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57. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre IX,3,4 

57. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre IX,3,4 

Publié le 7 déc. 2023 Mis à jour le 7 déc. 2023 Culture
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57. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre IX,3,4 

 

Zaref prit rageusement son téléphone portable et appela le Président du Syndicat des Industries Autonomes. En attendant que son correspondant décroche, il allait et venait sur la terrasse de son immense triplex couvrant les trois derniers étages du plus bel immeuble de Iésé. De là, il vit se mettre en rang les troupes de Seltenjœth. Cela le plongea dans un état de colère et de dépit qui lui fit revivre les épisodes aigus de sa première adolescence.

C’est qu’après la folle initiative de Falkhîs, Zaref ne voyait plus comment échapper aux conséquences désastreuses de sa « guerre éclair ». Les conflits frontaliers entre Aspalans et Nassugs ont conduit l’Union à se déclarer « territoire » et non plus « espace ». Cette Déclaration marqua la fin du libre commerce sur l’archipel et le continent. Elle fut le fait conjoint de Nasrul, Santem et Ygrem, comme représentants des trois composantes de l’Union : Seltenjœth, l’Archipel, les Terres bleues. Ygrem finalisa ses intentions : il déclara Mohên officiellement nouvelle capitale du Royaume des Nas­sugs. Il engagea l’édification des Quatre Cités, en donnant la priorité à la Cité des Sciences et à la Cité de l’Industrie. Cette dernière comprend les industries de construction des aéroglisseurs, des astronefs et des engins laser civils et militaires. S’y joignent les industries du diamant, des cristaux, du verre, des plaques réfractaires, de l’électronique, de la robotique et de l’informatique. La Cité des Sciences rapatria son antenne de Syr-Massoug à Mohên où furent fondés, outre l’Université nouvelle présidée par Nïmsâtt, des Instituts de formation professionnelle, comme un pont entre l’Université et l’Industrie. La Cité de la Mer (pêcheries, transports maritimes, salaisons, aquaculture), prenait corps, servie par la situation géographique de Mohên. Enfin, la Cité des Artisanats, de l’Agriculture et de la Sylviculture commença de s’étoffer grâce à l’appel de travail et de commerce, que représentent les industries dont celles de la Défense étaient stimulées par la conjoncture.

Outre la fin prévisible du libre-échange entre la Ligue et l’Union, Zaref redoute les conséquences d’une autre décision d’Ygrem. Sur la suggestion de Santem, le roi des Nassugs vient en effet de supprimer la convertibilité des Nûrams, Sols et Mirals en diamants. Il libère ainsi les cristaux pour les usages industriels, tout en prévenant des attaques sur le Trésor. Pire : sur l’avis de Santem, encore, l’Union décida de considérer Sarel-Jad comme son protectorat. Sarel-Jad est désormais sanctuarisée au titre de réserve naturelle. Son accès est contrôlé grâce à un système de surveillance destiné à empêcher les intrusions. Quant aux unités de production se trouvant sur le territoire de l’Union, elles devront sans excep­tion se soumettre à la loi commune, en particulier aux dispositions fiscales et sociales, y compris lorsque leur siège est domicilié en dehors de l’Union. Les industries réfractaires seront saisies et gérées sous tutelle. Enfin, l’Union donna mission à Rus Nasrul de mener des troupes armées depuis les Seltenjœth jusqu’aux abords de Iésé, sur la rive gauche de la Nohr — en Terres bleues, par conséquent —, afin de mettre la pression sur le gouvernement de la République des Terres noires. Cependant, la ligne de défense formée par des canons laser, le long de la Gunga, depuis les Seltenjœth jusqu’aux Welten, se révéla assez efficace pour décourager les percées tentées par l’armée des nationalistes Aspalans.

C’est d’un ton irrité, presque excédé, que Zaref convoqua chez lui le Président du Syndicat. Il s’estime assez puissant, à Iésé, pour se comporter à l’égard des industriels et des militaires comme s’il était le chef en titre du gouvernement. En attendant la venue du Président, il doit réfléchir vite et bien. Pour cela il a besoin d’escortes qu’il entretient à demeure et tient à son exclusive disposition. Les prestations sexuelles d’une seule fille lui sont insuffisantes. Il lui faut prévoir un service en tandem. Il affectera une escorte à la fellation, exigera qu’elle offre la partie postérieure de son anatomie aux caresses de sa comparse, tandis que, lui, fera claquer sa lanière de cuir sur le corps nu de celle qui ne se montrera pas assez ardente à la tâche. Ainsi espérait-il trouver la sérénité propice à une réflexion productive.

