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45. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre 2, L'Utopie de Mohên, V, "Confrontations" 

45. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre 2, L'Utopie de Mohên, V, "Confrontations" 

Publié le 24 oct. 2023 Mis à jour le 24 oct. 2023 Culture
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45. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre 2, L'Utopie de Mohên, V, "Confrontations" 

 

Il convient de voir un effet de sa délicatesse dans le fait que Rus Nasrul soit directement retourné avec son fils, à Seltenjœth, d’abord, à Sarel-Jad, ensuite. Ainsi son ami Oramûn pourrait-il se donner tout entier au bonheur d’accueillir Yvi, sans avoir à se confondre en remerciements. Ferghan avait aussitôt adressé à Ols et Oramûn un bref message pour leur annoncer l’issue de la « négociation ». Les deux amis avaient édifié un énorme bûcher où ils empilèrent les corps des victimes, suivant par là ce qu’ils croyaient savoir des coutumes funéraires des Djaghats, si bien qu’il n’y avait plus que des cendres, lorsque les adolescents revinrent au village dévasté. De toute façon, il faut d’urgence quitter cet endroit sinistre ! Tandis qu’Ols retournerait à Syr-Massoug pour rendre compte de l’entrevue avec le Syndicat, consulter Ygrem et Santem à propos des suites à y donner, Oramûn se chargerait avec Yvi de mener les adolescents en un lieu protégé où ceux-ci pourraient s’organiser eux-mêmes en vue d’une existence convenable. Mais où les conduire ?

Oramûn prit la décision de demander conseil aux Anciens du village des Olghods, où Ols et lui avaient été bien accueillis. Ce fut une longue marche. À plusieurs reprises surgit un loup qui, bien plus grand qu’à l’ordinaire, paraissait s’intéresser spécialement à Yvi et Oramûn. Il les fixa longtemps de ses yeux jaunes qui étincelaient de façon anormale, ce que l’on mit sur le compte du soleil couchant. Depuis la crête des collines l’animal suivit la progression de la troupe, sans se laisser troubler par les adolescents qui s’étaient mis, en chœur, à imiter des hurlements. Quand, à la nuit tombée, on parvint au camp des Olghods, Yvi fut saluée par les femmes avec des cris de joie et des embrassades, au point que son compagnon en fut ému aux larmes. On apprêta pour Yvi et Oramûn une tente à part, quelque peu éloignée des autres. Quand ils se retrouvèrent tête-à-tête, Oramûn éprouva une timidité mêlée d’émotion.

— Tu portes un enfant…

— C’est ce que t’a dit Masitha ? Les signes sont là. Je suis heureuse, Oramûn. M’en veux-tu d’être partie de la maison ? Masitha t’a expliqué, j’imagine. Je n’ai pas eu peur pour moi, tu sais. Mais ces moines dont on m’a parlé m’inquiètent. Je sens qu’ils sont capables de tout ! J’ai voulu nous protéger, nous trois. Mais tu es fâché, n’est-ce pas ?

— Comment le pourrais-je ? Tu es là, auprès de moi, saine et sauve avec notre enfant, et je ne te quitterai plus. Je n’aurais pas dû te charger de cette mission absurde. Mon père m’a fait prendre conscience du risque. Il a ensuite tenté de me rassurer… Enfin tu es là. Viens ! Plus près, et plus près, et plus près ! Je t’aime tellement.

Avant qu’elle ne fût entièrement nue, Oramûn entreprit de la couvrir de baisers, depuis les cheveux jusqu’aux orteils. Elle se laissait aimer, étendue sur le dos. Ses yeux d’un bleu foncé éclatant semblaient regarder les étoiles. De fait, au sommet de la tente une ouverture circulaire offre un morceau de firmament. Oramûn arrêta ses lèvres sur le ventre de sa femme, son regard descendit vers le sexe qu’il entrouvrit doucement de ses mains, puis de sa langue le caressa avec passion, tandis qu’il écoutait la respiration d’Yvi. Il voulut voir son visage, car plus que les seins, les fesses, les hanches et toute autre partie du corps, c’est en regardant le visage de sa bien-aimée, qu’il éprouve la plus forte émotion. Comme pour établir un arc entre les deux pôles de son excitation, le jeune homme, en un va-et-vient des yeux, tentait d’embrasser d’un même aperçu le sexe et le visage d’Yvi, posant de temps à autre sa bouche sur la naissance des cuisses. Il mit à l’aimer tant d’enthousiasme et de tendresse, qu’Yvi ne put retenir des petits miaulements, bien qu’elle ne doutât pas que beaucoup d’oreilles se tinssent à l’affut. Elle se détendit d’un coup, laissant entendre du fond de sa gorge un roucoulement presque imperceptible. Elle saisit son amant de ses cuisses autour de la taille et de ses bras enserrant le dos. Ses cheveux épars sur la couverture et sa bouche entrouverte la rendaient plus désirable que jamais. Elle n’a maintenant rien de plus pressé que d’être pénétrée, éreintée de baisers, voir les yeux d’Oramûn se perdre dans les siens, avant, pendant, après la jouissance, s’endormir, enfin, sans séparer les corps.

