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Le tournoi meurtrier - 1/5

Le tournoi meurtrier - 1/5

Publié le 3 févr. 2023 Mis à jour le 3 févr. 2023 Culture
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Le tournoi meurtrier - 1/5

Chapitre 1

Le soir tombait sur le petit village de Beauville. Au-delà, plusieurs fermes, granges, pigeonniers, ponctuaient la grande plaine de taches de couleur claires, contrastant avec les pâturages et les forêts. A un quart de lieue, il pouvait deviner les pierres du château de Cauzac qui rosissaient légèrement sous la lumière dorée du couchant.

Amaury de Chamfort, épuisé d’une journée de cheval, parvenait enfin au seuil du château du Seigneur de Cauzac. Ce début d’automne était encore chaud malgré l’orage qu’il venait de traverser. La pluie et la sueur avaient humidifié tout le devant de son pourpoint. Ses chausses étaient également mouillées et il lui tardait d’arriver au château de Cauzac avant la nuit. Il stoppa son cheval, se retourna pour vérifier l’équilibre de ses deux sacoches de cuir et défit le nœud qui attachait son baluchon à la pointe de sa selle. Amaury mit pied à terre et passa sa main droite dans ses cheveux humides. « Espérons que le châtelain se souviendra de mon père et sera assez aimable pour m’héberger quelques jours », pensa-t-il.

Depuis presque trois semaines, Amaury de Chamfort, fils d’Amédée de Chamfort, seigneur d’Alayrac, parcourait la campagne afin de rejoindre la route de Compostelle. Après avoir enterré son père qui s’était illustré treize ans plus tôt lors de la levée du siège de Constantinople à l’automne 1399, Amaury avait décidé de prendre un peu de distance avec une vie qu’il jugeait médiocre : un besoin de se ressourcer, de méditer, de mieux se connaître aussi. Son père lui avait souvent raconté ses exploits de soldat, son embarquement à Aigues-Mortes avec deux mille cinq cents hommes sous la gouverne du Maréchal Boucicaut en juin 1399. Il lui avait raconté comment il avait sauvé la vie du Seigneur de Cauzac pour lequel il avait conservé une amitié sans faille. Aujourd’hui, en cette fin d’année 1412, Amaury ne désirait rien d’autre que de retrouver la lumière spirituelle qu’il croyait lui faire défaut. Il espérait bien qu’Henri de Thieuras l’accueillerait en son château de Cauzac en mémoire à l’amitié qui le liait à son père.

Depuis le pied du Mont Aigoual, il avait parcouru plusieurs centaines de lieues de routes difficiles dans un environnement montagneux, traversé nombre de gués, risquant de blesser les jambes de son cheval à chaque fois. Parti très tôt avant l’aurore, il avait d’abord atteint le Vigand puis Avèze et pensait arriver tard le soir à Millau. Mais c’était présumer de ses forces et de celles de son cheval car il n’avait pas encore atteint la grande route du sud de Millau que le soleil s’était déjà couché. Il dut trouver une grange pour dormir. C’est seulement le lendemain qu’il atteignit Millau où il put trouver une auberge. De là, il repartit au matin en direction de Rodez. Sans doute aurait-il été plus rapide de tirer directement vers Albi mais, selon les commérages et bien que le dernier des cathares ait été brûlé il y avait presque cent ans, on disait que les Albigeois étaient encore actifs dans les campagnes et qu’ils étaient toujours pourchassés par les catholiques fanatiques. Amaury n’ayant pas les qualités guerrières de courage et de défense de son père préférait éviter tout risque de se trouver mêlé à cette chasse aux sorcières.

C’est à Rodez, dans une petite auberge située à la sortie de la ville nommée « Le coq bleu », qu’il fit une rencontre curieuse. Alors qu’il était en train de dîner d’un faisan et de panais au jus avec du vin de Narbonne, une vieille femme s’approcha de lui. Elle était mal vêtue d’une camisole grise usée et trouée, et observait le jeune homme depuis un moment.

— Monseigneur, je dois vous dire quelque chose…

— Laisse-moi tranquille, la vieille, va faire tes commérages ailleurs.

— Mais, Monseigneur, ce sont les cartes qui me disent et…

— Laisse-moi, te dis-je. Je ne crois pas à ces sornettes de bonne femme. Que veux-tu, de l’agent ?

— Je ne veux rien, Monseigneur. Juste quelque chose que j’ai senti en vous observant et que je dois vous dire. Et mes cartes… Mais vous devez en tirer cinq pour confirmer ou infirmer mes perceptions. Je vous en prie. N’ayez aucune crainte. Je ne vous veux aucun mal.

