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56. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohen. Chapitre IX,1,2

56. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohen. Chapitre IX,1,2

Publié le 7 déc. 2023 Mis à jour le 7 déc. 2023 Culture
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56. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohen. Chapitre IX,1,2

 

Oramûn dut abandonner son aéroglisseur que, cette fois, il remit à la garde du village. Les femmes avaient confectionné une sorte de panier pour le transport de Lûndor. Deux lanières permettent de le fixer à la taille et autour du cou, de sorte que le bébé soit placé en vis-à-vis de celle ou celui qui le transporte. C’est Yvi qui s’en chargea, car Oramûn doit emporter assez de vivres et de matériel pour assurer l’expédition à travers les montagnes, jusqu’au lac de Lob. Ensuite, il aura plus de porteurs qu’il n’en faut !

Tout au long de leur périple, depuis le village olghod jusqu’au lac de Lob, les voyageurs furent accompagnés par le grand loup aux yeux jaunes. Yvi et Oramûn virent là un signe : Lob-Âsel-Ram les attend, il se prépare à les accueillir. D’aussi loin qu’il les vit, le vieux sage manifesta une hâte de les rejoindre. Il s’avança à leur rencontre, ses yeux immenses fixés dans leur direction mais comme regardant au-delà de leur personne physique.

— J’entends la guerre, mes amis. Vous êtes plus que jamais bienvenus. Un démon porte avec lui le poison. Les jeunes sont en danger. Notre lac a cessé d’être sûr. Je redoute le jour où, de nouveau, les poissons auront disparu. Profitons de ce que la vie y séjourne encore ! J’ai avisé les jeunes de votre venue. Ils vous ont préparé à manger. Mais avant toutes choses, montrez-moi votre enfant et laissez-moi vous embrasser !

En regardant Lûndor, Lob-Âsel-Ram, manifestement, lui parlait, bien qu’il ne prononçât pas un mot. C’était comme un dialogue avec l’enfant, et cela prit un certain temps. Sans même qu’Yvi et Oramûn s’en fussent aperçus, les jeunes Djaghats s’étaient sans bruit approchés, curieux, les garçons comme les filles, de découvrir le bébé, et heureux de revoir le couple protecteur.

— Ils attendent votre décision. Ils sont prêts à partir. Et vous, mes amis, y êtes-vous prêts aussi ?

Les yeux d’Yvi répondaient au vieux sage que, oui, elle y est prête, c’est sa volonté. Quant à Oramûn, il souhaite en savoir davantage. L’allusion de Lob à un démon empoisonneur est tout à fait sibylline. Il en demanda l’explication.

— Falkhîs devient fou, mon ami. J’ai rompu tout contact avec lui. Ulân lui échappe, apparemment, tandis que Zaref a ses propres plans qui ne concordent pas, loin s’en faut, avec le dessein de Falkhîs. Quant au démon, il s’agit d’un moine à son service. Il obéit à son maître. Celui-ci, à vrai dire, n’a aucun plan : il veut juste créer le plus de misère possible. Il a donné l’ordre au moine d’empoisonner sources, rivières, puits, points d’eau et les fleuves eux-mêmes. Voilà son vœu : que toutes les Terres soient jonchées des cadavres d’animaux et d’êtres humains ; qu’il y règne la désolation extrême ! Depuis le monastère de la Montagne sacrée le moine est protégé par la magie de Falkhîs et de ceux qui lui sont attachés. J’ai peine à le localiser. Aussi, la prudence me requiert de vous inviter à prendre la route pour, avec les jeunes, traverser les monts de Welten, gagner les plaines du Triangle vert. Vous pourrez y séjourner quelques temps. Cependant, il vous faudra gagner, plus loin au Sud, la région qui vous attend par-delà le grand golfe. Passé le golfe, continuez à longer la rive, jusqu’à être parvenus à la pointe d’un grand cap. C’est le détroit, là où le bras de mer qui vous sépare de Chembê est le plus étroit. Une fois parvenus de l’autre côté, vous devrez descendre le littoral, jusqu’à ce que vous aperceviez un fleuve, ou plutôt, son delta. Alors, vous le remonterez par ses berges. Prenez garde, cependant, aux reptiles semi-aquatiques ! Cette Terre est sauvage.

