose brutalement, même si ce sont les lapsus qui génèrent les gouffres où celle-ci s'affirme, la parole grossit et, de la faille produite, vous saute à la figure.

15ème niveau :

 

La parole introduit le doute. On ne sait plus quelle est la question. Il y a, certes, une question possible. Qui est Yaël ? Qu'affirme-t-elle ? Où se dirige-t-elle ? Pourquoi ?

Peut-être n'est-ce que pour retrouver la justesse de ses propres mots ou bien pour conduire à son apogée son désir de parole ? Ainsi donc nommer les choses... puis, de cette action, commencer à nommer les êtres.

Il faudrait qu'elle enregistre la parole émanant de cet autre corps. Encore une fois, tirer un carreau dans la cible choisie. Il est vraiment nécessaire qu'elle parvienne à identifier au travers de l'enchevêtrement de la parole les doutes et les certitudes qui seuls peuvent lui offrir une certaine matérialité. Une confrontation immédiate. Une attitude audacieuse. Non plus devoir conforter son propre destin, mais le porter vers autrui afin qu'il retourne à cet état d'altérité propice à la faire éclore.

Coûte que coûte, il lui faut exister. Assumer cette présence fulgurante qui est apparue si brutalement. Ecrire, peut-être. Ecrire encore, toujours. Mais avant, vivre, surprendre le désir lorsqu'il naît à peine, qu'il est encore délicat. Retrouver en quelque sorte ce rivage où l'amour aime à dériver.

C'est tout cela qui s'entrechoque en elle. Sous la poussée avide des mots qui la fouettent puis la transpercent de part en part, elle rejoint l'équipage fébrile de ses émotions que son cœur convoie d'une artère à l'autre, faisant ainsi trépider son corps.

Elle marche. Des volets s'entrouvrent. Des bouches silencieuses s'entrouvrent, expulsant violemment leur respiration enfiévrée. Elle se trouve, à leur contact, ravivée, ranimée. Elle sent leur souffle qui, soudain, trépasse dans cette atmosphère empuantie. Des cordons de véhicules vrombissants manquent de se tamponner. Mais elle ne les voit pas. Elle ne les sent pas. Elle traverse l'espace, fend l'air, foule les pavés, les trottoirs et arpente le monde bruyant qui l'entoure sans l'assiéger.

Elle est muette, elle aussi. C'est en son intériorité que ça frémit. C'est dans ses vaisseaux que ça bouillonne. C'est dans son corps que ça circule. Tout cet amas de nerfs, de muscles, de tissus se tordant se convulsent et trépident. C'est une émulsion incroyable. Un liquide acide a provoqué cette réaction organique. Elle crache un filet blanc hors de sa bouche moussue. Un instant, ses pieds se dérobent. Elle manque de chuter. De s'aplatir. De se heurter. Se fracasser. S'émietter. Disparaître.

Mais ce n'est plus l'heure de la disparition. Il ne peut désormais exister d'absence. Il s'agit simplement de se battre pour confirmer ici-bas sa présence au monde. D'ailleurs, elle renifle sa peau, elle se conforte dans cette émanation âcre qui jaillit d'elle : sa transpiration est opaque. Point de légèreté.

Elle est lourde désormais. Ses pieds enfoncent les pavés sous terre, plus profondément encore que ne le ferait un rouleau compresseur. Elle est devenue une masse dense, compacte. Les marches hurlent sous la pression effroyable. Sa main tient la rampe lisse de l'escalier. Rien ne saurait se dérober. Il lui suffit d'être, simplement.

(A suivre).

 

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