Le lendemain matin, Yvi et Oramûn allèrent trouver les jeunes Djaghats qui avaient dormi à la belle étoile, en retrait du village des Olghods. Ces derniers leur avaient offert du thé bouillant ainsi que du lait d’hémione. Les adolescents dormaient encore, nus, les corps entremêlés… Oramûn interrogea Yvi :

— Tu crois que… ?

— Non. Demande-toi ce que tu aurais fait à leur âge. Ils se seront caressés, voilà tout. Ils sont seuls, orphelins, ils n’ont qu’eux pour se consoler.

— Qu’allons-nous faire d’eux ? Comment vont-ils seulement se nourrir ? Ils n’ont ni armes ni outils de chasse ou de pêche. Les Kharez ont tout pris.

— Je n’ai pas de réponse, Oramûn. Ou, plutôt, je n’en ai qu’une : va consulter les Anciens. Je suppose que seuls les hommes sont admis à leur Conseil. Tu me raconteras.

Les hommes d’âge actif et les garçons étaient partis avec les troupeaux d’hémiones, pour les emmener paître plus en altitude vers les contreforts des monts de Welten. N’étaient restés au village que les femmes, les enfants et les anciens. Ceux-ci tenaient déjà conseil, mais un conseil informel, en préparation de celui du soir. Oramûn pensa qu’il devait attendre. Or, tandis qu’il s’éloignait de la grande demeure octogonale, édifiée au centre du camp, le plus âgé lui fit signe de s’approcher. Oramûn n’éprouvait plus de difficulté à saisir le langage des Olghods. C’est comme s’il revivait le temps où sa mère lui parlait dans la langue des Âshlans ; comme si le parler de sa mère, qu’il gardait en mémoire, lui fournissait le texte de référence lui permettant de décrypter le parler des Olghods, plus volubile et varié dans ses intonations que celui de Masitha.

Sans attendre qu’Oramûn eût exprimé son souci d’une solution de vie pour les jeunes Djaghats, le vieil homme lui donna sa réponse :

— Nous venons de consulter les oracles. Tu peux conduire les jeunes au bord du lac qui se trouve au cœur de la montagne, en direction du soleil couchant, mais plus au Nord. D’Est en Ouest il te faudra franchir trois vallées étroites ainsi que quatre hauteurs. Le lac s’étend aux confins d’une large vallée, et il est dominé par la montagne, au Sud. Jadis, les Tuldîns occupaient la contrée. Cela fait beau temps qu’ils n’y sont plus. Tuldîns, Tangharems, Olghods, nul d’Asse-Halanën n’y a été vu depuis des générations. Je le sais, car au bord du lac, chaque année depuis ma jeunesse, je me rends pour méditer auprès de mon maître, sage parmi les sages. Lui vit dans la montagne. Il en descend une fois la semaine pour ses ablutions. La région est libre. Je ne te promets pas un lac poissonneux. Je n’en sais rien. Je pense que les poissons seront revenus…

Ils prirent la route, le surlendemain, Yvi et Oramûn menant quelque cinquante garçons et filles Djaghats. Ils venaient de gagner les contreforts des Welten, quand ils aperçurent le grand loup. Il apparaissait sporadiquement durant la traversée, fixant le couple de ses yeux jaunes. Oramûn s’efforça d’emprunter les gorges et les vallées plutôt que de passer par les crêtes, afin d’y être mieux à l’abri des tempêtes de neige. Mais il ne put contourner toutes les hauteurs. Arrivé au cœur du massif, il comprit qu’il faudrait gravir les derniers sommets avant le lac. Il se plut à imaginer le site : une étendue d’eau opale bordée de roseaux que prolongent, au Nord, les hautes herbes de la vallée… Pourquoi cette contrée serait-elle inhabitée ? L’ancien ne lui a fourni à ce sujet aucun élément de réponse.

