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9- L'attrait de l'Italie (1537-1543)                         Venise 

9- L'attrait de l'Italie (1537-1543)                         Venise 

Publié le 26 août 2023 Mis à jour le 26 août 2023 Santé
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9- L'attrait de l'Italie (1537-1543)                         Venise 

Le cheval acheté à vil prix paraît être de constitution suffisante pour me mener sans soucis à ma destination de cœur : Venise ! Je sais la route longue et peut-être semée d’embûches, mais on ne peut me voler grand-chose, ayant peu gagné comme enseignant d’anatomie pendant une trop courte période et mon ouvrage à peine édité ne m’a encore rien rapporté.  En ménageant ma monture par des étapes de sept lieues par jour, ce voyage va me prendre près d’un mois.

Pendant des jours, je chemine au cœur d’une campagne verdoyante, empruntant un trajet plus fréquenté que ce à quoi je m’attendais, rendant heureusement le risque de mauvaises rencontres faible. Ma deuxième surprise vient de la politesse des voyageurs que je croise et qui me saluent chaleureusement, n’hésitant pas, quand nous cheminons de concert à engager la conversation, chacun expliquant le but de son voyage ou ce qu’il veut bien en dire. Je me contente, quant à moi, de rester vague sur la raison de cette longue escapade. En sais-je moi-même les raisons exactes ? Mon départ répond d’abord au besoin impérieux de quitter le Brabant et ce milieu fermé et rance d’une bourgeoisie louvaniste, tellement rigoriste sur le plan moral que j’ai beaucoup de mal à la comprendre et la supporter.

Je sais toutefois qu’il en existe une autre. La recherche d’une grande liberté pour disséquer et donc apprendre, toujours apprendre pour enseigner du mieux possible ce qu’il est indispensable de connaître. Me permettre de visiter les palais de la sérénissime, découvrir les peintures des maîtres vénitiens renommés, les rencontrer, car il me vient souvent l’envie de confier à l’un d’eux la réalisation de planches anatomiques qui accompagneraient mes dissections et refléteraient l’exacte vérité des choses, l’exacte situation des éléments du corps et essayer ainsi de comprendre leur fonction et les faire partager, estimant, contrairement à mon maître Sylvius qu’un dessin, même médiocre, vaut bien mieux que la plus éblouissante explication parlée ou écrite. À Bâle, me voilà à mi-parcours. La ville est de dimensions modestes, mais la cathédrale, reconstruite en grès rose depuis le tremblement de terre au siècle précédent, illumine la ville de teintes chaudes et ses flèches percent le brouillard qui niche dès l’aube au-dessus du Rhin qui serpente majestueusement et paresseusement au pied de l’édifice. Je ne m’attarde pas longtemps en ce lieu, trouvant tout de même l’occasion d’y gagner quelques piécettes à une foire locale en croquant le portrait de jeunes bourgeois. Parvenu en Italie, c’est un défilé ininterrompu de villes qui me font toutes rêver : Côme et son lac enchanteur, Milan et son duomo presque achevé, Bergame et sa vieille ville haute aux rues pavées, Vérone avec ses arènes romaines, célèbre pour sa piazza delle Erbe, Padoue et Venise enfin, terme de mon long périple. Et partout ce charme irrésistible des belles Italiennes au teint mat et au regard de braise, qui vous gratifient d’un sourire enjôleur. La Cité des Doges me réserve bien des surprises. L’étude de l’anatomie, comme je l’ai appris, n’y est pas taboue. Elle est au contraire encouragée par les moines théatins, cet ordre religieux de droit pontifical qui se consacre au soin des malades. Deux hommes remarquables sont à leur tête : Peter Caroffa qui accédera plus tard au trône papal sous le nom de Paul IV et Ignace de Loyola, le fondateur des jésuites. Bien que nous soyons différents sur bien des points avec des caractères affirmés et passionnés, nous nous comprenons et nous estimons réciproquement. Loyola recherche l’acceptation du catholicisme au niveau mondial, moi, assoiffé de connaissances anatomiques, je désire initier une révolution dans l’enseignement de ce que je considère comme une science à part entière qui ne peut accepter aucun à peu près. Chacun de nous a choisi sa mission sur cette terre, toutes deux forts respectables et le fondement de notre vie.