Zaref ne se soucia pas de congédier les escortes, pour revenir à une posture convenable, lorsque lui fut annoncée l’arrivée du Président. Elles durent continuer d’officier, tandis qu’il engageait la conversation :

— Mon ami… Mais asseyez-vous, voyons… Mon ami, tout va mal pour nous, par la faute d’un fou. À l’abri de son monastère, il a réussi à organiser la panique dans les populations, jusqu’à générer une forme de guerre civile totale. Oui, je ne vois pas comment la caractériser autrement. Ce n’est pas une guerre de nations. Elle est sans repère. C’est tous contre tous, à la limite… Bon, ça c’est une chose. Je vais m’occuper de cet illuminé… Mais une fois qu’il aura été neutralisé, voici ma question : qu’allons-nous faire ? Comment voyez-vous se profiler la situation ?

— Il faut négocier.

— Négocier !

— Oui.

— Mais avec qui ? Vous pensez à l’Aspalan des Seltenjœth, pour qu’il retire ses troupes des alentours de Iésé ? Oui, c’est une idée, bien sûr. Mais que va-t-on lui proposer ?

Le Président regarda Zaref droit dans les yeux. Il devait lui dire sans détour ce qu’il envisage.

— Non. Je ne pensais pas à Nasrul. Les nationalistes le connaissent. Ils le disent inflexible à un degré qui exclut tout compromis avec lui. Il n’est guère plus qu’un chef de guerre, nonobstant son titre de grand conseiller de l’Union. C’est au véritable pouvoir politique de celle-ci, qu’il faut s’adresser. Nasrul en est un élément secondaire, pour ce qui nous intéresse. Même chose pour le roi des Nassugs. Je suis d’autant plus à l’aise pour le dire, qu’en principe il est encore mon souverain. Ygrem a, de fait, passé la main. Enfin, Zaref, vous avez compris, n’est-ce pas ? Ni Rus Nasrul ni Ygrem ne sont nos protagonistes…

Le Président estima qu’il en avait assez dit. Il laissa peser un silence, jusqu’à ce que Zaref, presque malgré lui, se décide à prononcer le nom honni.

— Santem ! Ben oui, dîtes le ! C’est de Santem que vous parlez ?

Le Président du Syndicat n’est pas facile à impressionner. Il tire aussi un avantage psychologique du fait que Zaref n’a pas jugé bon d’épargner à son interlocuteur le spectacle de ses turpitudes. D’un geste agacé ce dernier signifia aux escortes de quitter la pièce, puis il se redressa sur son siège pour entendre cette réponse du Président :

— Mon cher, si vous le souhaitez, je prends directement contact avec Santem. Ce n’est pas un problème. À moins que vous ne préfériez le faire vous-même…

Zaref mit sèchement fin à la conversation par une question qui n’en est pas vraiment une.

— Pour qui me prenez-vous ?

L’attitude du Président avait eu le don de vexer Zaref. Le lendemain de cette conversation, il se rendit à Sarmande, au monastère de la « Montagne sacrée », pour sommer Falkhîs de mettre fin aux actes terroristes, car ils risquent de ruiner les assises de son pouvoir, à Iésé. Le Supérieur rétorqua qu’il n’a que faire de la politique ; que son but n’est pas de stabiliser le gouvernement des Terres noires, mais de mettre fin à toute société actuelle : celle des Terres noires, des Terres bleues et de l’Archipel.

— Que de leurs cendres naisse un monde régénéré !  Je n’ai que faire des lâches et mesquines tentatives de conquête en Terres blanches. Ces opérations ne sont pas à hauteur de vos ambitions. Vous rêvez de régner sur un empire continental, n’est-ce pas ? Or vous ne parvenez pas à arrêter l’Aspalan des Seltenjœth. Il est déjà aux portes de Iésé, tient les deux rives de la Nohr, va disposer de vos usines… Et que fait votre armée de mercenaires ? Elle piétine devant les Tuldîns, à vainement tenter de passer la Gunga. C’est misérable ! Depuis quand vos ennemis sont-ils les gens de Asse-Halanën, plutôt que les dirigeants des Nassugs et de Mérode ?

Zaref ne put s’empêcher d’argumenter :

— Ce sont bel et bien mes ennemis, encore et toujours ! Mais, pour le moment, pas question de les affronter par les moyens militaires ! Ce serait l’échec assuré. Je dois d’abord pourvoir aux bases économiques de la puissance. Nous n’y sommes pas encore. Tant que nous n’avons pas accès aux terres fertiles, à l’Ouest des Welten, les Terres noires sont à la merci de Santem. Lui peut, d’un jour à l’autre, interrompre les livraisons de produits alimentaires. Il me l’a fait comprendre, sa menace était claire. D’Est en Ouest, entre la Nohr et la Gunga, et du Nord au Sud, entre les Seltenjœth et le littoral, l’espace vital est insuffisant. D’où cette priorité absolue, Falkhîs : annexer les Terres blanches, pénétrer à l’Ouest aussi loin qu’il y a des terres à exploiter.