 

 

Il fallut encore deux jours et deux nuits pour parvenir à l’ultime sommet d’où la troupe put contempler l’eau et la terre promises. Les adolescents s’étaient agglutinés les uns aux autres, joue contre joue. Comme chez des enfants avant un lever de rideau, leurs yeux brillaient d’excitation. La veille au soir, Yvi leur avait expliqué qu’ils allaient bientôt parvenir dans un lieu de paix, où ils pourraient s’établir ; qu’il leur faudrait apprendre à survivre, à s’organiser entre eux, à s’entendre pour le bien de tous ; que s’ils comprenaient cela, ils pourraient être heureux, libres, avoir des enfants... Les jeunes Djaghats avaient écouté le récit d’Yvi dans un grand silence. Puis ils avaient parlé entre eux, une partie de la nuit. À présent, il leur tarde d’être sur les rives du lac. Oramûn dut élever la voix avec autorité pour les empêcher de dévaler la montagne en désordre. La circonspection est de mise lorsqu’on aborde une région inconnue. Il demanda aux adolescents de le suivre en file indienne, et sans bruit. Yvi fermera la marche. Le jeune leader Djaghat se comportait comme un lieutenant, tout rempli de la mission de responsabilité, que Rus Nasrul lui avait assignée.

Il faisait encore plein jour, lorsqu’ils parvinrent au bord du lac. Le premier geste d’Oramûn fut alors de tailler une canne à pêche sur une tige de roseau. En quelques minutes, le matériel était opérationnel, appât compris. Les jeunes Djaghats s’étaient rassemblés autour de lui, sans rien perdre de la procédure. Oramûn fit du regard un tour d’horizon. Il n’avait pas supputé une étendue d’eau aussi vaste. Les contours du lac paraissent compliqués. Ils se perdent, au Nord, dans la brume lointaine. De nombreux points d’eau adjacents, probablement reliés au lac par des voies souterraines, créent l’impression d’un marécage interminable. Oramûn avisa deux endroits qui lui semblaient propices. Il se dirigea vers l’un d’eux, suivi sans bruit par quelques garçons, jeta sa ligne et en sortit un poisson-chat. Dans des lagunes proches on pouvait d’ailleurs apercevoir des jeunes poissons de la même espèce, que les garçons attrapèrent à mains nues, tout surpris de voir leur sang couler : les pointes des nageoires ventrales s’enfoncent aisément dans la chair ; ce sont elles qui permettent à ces poissons de parcourir de bonnes distances sur la terre ferme, les jours d’orage. L’un d’eux découvrit un recoin grouillant de belles écrevisses…

Le soir venu, les jeunes Djaghats mangeaient en cercle autour d’un feu, avec Yvi et Oramûn. Celui-ci leur avait indiqué une manière commode de faire griller leurs prises, empalées sur une longue tige de roseau humide : on enfonce en terre, au centre du foyer, un bâton fourchu, ce qui offre un appui à la tige de roseau ; à hauteur de la fourche on maintient la main au-dessus du feu pour tester la chaleur ; si celle-ci paraît suffisante, on est alors à la bonne hauteur. Oramûn leur fit en outre goûter des fleurs de chardons, dont le cœur est tout à fait comestible. Cette première soirée fut l’occasion pour le jeune couple de faire la connaissance de chaque adolescent en particulier, en les faisant parler à tour de rôle. Yvi pensa qu’en réitérant ce rituel, chaque soir, un sentiment de communauté étroitement solidaire émergerait de façon naturelle, chose indispensable en la situation.

