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Chapitre 11 : le royaume de Séraphin (roman)

Chapitre 11 : le royaume de Séraphin (roman)

Publié le 17 mai 2021 Mis à jour le 22 mars 2022 Culture
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Chapitre 11 : le royaume de Séraphin (roman)

L’année 2020 est terminée. Nous sommes désormais en février 2021. Habituellement, c’est une période de grande agitation dans les Vosges en raison des nombreux vacanciers qui viennent y skier, mais cette année, en raison de la pandémie mondiale de Covid 19 qui sévit toujours, les remontées mécaniques sont fermées par décision des autorités françaises pour éviter l’afflux de touristes et limiter la propagation du virus.

Aujourd’hui, je vais faire naître un petit garçon. C’est Boris qui me l’a annoncé. J’ai enfin découvert quel était le superpouvoir des papas du royaume. Ils ont le don de déterminer le sexe des enfants qui naissent sur Terre. Boris a lancé un dé ce matin et m’a expliqué ceci :

  • Si c’est un chiffre impair, c’est une fille. Si c’est un chiffre pair, un garçon. Si le dé est cassé, le sexe du bébé ne sera pas bien déterminé. Ce sera à l’enfant de choisir quelques années plus tard s’il se sent plutôt fille ou garçon.

Et ce matin, c’est le chiffre quatre qui est sorti. Je me rends dans une famille qui a déjà trois filles. Je sais qu’ils vont être ravis d’avoir enfin un petit mec, comme ils disent. Le papa est agriculteur et comme son père avant lui, il aimerait emmener son petit garçon partout avec lui, avec l’espoir sans doute qu’il reprenne l’exploitation plus tard. Je sais pour l’avoir observé à de nombreuses reprises que la réalité est souvent bien différente. Ces garçons ont souvent envie de faire autre chose de leur vie. De plus en plus souvent, il arrive même que ce soit une fille qui reprenne les rênes de l’entreprise familiale. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, j’ai l’immense joie de leur offrir un petit garçon. Je sais qu’ils vont être comblés car ils en rêvent depuis de nombreuses années.

Titouan part dans la chèvrerie auprès d’Antoine tandis que moi, je vais voir Noélie pour déclencher l’accouchement. Elle est en train de lire dans son lit en attendant que son mari la rejoigne. Comme c’est le moment des chevriages., juste avant de se coucher, il veut vérifier que tout va bien. Un agneau est né il y a quelques heures et Antoine a remarqué qu’il était un peu faible. Il veut s’assurer que ce petit a réussi à boire son premier colostrum.

Je m’approche de Noélie et je lui touche le ventre. Je sais que cette famille est prête à accueillir une nouvelle vie et mon instinct m’indique que c’est le bon moment pour le bébé. La grossesse est arrivée à son terme sans encombre,  mais en raison de son âge avancé, Noélie aurait dû faire une amniocentèse au début pour s’assurer que ce bébé n’était pas atteint de trisomie 21. Elle s’y était refusée car elle savait que, même si son bébé avait une malformation, elle ne pourrait pas se résoudre à avorter. Elle considère chaque naissance comme un cadeau du ciel. Elle se sentait prête à relever tous les défis car pour elle, tous les enfants méritent de vivre. Elle aurait même été prête à accueillir des enfants malheureux. Un jour, elle avait suggéré à son mari de devenir famille d’accueil pour des enfants placés par le juge mais Antoine n’avait pas été emballé par l’idée. Son travail lui prenait déjà beaucoup de temps. Il ne se sentait pas capable de faire face à ce genre de difficulté supplémentaire. Il avait déjà une belle famille à chérir. C’était suffisant ! Certes, il aurait bien aimé un petit garçon, mais puisque le sort en avait décidé autrement, il était heureux avec ses filles et sa femme.  Pourtant, quand Noélie lui avait annoncé qu’à l’âge de quarante-quatre ans, elle souhaitait retenter une dernière fois l’aventure de la maternité, il avait accepté, espérant qu’elle donne naissance à un fils, cette fois-ci. Quelle ne fût pas sa joie quand le gynécologue leur avait annoncé que son vœu était exaucé. Malgré tout, contrairement à sa femme, il aurait bien aimé réaliser l’amniocentèse et prendre le risque de ne pas garder ce petit garçon s’il avait une malformation génétique. Devant le refus catégorique de Noélie, il avait fini par se ranger à son idée à elle.