Yvi écoute, bouche bée, atterrée par le récit de Lob-Âsel-Ram. Elle n’imagine pas le laisser seul avec « son » lac, à la merci de l’empoisonneur et des envahisseurs, d’autant qu’il y a lieu de penser qu’à présent Falkhîs songe à le faire assassiner.

— Lob, mon cher Lob, vous venez avec nous !

Lob paraissait ne pas avoir entendu. La jeune femme insista tout en précisant sa demande comme une concession :

— Vous nous accompagnez au moins jusqu’au Triangle vert.

 Voyant que le vieil homme gardait le silence, Yvi ajouta avec son plus beau sourire, mais l’expression de son regard bleu intense était grave :

— C’est simple : nous ne partirons pas sans vous.

On nomme « Triangle vert » la région qui s’étend à l’Ouest des Welten, entre la Gunga et le littoral méridional. La Gunga prend sa source dans les montagnes occidentales des Seltenjœth, et descend du Nord au Sud, délimitant le territoire des Tuldîns, à l’Ouest, de celui des Tangharems, à l’Est ; cela, jusqu’au lac de Lob, où elle se divise en deux bras. L’un contourne les montagnes de Welten par l’Ouest, au Nord du lac, tandis que l’autre bras se déverse dans le lac et disparaît, au Sud, sous le massif. Cependant, les deux bras finissent par se retrouver dans la plaine herbeuse qui s’étend au Sud-Ouest des Welten. L’un et l’autre coulent lentement en direction du golfe et confluent plus loin en aval. Avant de se déverser dans la mer, la Gunga se ramifie en un large delta. Entre les monts des Welten et le golfe, le fleuve délimite une région, dite « Triangle vert ».

Ainsi, du moins, Lob-Âsel-Ram l’avait-il dénommée, bien que la terre n’en fût pas exploitée. De belles herbes vertes y poussent librement, constituant une réserve de nourriture pour les antilopes, les moutons sauvages et une population de rongeurs, insectes et oiseaux en nombre. A son étonnement, Oramûn constata qu’en outre ce vaste espace est hanté par des aigles, alors que l’on n’y voit aucune hauteur où ils puissent nicher. Il découvrit que ces aigles ont dû nidifier à même le sol, ce qui suppose une garde constante de l’aiglon, à tour de rôle de la mère et du père. En effet, des prédations sont à prévenir, qui sont le fait de petits loups roux. Ils passent le plus clair de leur temps à guetter les rongeurs. Mais, à la saison froide, ils se rassemblent pour traquer les moutons sauvages et les antilopes. Oramûn eut également vite fait de repérer l’endroit d’où resurgit le bras souterrain de la Gunga. Il en suivit le cours jusqu’à la jonction avec l’autre bras. La confluence des deux bras de la Gunga détermine un second triangle à l’intérieur du « Triangle vert ».

Lob-Âsel-Ram s’était laissé convaincre par Yvi de prendre la route avec eux. S’il a hésité, c’est parce que, depuis plusieurs semaines, des migrants Djaghats arrivent par vague dans la région du lac. Lob n’envisage pas volontiers de les laisser à eux-mêmes. Aussi demanda-t-il à Oramûn d’emmener tous ceux qui, parmi les nouveaux venus, en exprimeront le désir. Oramûn accepta, si bien qu’à présent la colonie compte près de cent cinquante individus, en majorité, des adolescents, garçons et filles.