Le lendemain matin, tandis qu’Oramûn s’était levé de bonne heure avant tout le monde pour explorer les abords du lac, il fut interpellé par un homme âgé, presque entièrement nu. Il gesticulait, proférant joyeusement des paroles encore inaudibles. Alors qu’il se tenait accroupi au bord de l’eau, il se leva et marcha vers le jeune homme avec la même exubérance de gestes et de paroles. Oramûn fut saisi par le visage de cet ermite dont les yeux immenses semblent illuminés de l’intérieur. S’imposa à lui, sans qu’il pût se l’expliquer, l’impression vive de connaître cet homme. Cette impression fut renforcée, lorsqu’il crut lire la même reconnaissance dans le regard de l’ermite. Oramûn le salua dans la langue des Âshlans. C’est dans cette langue que la conversation s’engagea entre eux.

— Nous venons de franchir montagnes et vallées depuis le pays des Olghods.

— Je sais. Je vous ai accompagnés tout du long.

Le vieux mage se mit à rire doucement.

— Mon nom est Lob-Âsel-Ram. Tu peux m’appeler Lob.

— Mais c’est la première fois que je vous vois. Comment avez-vous fait pour nous accompagner sans que personne de notre troupe ne vous ait remarqué ?

— Si, vous m’avez remarqué ! Je vous ai regardés souvent, ta femme et toi, et vous m’avez regardé. Quant aux jeunes, ils s’amusaient de me voir. Ils jouaient à m’appeler, croyant m’imiter…

Le regard de Lob parut se perdre dans un lointain passé :

— Autrefois, les hommes étaient liés aux loups. Ils abandonnaient des quartiers de viande à ceux qui avaient pris l’habitude de rabattre les herbivores vers eux. Depuis que les hommes sont passés à l’élevage, ils voient dans les loups leurs ennemis naturels. Ils n’en cessent pas moins de les regarder comme des doubles : à l’instar des loups, les hommes d’ici sont monogames ; et, loin de nos contrées, d’autres, qui s’identifient aux lions, sont polygames…

Oramûn réalisa alors ce qu’il osait à peine s’avouer :

— C’est donc vous, le…

— Le loup. Ne crains pas l’évidence !

Lob se mit à rire doucement, comme la première fois. Oramûn voulut s’assurer d’avoir compris :

— Le loup, c’était vous ?

— Oui et non. Je vous ai accompagnés à travers mon ami le loup. Il était d’accord… Tu comprends, n’est-ce pas ?

Oramûn pensa en effet avoir compris intuitivement comment il est possible à cet homme de transporter son esprit dans la compagnie d’autres êtres amis. Il lui fallut oublier ce qui est de sens commun ; que, par exemple, chaque esprit est individuel, qu’il est logé dans un corps bien à lui, et que la personne qui résulte de cette unité n’est pas une autre personne en même temps, mais un seul et même individu, chacun étant unique.

— C’est vrai aussi…

Lob venait de lire dans les pensées d’Oramûn.

— … Mais tu peux élargir ta personne, la dilater infiniment. Enfin, pas trop quand même ! Tu dois rester sur Nil !

Un petit rire, à nouveau.

— Tu as des choses à faire. Donc, tu dois limiter ton amour. Pas celui que tu éprouves pour ta femme. Cet amour, laisse-le s’épanouir. Mais l’amour s’exprime aussi dans une disposition à connaître intimement chaque être qui t’entoure.

Un long silence s’établit entre eux. Lob semblait rêver, le regard perdu au loin.

— Voici ta femme !

Yvi s’était doucement approchée des deux hommes. Elle a entendu ce que Lob vient de dire à propos de l’amour, celui d’Oramûn pour elle, et de l’amour en général. Elle salua le vieil homme et vint auprès de son mari.

— Tu te nommes Yvi, n’est-ce pas ? Viens-tu de Sarmande ?

— Yvi est mon nom, je viens d’Ys. Ys et Sarmande sont liées. Mon père a des oliviers à Sarmande. C’est aussi à Sarmande que nous avons conçu…

— Oui, il est en toi. Il est beau, comme vous deux.

Et Lob rit encore. L’atmosphère est sereine, comme bénie des dieux. Aucun n’a envie de rompre le silence. C’est Lob qui parla :

— Lui aussi vient de Sarmande, bien qu’il ait vécu à Sarel-Jad…

En entendant ces mots, Oramûn sentit ses poils se hérisser sur ses avant-bras. De qui Lob pouvait-il bien parler, si ce n’est de…

— Zaref ?