Pendant les quelques mois que dure ce séjour, j’en profite, quand du temps m’est offert, pour flâner le long des canaux, visiter les musées, le palais des Doges et la Basilique Saint Marc qui abrite dans sa galerie supérieure ces splendides chevaux de Saint Marc, superbement dorés, ramenés par les Vénitiens en 1204 lors de la prise de Constantinople et qui appartenaient à un quadrige impérial. Leur dorure scintille au soleil sur cette place si belle et si visitée que l’œil émerveillé ne sait où se poser. L’art et le beau sont partout. Je comprends pourquoi l’Italie crée tant de talents. Le beau attire le beau et se prête forcément à la recherche d’excellence dans les études ou l’art en général.

L’initiateur en est peut-être Léonard de Vinci au siècle précédent qui meurt à Amboise au Clos-Lucé et l’on raconte que François Ier assiste à ses derniers instants. À Rome, Michel-Ange est à son apogée. Depuis le David, il cumule des commandes prestigieuses et son plafond de la chapelle Sixtine a déjà plus de 20 ans. Il travaille maintenant à la réalisation du jugement dernier dans cette même chapelle. Tous deux ont été soutenus par des mécènes et des protecteurs des arts comme Laurent le Magnifique avec bien d’autres talents comme Botticelli, Verrocchio Ghirlandaio qui fait de Florence la capitale de la première Renaissance. Dans la République des Doges, Le Titien a maintenant 49 ans et c’est un homme mûr au firmament de son art qui a déjà formé beaucoup d’élèves. À la mort de son maître Giovani Bellini, atteint de la peste en 1516, il a établi son atelier sur le Grand Canal à San Samuele, à deux pas du palais Malipiero, devenu à son tour le peintre officiel de la République de Venise. Reconnu comme l’un des plus grands peintres de son temps, il est déjà fort riche. Je me rends chez le maître un matin de mars. Les bâtiments qui bordent le Grand Canal émergent d’une brume scintillante qui estompe et adoucit la couleur des palais et celle de l’église San Samuele, en partie reconstruite au XIIe siècle après un incendie. Une lumière irréelle fige la sérénissime, comme on appelle de plus en plus souvent maintenant la ville des doges, en un tableau intemporel. Comme les peintres sont heureux et comblés dans cette ville !

En pénétrant dans l’atelier, je reconnais le maître au premier regard. De grande taille, vêtu de riches étoffes, il s’en dégage une force et une sagesse naturelles. Il distribue les tâches et les conseils d’une voix sobre et grave à des élèves qui boivent avec ferveur ses paroles, ébauchant les premières touches de quelques commandes.

Le Titien m’aperçoit aussitôt, me jaugeant d’un coup d’œil. Sa barbe fournie est parsemée d’une multitude de fils d’argent auréolant son visage, lui conférant un air de vieux sage.

 — Ignace de Loyola m’a fait part de votre visite… Je ne vous savais pas si jeune pour quelqu’un de si talentueux !

  — Merci maître, mais c’est pourtant vous et vous seul qui méritez ce qualificatif. Je commence ma quête et qui sait si j’en parviendrais au bout.

Le Titien me toise, me jauge puis hoche la tête et me sourit.

 — Ne vous tourmentez pas pour cela et faites ce que vous avez décidé, quel qu’en soit le prix. Seul compte ce qui vous semble utile dans votre vie et pour la postérité. Quoi que vous fassiez, vous subirez des critiques. Tel est le prix du succès et de l’excellence.

Pendant que nous parlons, les élèves ont interrompu leur travail pour écouter notre échange. L’un d’entre eux, qui porte un curieux bonnet sur la tête, semble s’en amuser. Il me paraît plus âgé que les autres élèves, mais en est-il vraiment un ? Il se lève, surveille le travail de chacun et dispense quelques conseils en l’absence du maître qui ne s’en offusque pas. L’homme n’est pas très grand et son visage est assez quelconque, mais ses yeux vifs, un brin moqueurs, et son sourire suffisent pour qu’on s’y attarde.

 — Qu’attendez-vous de moi, mon jeune ami ?

 — Je voudrais réaliser quelques planches anatomiques de grand format… 5 ou 6 tout au plus. Ce serait une aide précieuse pour les étudiants quand j’enseignerai cette spécialité. Pour cela, ma main n’est pas assez habile. Il me faut un maître pour les réaliser d’après des dissections.

Une lueur amusée passe dans les yeux du peintre.

Photo: Place Saint Marc- Venicelink

Vésale: le trublion de la Renaissance/ Jean-Jacques Hubinois/ Amazon

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