La tireuse de cartes avait l’air sincère et Amaury s’était laissé convaincre. Il pensait que ce n’était après tout qu’une sorte de jeu. Il tira cinq lames d’un jeu de tarot qu’elle avait minutieusement mélangé. Alors qu’il avalait une grande gorgée de vin, la cartomancienne reprit.

— C’est cela. C’est bien ce que je pensais. Vous cherchez la sérénité ou le repos de l’âme en vous rendant à Compostelle, n’est-ce pas ?

— Comment pouvez-vous savoir où je vais, réagit Amaury avec un brin de colère. Qui vous informe de mes allées et venues ? Où est votre espion ?

— Ne vous fâchez pas, Monseigneur. Il n’y a aucun espion et je ne veux aucunement vous faire du tort. Je ne peux expliquer ce mystère. Comment vous dire… Ce sont des choses que je sens. Peut-être parce que vous-même avez cela en tête…

— Bon, c’est vrai. Je désire me rendre à Compostelle. Et après, que vois-tu vieille sorcière ?

La vieille femme ferma les yeux. Elle semblait ailleurs comme dans une sorte de transe. Puis elle reprit d’une voix caverneuse :

— Vous allez rencontrer l’amour. Mais prenez garde à vous, cria-t-elle soudain comme sortie d’un cauchemar. Prenez garde, Monseigneur. C’est tout ce que je peux vous dire.

Amaury ne répondit pas. L’idée de rencontrer l’amour ne lui avait pas déplu. Mais le cri soudain de la cartomancienne l’avait impressionné malgré tout. Il se leva, mi colère mi inquiet, et héla l’aubergiste pour l’accompagner dans sa chambre. Dans la salle, il y avait des paysans, des marchands d’épices venus de loin, un marchand de vin également, arrivé tout droit de Bordeaux. Ce dernier parlait assez fort avec son palefrenier et rapportait des nouvelles de sa région. Au mot « Anglois », plusieurs convives se levèrent et vinrent poser leur chaise à côté de lui pour se mêler à sa conversation. Même la vieille tireuse de cartes se leva pour se rapprocher du marchand de vin, faisant basculer la table de son geste maladroit et chuter son jeu de cartes sur le carrelage.

— … C’est comme je vous le dis. Les Lancastre sont arrivés à Bordeaux. Ils vont nous piller, violer nos femmes, comme à leur habitude. On est obligé de creuser des galeries pour celer nos barriques de vin. D’autres les entassent dans des grottes naturelles. Un désastre, ces Anglois ! Depuis leurs anciennes victoires dans les Flandres, Crécy et Calais, l’horrible Prince Noir à la bataille de Poitiers, Jean le Bon emprisonné, etc. ils se sentent invincibles.

— Ouais, dit un autre, et nous, avec notre Roi fou-dingue, le Duc d’Orléans assassiné par le Bourguignon… Tout ça ne va pas nous aider. Pas bon pour le commerce !

— Bon !, dit un troisième, on en a marre de ces guerres de chefs, marre des impôts. Voilà presque septante ans que ça dure. Combien de temps encore devrons-nous attendre ? Qui va nous sauver de cette situation et restaurer l’autorité dans ce pays ? Qui ? (Puis se retournant vers la cartomancienne qui ramassait une à une ses cartes tombées à terre,) quoi, la vieille, qu’est-ce que tu marmottes encore ?

— Oh ! Elle est déjà née celle qui boutera l’Anglois hors de France. Elle est née. Je le sais. Regardez les cartes comme elles se sont retournées, regardez. Patience, Damoiseaux, patience.

— Comment ça « elle, celle ». Qu’est-ce que tu nous racontes, vieille folle.

— Vous verrez, vous verrez. C’est une femme qui nous sauvera. Les cartes ne mentent jamais, reprit la vieille. (NDR : Jeanne d’Arc est née vers le 6 janvier 1412).

Tous éclatèrent d’un rire moqueur et commandèrent du vin pour discuter encore de politique.

Amaury, lui, avait traîné un peu, écoutant d’une oreille distraite. Puis il emboîta le pas à l’aubergiste et grimpa l’escalier de bois doré.

Le lendemain matin, très tôt, Amaury enfourcha son cheval et partit. Il avait mal dormi suite aux paroles troublantes de la vieille femme. Il avait eu beau ne pas y prêter trop d’attention, cela l’avait suffisamment perturbé.