— Pas Zaref : Olkeiri, son père. Je l’ai connu. Il m’apportait des fruits. Nous parlions des animaux de Sarel-Jad. Ici aussi, dans les montagnes de Welten se trouvent des animaux dont l’étude passionna Olkeiri.

Lob reprit :

— A Sarmande, ils perdent leur pouvoir sans comprendre pourquoi, ça les inquiète. Ils préparent maintenant la mort depuis leur « Montagne sacrée ».

— Quel est ce pouvoir ? Savez-vous pourquoi ils le perdent ?

Yvi venait de risquer les questions qu’Oramûn, lui aussi, voulait poser.

— C’est le pouvoir de lire dans les âmes. Mais c’est avant tout le pouvoir de communiquer en esprit avec des vivants, où comptent aussi ceux que l’on désigne comme les morts. Beaucoup sont parmi nous…

Un nouveau silence.

— … Oui, vous m’avez demandé pourquoi les prêtres de la Montagne sacrée perdent leur pouvoir, alors qu’ils n’en comprennent pas la raison.

Lob se recueillit un moment, puis il fixa Yvi et Oramûn ensemble, comme l’avait fait le loup.

— Le Supérieur de Sarmande se prend pour un dieu. Lui et ses moines pensent que votre monde n’a pas pris la bonne voie. C’est la raison qu’ils invoquent pour précipiter le cours des évènements, qu’ils estiment fatal de toute façon. Alors, plus tôt adviendra la catastrophe jugée inéluctable, plus tôt, à leurs dires, pourra-t-on connaître la remontée. C’est leur vision...

Le vieil homme se plongea dans une nouvelle méditation, avant de poursuivre.

— … Tout un chacun peut imaginer l’avenir du monde. Mais, eux, les magiciens, entendent intervenir au nom de cet avenir. Ils se racontent qu’ils agissent pour le Bien final du monde ; et que pour atteindre ce Bien final, il faut en passer par le Mal. Voilà pourquoi ils manigancent une guerre totale entre les peuples du monde, un monde, à leurs yeux, irrémédiablement déchu…

Lob finit par murmurer :

— Le Bien n’éclot pas du Mal. Le Bien est le Bien, le Mal est le Mal. Ces mages sont des orgueilleux. Ils n’ont pas l’humilité de chercher à faire le Bien pour le Bien. Ils se placent au-dessus du monde, pour avoir choisi le Mal en se disant que c’est pour le Bien. Ils se mentent à eux-mêmes.

Lob sourit aux époux, et leur déclara pour conclure :

— Voilà pourquoi, mes amis, les prêtres perdent leur pouvoir. La voie qu’ils ont choisie est torve. C’est leur première faute. Leur orgueil les a détournés de ce qui est simplement bon, et ils ont goûté au crime. Ils iront jusqu’au bout. Pour justifier cela, ils s’inventent la mission de sauver le monde. C’est leur deuxième faute, pas moindre que la première, car ainsi ils perdent le sens de ce qui est simplement vrai.

Yvi et Oramûn s’étaient entendus pour demeurer auprès du « lac de Lob », ainsi ont-ils intitulé la contrée d’accueil, jusqu’à être assurés que les jeunes Djaghats seraient aptes à s’organiser de façon autonome. Le jour venu, Oramûn gagna l’endroit où Lob se rend chaque semaine, une visite qu’il faisait régulièrement au vieil homme, mais c’était, cette fois, pour faire ses adieux. Lob n’attendit pas qu’Oramûn prît la parole pour le rassurer au sujet des adolescents :

— Ils ne courent normalement aucun danger, ici. Le lieu est sanctuarisé. Il a été protégé par la magie des grands shamans d’Asse-Halanën. Ce fut une séance mémorable. Les plus sages s’étaient retrouvés, ici où je te parle, représentant les tribus : Olghods, Tuldîns, Tangharems, Djaghats, Kharez.

— Et vous-même, avez-vous participé ?

— J’assistais seulement. À leurs yeux, je ne suis pas vraiment d’Asse-Halanën au sens plutôt restrictif où ils l’entendent ! Cependant, ils m’ont chargé d’être le gardien du site. J’ai accepté. 

Oramûn lui parla des moines dont Yvi avait ouï dire. Représentent-ils un danger ?

