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Crusoé

Crusoé

Publié le 15 nov. 2022 Mis à jour le 15 nov. 2022 Culture
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Crusoé

Il me reste encore cette photo, elle porte ses lunettes de soleil, ses cheveux sont attachés en deux tresses sur les côtés, je ne distingue pas son regard, est-il posé sur moi ? Observe-t-elle quelqu'un d'autre, dans mon dos ? Je me souviens très bien du moment où j'ai pris ce cliché, je l'aimais encore.
Je n'ai pas le courage de le détruire, comme tous les autres. Ma crise est passée, je suis calme, pour la rayer totalement de ma vie, il faudrait que j'écrase mon cerveau, que j'y installe la dernière mise à jour, mais malgré ça, mon corps s'en souviendrait encore. Il me reste une dernière solution, disparaître, m'évaporer doucement, quitter ce monde et en premier lieu, quitter cet appartement sous les toits, trop empreint de sa présence.
Je n'ai pas besoin d'aller bien loin, au-dessus, ce sont les toits, justement. Désormais, j'y vivrai, je dominerai le monde, je lui échapperai. Pour y accéder, il suffit d'ouvrir la porte sur le palier, de gravir quelques marches et de m'installer dans l'ancien pigeonnier. Personne ne me dérangera, personne ne me retrouvera, je serai seul au monde, loin du tumulte et de sa course effrénée.
Robinson Crusoé, voilà à quoi j'aspire, vivre sur une île, le brouillard et les pics de pollution seront l'eau qui m'entoure, qui me sépare du monde. Les klaxons et les moteurs souffreteux seront le bruit des vagues, le ressac incessant de l'océan valsant sur ma plage de zinc.
Robinson crucifié, l'image me plait. Je m'imagine dans quelques semaines, le cheveu sale, la barbe hirsute, l'odeur de mon corps crasseux éloignant de ma paillasse les pigeons, ses rats des airs… Contrairement à l'illustre naufragé, je ne chercherai aucun moyen pour m'évader de mon île, de ma jungle de cheminées dont les fils électriques, tel du lierre conquérant, rongent les briques rouges qui les constituent. Les aléas météorologiques ne seront pas un problème, je consoliderai le toit du pigeonnier, comme Robinson, je me fabriquerai des murs de fortune. Certes, ils ne seront pas de bois exotique arrachés à la forêt, tant pis, l'aggloméré de chez Ikea suffira, j'ai plein d'étagères couvertes de bouquins, là, en dessous, dans notre ancien appartement, dans la soute de mon navire fantôme.
Jim Hawkins ? Pourquoi pas, je pourrais m'enfouir dans un livre de Stevenson, je serai seul sur ce bateau, et pour la forme, je chercherai l'île au trésor, car de trésor, je n'ai nulle envie, à vrai dire, je ne désire pas d'aventure, ni parcourir les océans, l'immobilité me va, tant que j'ai la vision et que le spectacle se joue sous mes yeux.
J'ai beau tenté de trouver le sommeil, il ne vient pas, ou du moins, il n'est pas réparateur, je dois m'assoupir que d'un œil, c'est une sensation étrange de se regarder dormir, mais comme lorsque tu te réveilles d'une bonne nuit, il y a toujours ce moment de doute, de flottement. Quel jour sommes-nous ? Vendredi.
Contrairement à Robinson, heureux de retrouver un de ses semblables, Vendredi, je le jetterai à la mer.

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