Le Supérieur se montra sourd à cet argument :

— Le désir de puissance l’a donc emporté en vous, mon cher Zaref, sur celui de vengeance. J’avais imaginé l’inverse. Ma désillusion est immense. Vous n’avez plus le concours de mes moines. Désormais, ils n’obéiront qu’à mes ordres.

Sur le moment, Zaref ne put rien faire. Mais il se promit d’éliminer Falkhîs. La rupture entre les deux hommes est, en tout cas, devenue totale. Cette situation renforça le doute de Zaref. Le Président du Syndicat aurait-il vu juste ? N’y a-t-il d’autre recours que la négociation avec les responsables de l’Union ? Pratiquement, Zaref devrait-il se résoudre à solliciter une rencontre avec Santem ?

 

 

Bien loin de Sarmande et de Iésé, Oramûn, Yvi et leur petit enfant, Lûndor, reprenaient l’exode avec les jeunes Djaghats dont la compagnie est maintenant grossie de récents réfugiés. Oramûn a su convaincre Ulân de nouer des relations de paix et d’amitié avec les populations nomades des plaines, en attendant le départ de l’armée nationaliste, ce qui se fera tôt ou tard. Alors Le Tigre pourra, s’il le souhaite, quitter l’Ouest des Welten, et retourner sur les Terres ancestrales, à l’Est de la Gunga.

Ulân avait promis, en y joignant une promesse faite à lui-même : faire payer à Falkhîs la manipulation dont il fut l’objet. Quant à Lob-Âsel-Ram, après méditation, il décida de demeurer dans la région du Triangle vert, car il a à parler avec Ulân. Celui-ci avait été troublé par la réponse de Lob. Non pas seulement pour avoir appris que la voix entendue serait celle de Falkhîs, mais aussi parce que Lob-Âsel-Ram a insinué que lui, Ulân, aurait néanmoins entendu Dieu. « Si je l’ai entendu, c’est qu’il m’a parlé ». Cette idée ne quittait pas Ulân. Quelques temps avant sa promesse à Oramûn il était allé trouver Lob pour en savoir davantage :

— Je suis honoré que vous ayez choisi de rester avec nous, plutôt que d’accompagner vos amis, de l’autre côté du détroit. J’attends beaucoup de votre sagesse. Ma mission a seulement été interrompue. Je ne renonce pas — seule la mort brutale pourra m’en empêcher — à réaliser, si Dieu le veut, l’unité des Asse-Halanën. J’ai cependant une question à vous poser : puisqu’il paraît que j’ai entendu Dieu en m’abstenant de cruautés, je veux croire que Dieu m’a bien parlé. Mais j’aimerais savoir : ce Dieu, qui est-il ? Est-ce le Dieu des Asse-Halanën ?

Lob s’attacha à prendre cette question au sérieux.

— Il y a infiniment plus de différence entre le message de Falkhîs et la voix de Dieu qu’entre les sons que tu perçois autour de toi et les mots qui t’ont interpellé.

Voyant qu’Ulân s’efforçait sans succès de comprendre, Lob-Âsel-Ram poursuivit :

— Tu as expliqué que la voix entendue n’est pas de celles, habituelles, qui portent des sons d’un lieu à l’autre. C’est juste. D’une autre nature est la voix que tu as perçue par la magie de Falkhîs. Celle-ci n’est pas constituée de vibrations que transporte l’air et qui s’estompent à mesure qu’elles se propagent. Elle n’a besoin ni de l’air ni de l’espace pour se faire entendre. Elle opère sur un autre registre. Pour autant, …

Lob s’interrompit. Il guette chez Ulân le signe qui autoriserait à poursuivre.

— … Que ces messages ne transitent pas par l’air, cela n’implique pas qu’ils procèdent de l’au-delà. Un plan de réalité autrement profond existe. De cette profondeur tu peux faire advenir la voix de Dieu.

Ulân gardait le silence. Lob estima devoir expliciter.

— Si Dieu t’a parlé, tu l’as ressenti en ton cœur. Quand ? Vois en toi, tu as la réponse.

Ulân se sentit d’un coup plus proche du vieux Sage :

— Tu veux me dire, Lob, que j’ai entendu Dieu en acceptant de ne pas massacrer les maudits mercenaires ?

— C’est toi qui le sais.

— J’ai seulement cédé à la demande du jeune Ferghan. Je ne voulais pas de heurt entre mes hommes et les Tuldîns.

— J’ai vu la scène, j’ai entendu. En ton esprit il n’y a pas que des calculs. Ton désir d’unir les tribus de Asse-Halanën est en soi bon. Si, dans ce désir, tu as ressenti l’appel du Bien, plus tu écouteras sa voix, mieux tu l’entendras. Laisse-toi guider par elle et qu’elle soit ta compagne !

Ulân salua Lob, prit le chemin de son campement pour aller reconnaître la contrée avec des compagnons, sans attendre le départ d’Oramûn. En le regardant s’éloigner, le vieux sage avait perdu son sourire.

 

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