— Ce sont des assassins, plus dangereux que d’ordinaires criminels. Ils ont gardé des pouvoirs, ils sont déterminés. Leur intention est de déclencher une guerre totale, je te l’avais dit, n’est-ce pas ? L’un opère en Terres noires. L’autre, en Terres blanches, agira auprès des Tangharems. Du côté des Olghods il n’y a aucun espoir, et de même chez les Tuldîns. Ce sont des peuples pacifiques, réfléchis. Ils ne prennent aucune décision qu’ils ne l’aient discutée et mûrie. Eux ne se laisseront pas entraîner sur la voie d’une prétendue guerre sainte ; car c’est l’objectif : fanatiser les Tangharems, les pousser à envahir les peuples voisins, Djaghats et Kharez. Les Kharez sont une pièce importante du plan. S’ils doivent fuir devant les Tangharems, ce sera vers l’Est. Ils franchiront les limites orientales des Terres blanches, envahiront les contrées limitrophes des Terres noires. Cela créera des tensions avec les Aspalans. Ces derniers pourraient porter atteinte aux intérêts des Nassugs, d’une façon ou d’une autre…

Lob se tut longtemps. Oramûn n’osait troubler ce silence. Le vieil homme paraissait plongé dans une prière, les yeux clos que subitement il ouvrit tout grands :

 — Oramûn, si par malheur notre lac de paix venait à se muer en théâtre de guerre, il existe une autre terre, au-delà des montagnes de Welten. Soit tu les traverses d’Est en Ouest depuis le lac, soit tu prends d’abord vers le Nord, où tu trouveras la Gunga, une rivière formée dans les montagnes de l’ancienne Seltenjœth. La Gunga s’est divisée en deux bras, à la pointe septentrio­nale des Welten. Le bras principal descend droit vers le Sud, traversant le massif en sa longueur. D’où la grande vallée, au Nord du lac que la Gunga alimente. Elle disparaît ensuite sous la montagne, réapparaît de l’autre côté et, d’Est en Ouest, rejoint l’autre bras, lequel a contourné les Welten par l’Ouest. Il descend vers le Sud. Tu le longes jusqu’à la jonction des deux bras qui se retrouvent au-delà des Welten. Adossée au massif la jonction décrit un triangle imparfait. C’est une région fertile. Les Tuldîns y nomadisaient naguère. Ils sont hospitaliers. Je te conseille le trajet par les rivages du fleuve, plutôt que par les montagnes. C’est plus long mais plus confortable que la traversée du massif. Parvenu à la jonction, tu continueras ta route jusqu’à la côte maritime. Elle remonte vers le Nord, puis descend profondément vers le Sud, jusqu’à un détroit. Longer ce golfe représente, il est vrai, un important détour. Mais c’est là que le bras de mer est le plus mince. Il te restera à trouver un moyen de le franchir. Le détroit donne accès à une Terre ignorée des Nassugs, des Aspalans et des gens de Mérode, à l’exception de marchands qui, à leurs dires, n’y auraient vu nul intérêt, alléguant qu’elle est inhabitée. C’est la Terre de Chembê. Tu pourras t’y établir avec ta femme, ton fils et, peut-être, les jeunes Djaghats que vous avez pris en charge.

— Lob, ce que vous m’apprenez m’inquiète quant à l’avenir de votre contrée. Ce moine ne cherchera-t-il pas à s’en prendre à vous ?

— Cela viendra probablement. Pour le moment le Supérieur de Sarmande tente de me persuader.

Lob vit sur le visage d’Oramûn que celui-ci ne comprenait pas comment le Supérieur pouvait s’imaginer rallier Lob à sa cause diabolique.

— Je représente à ses yeux un obstacle, car les shamans me sont acquis. Sans les shamans, il lui sera difficile d’agir sur les peuples d’Asse-Halanën, y compris sur les Tangharems et les Kharez, qui sont les plus belliqueux. Et puis, Falkhîs — c’est le nom du Supérieur — serait plus sûr de sa cause, si je venais à y souscrire. Tant que je maintiens mon désaccord, il est mal à l’aise.

Lob fit entendre un petit rire.

— Il ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un problème…

Puis il parut se figer, comme s’il écoutait :

— D’ailleurs, il m’appelle à nouveau. Je vais devoir lui répondre.

