Djidjelli la douce
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Djidjelli la douce
Ordonnaz : 50 ans. Déjà. Il pleut de l’ambre. Les feuilles dorées des bouleaux font éclater la lumière de cette chaude journée d’automne. Leurs troncs s’évaporent en nuages poudrés. Ils me ramènent à ma mère, au souvenir de sa houppette avec laquelle elle camouflait les morsures du temps. Et puis son parfum, aux frontières du masculin et du féminin. Androgyne. Déroutant. Enivrant. Jicky de Guerlain. Combien j’aurais aimé qu’elle fut là à cet instant. Soudain, le feulement d’une jupe de taffetas que l’on froisse. Rapide. Discret. Je lève la tête. Un cerf. Là tout près. A quelques pas. Dans toute sa majesté. Il semble m’ignorer. Ces naseaux se dilatent comme ceux d’un cheval de course. Il hume l’air et d’un bond se fond dans la rousseur des ombres. Puissant et agile.
Je me sens tout à coup une âme de pisteur, de sioux. Au cœur de cet été indien, je me lance à la poursuite de mon gibier. A la recherche du moindre indice, de la moindre trace, de la moindre brindille cassée.
Zéralda : J’ai huit ans. Je rampe sur le trottoir sous le regard amusé des hommes du voisinage et de celui consterné de leurs femmes. Elles savaient, elles, que ma mère devait m’habiller de propre au moins trois fois par jour. J’ai huit ans et je suis une squaw. Je suis chargée d’espionner les mouvements des visages pâles et en particulier ceux de mon frère. Léo est de 10 ans mon aîné. Il s’en est allé flirter avec les filles du quartier.
Ordonnaz : D’autres images de mon enfance me rattrapent. Moins drôles. Je dois m’asseoir. À bout de souffle, les jambes en coton, un point de côté. Mon père. Mon père furieux. Mon père violent. Mon père malade. Mon père cet aigle noir. Résilience : je savais pour les matériaux, on m’avait appris à la fac. Mais pas pour l’âme. Pas pour les souvenirs qui rappliquent comme une marée montante.
Je reste là, assise sur un tronc couché par le vent. Immobile. Pétrifiée. Une musaraigne en quête de son quatre-heures sort de l’ombre. Son mouvement me ramène en Algérie.
Djidjelli : J’ai six ans. Obstinément je débarrasse le trottoir des feuilles mortes des platanes qui bordent notre maison. Je remplis mon seau de plage. Je les tasse de toutes mes forces. Je les retourne. La « tour », tient jusqu’au prochain coup de vent et tout est à refaire.
Djidjelli : Il est huit heures. A travers les persiennes, une lumière hésitante dessine une marinière délavée sur le parquet de ma chambre. C’est l’hiver. Un parfum de lavande séchée mêlé à de la naphtaline me surprend. C’est pas normal. Il se passe quelque chose de pas normal. Il est huit heures, pourquoi ma mère n’est pas venue me réveiller ? Ma mère est dans sa chambre, elle range des vêtements dans des valises. Elle s’arrête pour m’emmener dans la cuisine. Mon petit déjeuner est posé sur la table en formica rouge. Le chocolat est encore chaud. « Ton père a eu un accident. » dit-elle sobrement, l’air grave. « Il est à l’hôpital militaire d’Alger. Ce sera long. Nous déménageons. » Tout bascule. C’est le vide dans ma tête. J’ai tout effacé de cette journée. Presque tout. J’entends des voix. Comme elles sont loin. Comme elles sont faibles. Des voisins viennent nous dire adieu. Demain, maman, Léo et moi nous prenons le bateau pour Alger. Mon grand-père nous rejoindra plus tard avec le reste des affaires.
À bord du Lamartine : Ça sent le caoutchouc et la peinture marine. Mon frère court partout. Ma mère et moi, appuyées au bastingage, regardons la côte s’éloigner. Elle me tient la main. Du regard je cherche la plage de sable fin coincée entre deux corniches où j’aimais tant jouer. En vain. Vues du large elles se ressemblent toutes. Mon cœur se serre. Un sanglot se coince dans ma gorge. Une page est en train de se tournée.
- Sur la base d’un récit des souvenirs de Chantal Cansier