Il devait parcourir encore des centaines de lieues, s’arrêtant chaque soir dans une auberge ou dans des fermes pour y dormir. Villefranche-de-Rouergue, la grande cité commerçante, où il dut assister à la pendaison d’un voleur, Caylus où il fut hébergé par le seigneur du lieu, Caussade où il dut abandonner son fidèle cheval pour un autre à cause d’une jambe cassée, Montauban où il apprit par des bateliers que les Anglois avaient pillé la ville de Marmande et où il dégusta pour la première fois les merveilleuses grappes de raisin de Moissac. Puis tout droit vers le Nord-Est, par Montesquieu, vers Beauville et enfin Cauzac.

En cette année 1412, Amaury aurait trente-sept ans en novembre et il était bien décidé à trouver une femme, à fonder un foyer, une vraie famille. C’était son désir le plus cher et c’est pourquoi les prophéties de la vieille tireuse de cartes l’avaient ébranlé bien qu’il ne crût pas aux boniments des oracles. L’idée de suivre le chemin de Compostelle lui était venue un soir de discussion animée avec son meilleur ami, Lydéric. Il pensait que cela lui donnerait du recul sur sa vie, une certaine recherche de soi, une façon de se détacher des soucis et actions quotidiennes, des petites maladresses, mesquineries ou injustices qu’il proférait à ses serviteurs et serfs. Et peut-être aussi de se libérer de l’amour étouffant de sa sœur aînée. Depuis qu’il avait lu Platon et Aristote, quelques idées maîtresses avaient ébranlé ses certitudes.

Il avait hérité de son père le domaine de Chamfort et avait du mal à accepter le fait que ne rien faire et ne rien produire méritât un tel privilège. Il respectait profondément ses devoirs de châtelain qui consistaient à protéger ceux qui travaillaient pour lui. Mais cela ne suffisait pas à satisfaire son questionnement. Qu’avait-il fait, lui, pour disposer de tout cela à loisir. Qu’avait-il fait pour jouir de tout ce territoire, de ce château, de ces meubles, de tout ce personnel. Quant aux choses de l’amour, il n’avait que le choix au gré de son humeur du moment. Le droit de cuissage faisait aussi partie des privilèges et cela n’était même pas controversé par les jeunes et jolies filles travaillant au château. Comme Amaury était plutôt affable, respectueux, voire généreux, il était choyé comme le coq de la basse-cour par toutes ces dames et damoiselles. Déjà tout jeune, il n’avait pas dix-neuf ans, il avait engrossé une toute jeune fille de cuisine qui avait donné naissance à un fils. Bien que bâtard, Amaury avait pris soin de s’en occuper et de lui donner la meilleure éducation. Aujourd’hui, Amaury allait avoir trente-sept ans et ce qu’il connaissait de l’amour n’était qu’un jeu, une habitude, un délassement physique mais rien qui ressemblât à ce qu’il pensait être. Les filles qui recherchaient ses grâces ne manquaient pas. Chacune ne rêvait que de passer une nuit entière dans sa couche et peut-être susciter l’amour du Maître des lieux. Parfois, mère et fille se joignaient à ses débats amoureux. Toutefois, Amaury avait conscience que quelque chose clochait. Tout cela n’était pas de l’amour. Du plaisir, tout au plus. C’est aussi une des raisons qui l’avaient poussé à se détacher des choses matérielles et futiles.

Rosamonde, sa sœur aînée de deux ans, était une parfaite gestionnaire du domaine et du personnel et Amaury pouvait s’appuyer sur elle en toute confiance. Il éprouvait beaucoup de tendresse pour elle. Elle ne s’était jamais mariée pour se consacrer exclusivement à son frère qu’elle adulait. Cela gênait aussi beaucoup Amaury car cet amour était trop exclusif et envahissant. Surtout depuis la mort de leur père, il y avait quelques mois. Elle avait accepté de mauvaise grâce la décision d’Amaury de faire le pèlerinage de Compostelle. Toutefois, c’est elle qui lui avait suggéré de demander l’hospitalité au Seigneur de Cauzac car lui et leur père avaient développé une longue amitié depuis ces jours terribles de la prise de Constantinople. Pourtant, depuis plus d’une année, plus aucune nouvelle du Seigneur de Cauzac n’était parvenue au château de Monfort.

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Jean-Marie Gandois il y a 1 an

Cette nouvelle a été publiée dans le recueil "Sur les ailes du papillon"

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