J’ai hâte de découvrir ce petit Lubin qui arrive dans cette famille aimante. Il va être gâté par ses trois grandes sœurs qui se font une joie de l’accueillir. Emeline a quinze ans, Juliette, treize ans et Sabrina, dix ans. Elles sont pressées de jouer aux petites mamans avec un poupon bien vivant.

Noélie commence à s’agiter. J’ai l’impression que les premières contractions arrivent. Comme c’est un quatrième bébé, je sais que l’accouchement peut être rapide. Je m’empresse de rejoindre Titouan dans la chèvrerie. Mon ami s’en donne à cœur joie avec sa baguette magique. Il adore faire apparaître les chevreaux. Alors qu’Antoine est en train d’en nourrir un au biberon, il reçoit un appel de son épouse. Elle est en panique, elle dit que le bébé arrive et qu’il faut partir immédiatement à l’hôpital. La route est bien enneigée. Antoine sait qu’il faudra être prudent pour rejoindre la maternité. Il commence par démarrer sa voiture pour lui permettre de chauffer pendant qu’il prend sa douche. Noélie, elle, appelle sa maman qui habite quelques maisons plus loin pour qu’elle vienne s’occuper des filles pendant leur absence. Elle est en stress. Elle serre les dents sans savoir pourquoi mais elle en comprend rapidement la signification. Alors que sa maman vient d’arriver, elle se rend près d’Antoine dans la salle de bains. Elle sait que c’est trop tard, qu’ils n’auront pas le temps de se rendre à l’hôpital. C’est devenu une évidence.

  • Antoine ! Le bébé arrive ! crie-t-elle paniquée.
  • Comment ça ?
  • Je te dis qu’il est là !

Antoine termine de s’habiller. Il est incapable de prendre la moindre décision, tétanisé par ce qu’elle vient de lui dire. Il perd ses moyens, fait un pas en avant, un pas en arrière…il ne sait pas ce qu’il doit faire. Noélie est angoissée, mais elle n’a pas le choix. Elle ne doit pas perdre son sang-froid. Elle rassemble ses esprits et tente de calmer son stress. Après tout, elle a déjà accouché trois fois et ça s’est bien passé. Entre deux contractions, elle souffle et tente d’appliquer les exercices de respiration appris aux cours de préparation à la grossesse, quand la douleur est trop forte. Antoine est toujours en panique et voir son épouse souffrir ne l’aide pas à organiser ses pensées.

  • Donne-moi des serviettes et appelle Maman, ordonne Noélie.

Elle les étend sur le sol puis s’installe dessus tandis que sa maman arrive avec un drap et des couvertures. Antoine appelle le médecin traitant qui habite au village. Il ne devrait donc pas mettre trop de temps à arriver malgré la neige. En attendant, Nicole prend les choses en mains. Elle-même a accouché plusieurs fois à la maison. Antoine s’éclipse pour s’occuper de ses filles car elles se sont réveillées en entendant leur maman crier dans la salle de bains. Elles trépignent d’impatience de voir leur petit frère.

Alors que le médecin sonne à la porte, les pleurs du bébé animent déjà la maisonnée. Les trois filles sont surexcitées.

  • Bonjour Docteur.
  • Bonjour Nicole ! Félicitations Noélie ! On dirait qu’il était bien pressé ce petit bonhomme !

Nicole, qui est en train de donner les premiers soins à Lubin se retourne pour acquiescer du regard.