Yvi en fut plutôt contente. Elle y voit un gage de sécurité et un avantage pour l’émergence d’une société viable. Elle est captivée par la région des plaines. Tous se sentent en outre protégés par la flotte des Frégates qui gardent le rivage sur la quasi-totalité du golfe. L’endroit est d’autant plus plaisant que les populations qui nomadisent dans cette contrée ne montrent pas d’hostilité aux nouveaux venus. Sans renoncer à poursuivre leur périple, mais en le remettant à plus tard, les voyageurs s’accordèrent pour établir leur colonie dans le « coin » occidental formé par la chaîne des Welten, le littoral et le fleuve. D’emblée ils se mirent en tâche de déterminer des espaces à consacrer aux cultures de légumes, de fruits et de céréales.

 

 

De moi, Nil, de ma mémoire qui éveille et qu’abondent tous les esprits de la planète, sachez qu’à peine un mois après cette installation, la colonie vit arriver des files intermittentes de Tangharems, des soldats pour la plupart, fort peu de femmes et aucun enfant. Les militaires des Seltenjœth avaient exhorté Ulân à remonter au Nord, jusqu’à proximité de la source de la Gunga ; à contourner, par le Nord-Ouest, le territoire des Tuldîns ; et, laissant les Welten à leur gauche, à poursuivre en direction du littoral, jusqu’aux plaines fertiles, soit, justement dans la contrée où viennent de s’arrêter les jeunes Djaghats, accompagnés par le couple, leur enfant, et Lob-Âsel-Ram. L’état-major des Seltenjœth avait su persuader Le Tigre de tenir cette région contre les visées d’occupation par la République des Terres noires.

Oramûn reconnut Ulân de loin, tandis qu’il avançait en tête de ses troupes ou de ce qu’il en reste après les ravages de la guerre et de la disette. Il n’est pas ravi de cette ren­contre. Mais il s’efforça de faire bon accueil au Tangharem. Ulân se montra particulièrement cordial. Il s’attacha à traiter Oramûn mieux que comme un simple allié. Par délicatesse il avait tenu à installer ses troupes à distance de la petite compagnie. Cette attention tomba bien, car les Djaghats étaient près de s’alarmer des regards concupiscents que les soldats Tangharems lançaient aux jeunes filles. Cependant, Yvi jugea politique de se montrer amicale avec Ulân. Elle l’invita régulièrement à partager avec elle, Oramûn, Lob et les Djaghats, le repas du soir. C’est à l’issue d’une de ces soirées conviviales qu’Ulân gratifia Oramûn d’une confidence à ses yeux importante. Il la présenta au fils de Santem comme un secret ; à vrai dire, celui qui, entre tous, lui tient à cœur.

— Oramûn, mon ami, je dois te faire cet aveu, et je te prie de croire que je ne suis pas fou : j’ai bel et bien entendu l’appel de Dieu. Il m’a désigné entre tous les chefs et shamans, afin que j’élève les tribus d’Asse-Halanën à l’unité d’un peuple. Il m’a assuré de son soutien : « Ma colère sera tienne, ta colère sera mienne », ce furent ses mots, je les ai perçus clairement, ce n’était pas dans ma tête. C’était réel. Dieu s’est adressé à moi seul. Il m’a enjoint de combattre tous les insoumis qui n’entendent pas sa Parole. Oramûn, je dis la vérité. Me crois-tu ?

— Ulân, je ne doute pas de ta sincérité. Je sais que tu as entendu ces paroles. Autre chose est de conclure qu’il s’agit de la Parole de Dieu. Sens-tu en ton cœur si celui qui te parle est bien ce qu’il dit être ? Je connais un homme qui pourra aider à élucider ce point : Lob-Âsel-Ram, le sage des sages. Je te suggère d’aller le voir. Rapporte-lui ton expérience. Ce qu’il en dira pourra nous éclairer.