Oramûn eut l’impression que Lob avait en effet reçu un appel, comme lui-même de Ferghan, quelques jours auparavant. Mais, là, il ne s’agit pas d’un appel téléphonique.

— C’est donc ainsi que le Supérieur tente de vous convaincre.

— Comment veux-tu que ce soit ? Il me convoque, chaque jour. Je l’entends d’abord murmurer. Alors, je sais qu’il ressasse dans sa tête les vieux arguments. Ensuite vient l’appel proprement dit, qu’il voudrait amical, mais il n’y parvient pas. Il me hait. Il sait que je le juge orgueilleux, il sait pourquoi je le juge orgueilleux, et il sait qu’il est orgueilleux. Cependant, il aimerait que je « comprenne » que mon choix est de fausse humilité ; qu’il ouvre une voie de lâcheté, de facilité, d’irresponsabilité à l’égard du monde. Tant qu’il gardera cet espoir, il ne voudra pas me faire assassiner.

— Vous essayez de maintenir le contact en lui faisant croire que vous pourriez entendre ses raisons ?

— Pas le moins du monde ! Je joue franc jeu et le jeu est des plus sérieux. Il s’agit d’une vraie confrontation. Le risque de perdre existe des deux côtés. J’ai confiance, mais je serais présomptueux de prédire ma victoire. Comprends-moi, Oramûn ! Falkhîs veut discuter avec moi, il argumente : je lui réponds, voilà tout ! Tant qu’il a des arguments en réserve, pourquoi n’y répondrais-je pas ? S’il cherche réellement à savoir ce qui est juste, de quoi aurais-je peur ? Et s’il veut seulement neutraliser mon opposition pour des motifs stratégiques, qu’il y perde son temps !

Lob s’interrompit pour évoquer des aspects davantage pratiques :

— J’ai confiance dans les grands shamans d’Asse-Halanën. Cela ne veut pas dire que le moine échouera auprès des Tangharems. Il est possible qu’un chef prenne seul le pouvoir et se débarrasse des shamans. C’est déjà arrivé. Tu te doutes que je suis en contact avec ceux des cinq tribus. Ils sont discrets. Par exemple, tu n’as pas vu celui des Olghods. L’Ancien qui t’a conseillé est un vieil ami. Il est sage, mais il n’est pas shaman.

— Et de l’autre moine, celui des Terres noires, qu’avons-nous à redouter ?

— Lui n’est pas spécialisé dans l’incitation au fanatisme. Imagine deux mondes. Chacun oppose deux dimensions, deux partis, si tu préfères. Un des mondes se partage entre ceux qui entendent œuvrer pour le bien commun et ceux qui cherchent leur intérêt personnel. C’est le monde de l’économie, de la politique, des affaires en général : le monde pragmatique.

Lob s’interrompit, puis articula comme dans un rêve.

— Le roi des Nassugs veut de bon cœur servir le bien commun.

— Et Santem, mon père ?

— Santem est à part, Oramûn. Permets-moi cette comparaison, sans t’en offusquer : ton père est au monde pragmatique un peu ce que je suis moi-même au monde mystique.

— Le monde mystique ?

— C’est l’autre monde. Lui aussi se partage en deux camps : ceux qui suivent la voie droite ne cherchent pas par ratiocinations à dire que ce qui est mal n’est pas nécessairement mal ; que ce qui semble bien n’est jamais pur dans les intentions, et toutes choses de ce genre. Ils sont humbles, s’appliquent à faire simplement ce qui est bien, considérant que ce qui est bien ne joue pas à se cacher.

Oramûn se fit cette réflexion, que Lob a, lui aussi, bien que sur un autre plan que chez Santem, part aux secrets du pouvoir.

— Est-ce à dire que le mal se cache ?

— Il commence par ruser. Du moins le croit-il. C’est ce qui se joue en ce moment avec Falkhîs. Tôt ou tard, le mal se révèle comme tel, effrayant dans sa nudité. Les médiations se sont envolées. Falkhîs invoque déjà la « violence divine ». Le mal ne peut finalement que se montrer à visage découvert. La ruse exige la franchise.

De moi, Nil, qui éveille et qu’abondent tous les esprits de la planète, sachez qu’Oramûn ne comprit pas, sur le moment, ces dernières paroles de Lob.

Il n’en réalisa la portée qu’un peu plus tard.

 

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