  • En effet ! J’ai eu si peur ! répond Noélie.
  • Votre maman a assuré, comme je vois. Je vais m’occuper de vous maintenant puisque votre petit bonhomme est entre de bonnes mains auprès de sa mamie.

Puis, s’adressant à Antoine, qui se tient immobile dans l’encadrure de la porte :

  • Aidez-moi : on va transporter Noélie dans votre chambre.

Titouan et moi restons auprès Nicole. Elle a l’air contrariée. C’est lorsqu’Antoine revient près de nous que nous comprenons. A la vue de son fils, il a un choc. Il est évident qu’il n’est pas comme les autres bébés. Il reconnaît bien sur son visage les signes particuliers de la trisomie 21. Ses yeux en amande, son visage rond, sa nuque plate et son nez en boule ne laissent planer aucun doute. Nicole est du même avis que lui. Antoine est désemparé. Son fiston tant attendu a une anomalie génétique. Son monde s’écroule. Son rêve de lui transmettre son exploitation agricole vient de s’effondrer d’un coup. Tous ses espoirs sont réduits à néant. Il en avait pourtant tant rêvé de ce petit garçon.

Pris d’un malaise, il se laisse glisser sur le sol. Assis, la tête entre ses mains, il ne peut s’empêcher de pleurer. Que va-t-il faire maintenant de cet enfant ? Il n’a même pas envie de le prendre dans ses bras.

Nicole, elle, est aux petits soins pour Lubin, malgré sa contrariété. C’est son premier petit-fils et malgré sa différence, elle est heureuse de le serrer dans ses bras. Elle le trouve attendrissant et a hâte de le présenter au reste de la famille. Les filles ne remarquent rien. Elles trouvent que leur petit-frère est le plus beau des bébés. A tour de rôle, chacune lui fait un bisou sur le front. Nicole le confie ensuite à Noélie qui savoure le bonheur de le serrer tout contre elle. Le médecin profite de ce moment d’intimité pour aller voir Antoine. Il sait qu’il aura du mal d’encaisser la nouvelle.

  • Vous savez, Antoine, aujourd’hui, grâce au recul que nous avons sur le syndrome de Down, de nombreux enfants ont une vie heureuse, malgré ce handicap. J’en ai côtoyé beaucoup dans ma carrière et je peux vous assurer qu’ils sont très attachants et qu’ils dispensent énormément de bonheur autour d’eux. Le plus important, c’est de les chérir et de les stimuler.
  • Plus facile à dire qu’à faire. Quand je le regarde, tout me rappelle qu’il est trisomique. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était.
  • Une équipe pluridisciplinaire va vous prendre en charge. Allons voir votre épouse. Je vais vous expliquer tout cela.

Nicole et Noélie sont en grande discussion alors que les filles sont retournées dormir.

  • Peu importe, Maman. Moi, je l’aime comme il est. Je savais que je prenais ce risque. Je le trouve magnifique.

Il est évident qu’elle est sous le charme de son petit Lubin. J’en suis soulagé. C’est la première fois que j’assiste à une naissance aussi inhabituelle. L’accouchement à la maison est une première pour moi. Toutes les mamans que j’ai touchées jusqu’à présent avaient eu le temps d’atteindre la maternité et d’habitude, l’arrivée du bébé est un heureux événement. Aujourd’hui, c’est plus mitigé avec ce papa qui pleure et cette mamie perplexe. Heureusement que sa maman et ses sœurs sont folles de joie. J’ai un peu de peine pour ce boutchou car au royaume, il y a plusieurs enfants trisomiques et je sais que leur vie sur Terre n’a pas été un long fleuve tranquille. Malgré tout, j’ai envie de croire que Lubin sera bien entouré ici et qu’il sera heureux. Je reviendrai le voir souvent, c’est sûr ! Car moi, je l’aime déjà. Il a ce petit quelque chose d’inexplicable qui me touche et fait fondre mon cœur.

...la suite au chapitre 12...

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