Ulân alla trouver Lob-Âsel-Ram. Or, avant même que le Tangharem eût commencé son récit, le vieux sage lui affirma que la voix n’est pas de Dieu, mais de Falkhîs dont il dévoila le funeste projet : le mage de Sarmande a donné à deux moines la consigne d’empoisonner sources, rivières, lacs, étangs, puits et points d’eau en tous lieux qu’ils pourront atteindre. Lob demanda cependant à Ulân de lui répéter les paroles qu’il avait reçues.

— Il est important que tu me dises exactement ce que tu as entendu. à propos d’Asse-Halanën, notamment, quels furent les mots employés ?

Ulân fit l’effort de bien se remémorer les paroles imputées à son dieu.

— Au sujet de Asse-Halanën, voici ce qui me fut dit, mots pour mots : « Rassemble les tribus de Asse-Halanën sous ton commandement, afin de soumettre les insoumis ! Ma colère divine te soutiendra. Ta colère est mienne, ma colère est tienne ». Ce sont les mots exacts.

— Ces mots, je te le confirme, ne sont pas de Dieu. Mais ce que tu en as retenu est bon. Il est bon de rassembler les gens de Asse-Halanën en un peuple uni, et tu t’es abstenu des carnages. En cela, tu as entendu Dieu. Il reste à souhaiter qu’il t’assiste en cette tâche. Je ne puis lire clairement l’avenir. Je vois qu’un des deux moines refuse d’obéir à Falkhîs. Mais l’autre a su rallier quelques égarés parmi les Kharez et les Aspalans. C’est celui-là même qui a voulu te circonvenir en te racontant que tu es l’élu de Dieu.

Tandis qu’il proférait ces nouvelles, Lob-Âsel-Ram regardait au loin, sans que le moindre clignement de paupière ne vînt fermer ses yeux immenses. Il reprit le récit de sa vision :

— Le moine et ses complices sont parvenus à empoisonner les eaux des Terres blanches et des Terres noires, depuis la Gunga jusqu’à la Nohr.

Lob « voyait » cela selon ses pouvoirs. De fait, c’est ce qui avait eu lieu. Les peuples se soupçonnèrent mutuellement d’être les auteurs du forfait. L’animosité se radicalisa entre ceux d’Asse-Halanën et les Aspalans, ainsi qu’entre les riverains des deux bords de la Nohr, Aspalans et Nassugs, de sorte que ce qui devait se produire arriva : des affrontements violents éclatèrent, suivis de représailles en chaîne. La haine se répandit entre les peuples. Les Nassugs se mobilisèrent dans la région frontalière ; de même, les Aspalans, tandis qu’une poignée de criminels continuait de déverser le poison.

La panique gagna l’ensemble des Terres continentales, à l’exception de Mohên et des Seltenjœth, où les frontières sont constamment surveillées. La Gunga et la Terre des Tuldîns furent épargnées. Rus Ferghan avait eu à cœur de protéger la région dont il apprécie les habitants, pour en avoir assuré la défense. Avec des compagnons il forma une première brigade de surveillance. Les Tuldîns prirent ensuite le relais : des équipes de leurs archers sillonnèrent en permanence les alentours de la Gunga, depuis les contreforts des Seltenjœth jusqu’aux marches des Welten. Cette pratique fit contagion. Les Olghods, à leur tour, comprirent la nécessité d’assurer pour leur compte une police des frontières. Au total, ce sont, en Terres blanches, les Kharez, les Djaghats et les Tangharems, qui eurent le plus à souffrir des maléfices de Falkhîs. En Terres noires, on compta des victimes, surtout parmi les nomades de la plaine centrale. L’alerte avait été donnée assez tôt aux riverains de la Nohr, mais elle ne fut pas convenablement diffusée à l’intérieur des terres. Au pays des Nassugs, enfin, des mesures policières et sanitaires furent prises sans attendre. On n’eut aucun décès à déplorer, mais la peur était présente et avec elle, la méfiance, la colère et le ressentiment.

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