Chapitre 5 : En terre inconnue
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Chapitre 5 : En terre inconnue
C’est ainsi qu’un fameux 2 janvier, toute cette « joyeuse » famille prend possession d’un joli appartement angevin, en plein cœur du centre-ville – Boulevard du Roi René, juste à côté du château. L’immeuble est cossu avec du marbre rose et de grands miroirs dans l’entrée. Ils s’installent dans un quatre pièces très lumineux avec des beaux parquets et un petit balcon.
Désormais, elle doit partager sa chambre avec sa petite sœur, mais surtout, elle doit renoncer à garder son chien Tommy, adopté il y a deux ans à la SPA et confié à Rose, en attendant…En attendant surtout que sa grand-mère se lasse de ce fardeau à quatre pattes et décide de le confier, sans concerter personne, à de vagues connaissances retraitées. Juliette le vit comme une nouvelle trahison et n’adressera plus la parole à Rose pendant plusieurs années. Décidément, sa confiance en les adultes s’ébranle de plus en plus pour se muer en une franche hostilité butée.
À peine deux jours, après avoir posé ses valises, elle fait son entrée en 5ème au collège CHEVREUL et, contrairement à ce qu’elle craignait, sa nouvelle classe lui fait bon accueil. Une classe de neige est prévue à peine quelques semaines plus tard et elle y participe. Cette semaine de ski lui permet de se rapprocher encore un peu des filles de la classe, surtout celles qui partagent sa chambre. Il y a bien un groupe de garçons dans l’autre classe de 5e présente qui la regarde avec insistance, qui chuchote et glousse entre eux, mais Juliette s’en fiche et n’y prête que peu d’attention.
Elle ne se rend pas compte des regards qui coulent sur elle, s’attardent un peu trop sur sa féminité. À douze ans, elle en paraît seize, mesure déjà 1m65 et a hérité des formes latines de Rose. Voluptueuse, la taille fine, une poitrine déjà très généreuse et une cambrure insolente qui vont lui valoir tout un tas de problèmes…
Comme elle n’a encore pas conscience de ce que l’on appelle des « atouts » puisqu’elle-même ne les voient que comme des handicaps en cours de sport, elle n’imagine pas que d’autres puissent la regarder différemment.
Et puis elle pense encore à Flo évidemment…Lui qu'elle connaissait depuis la primaire et qui n'avait jamais eu de geste déplacé. Lui qui se contentait de lui tenir sagement la main, et lui glisser des mots doux ou lui téléphonait le soir quand personne n'écoutait. Pour la St Valentin, il avait demandé à sa grande sœur de l'accompagner au magasin "Bagatelles" et lui avait acheté un cœur de terre-cuite vert parfumée au jasmin, qui lui avait glissé dans la cour, le visage cramoisi. Flo si gentil et tendre, jusqu'à ce fameux samedi, cloîtrée dans le bureau de son père et les mots qui claquent dans le téléphone ; quand en pleurs, elle lui annonce la catastrophe. Puis ce terrible regard empreint de froideur dans la cour du collège le lundi suivant, comme s’il voulait déjà passer à autre chose et qu’elle était responsable de cette séparation géographique sonnant déjà le glas de cette histoire d’enfants. Pas de portable, pas d’Internet ni de réseaux sociaux, juste un silence qui s'éternise et cette terrible dispute qui résonne encore.
Elle ne le reverra pas, du moins pas avant…9 143 jours…
Ce jour-là, dans ce qui lui apparaissait une autre vie, ses copains des Célestins avaient organisé une surprise pour son départ, une sorte de séance photo dans la cour du collège avec un appareil photo jetable, comme pour immortaliser en argentique des amitiés qui pourraient conjurer la distance. Pendant qu'elle posait avec ses copines, il sortait de la classe de musique, l'avait regardé une brève seconde et tourné les talons comme si elle n'était déjà plus qu'un fantôme, à peine un souvenir sur lequel on refuse de s'arrêter. Le cœur de Juliette avait alors manqué un battement, son sourire s'était figé, "le petit oiseau " sort et grave sur pellicule toute la douleur contenue d'un premier chagrin d'amour.
Alors, les garçons, dans l'immédiat, merci pour elle !
Elle n'a pas envie de faire confiance à cette espèce à part capable de jurer l'amour éternel pour prendre la poudre d'escampette au premier coup de vent.
Désormais, quand elle sent des garçons essayer de l'approcher d'un peu trop près, elle esquive et resserre les coudes avec ses copines. Pourtant, au fil de ce séjour à la montagne, elle remarque effarée trois garçons qui semblent faire en sorte d’être de plus en plus présents dans son champ de vision. Elle a comme l'impression de sentir comme quelque chose de « sale » dans leurs regards, quelque chose qu'elle ne sait pas encore définir, mais qu’elle ressent vaguement comme un danger en approche. Le dernier soir, celui de la traditionnelle fête de fin de séjour, l’un deux – François-Xavier - ose s’approcher d’elle, assise en train d’observer les danseurs autour et l’invite à « sortir avec lui » !
Juliette le toise de son regard le plus noir et venimeux puis lui jette à la figure :
─ Toi, tu me lâches et tu dégages !
Oui, la diplomatie n’a jamais été son fort ! Ce qui lui posera là aussi bon nombre de problèmes dans la vie…
Elle se lève, drapée dans sa dignité et file dans sa chambre finir de préparer ses affaires pour le départ du lendemain matin, sans se rendre compte que cet affront n’a pas du tout plu au fameux FX - c’est comme ça que les autres le surnomment - ni à son troupeau de boutonneux, solidaires.
De retour à Angers, elle comprend assez vite qu’ils n’ont pas laissé cette histoire en bas des pistes, mais ont ramené dans leurs bagages une froide rancœur vexée.
Juliette sent leurs regards hostiles la suivre dans les couloirs, en ressent la morsure dans son dos. Elle fait mine de les ignorer, ça passera…Mais un vendredi après-midi, dernière heure, alors qu’elle est en retard pour le cours de Dessin, elle croise trois types dans l'escalier isolé qui mène à l’atelier.
Merde !!!FX…
En quelques secondes, ils l’encerclent, se rapprochent. Elle perçoit derrière le rictus dessiné sur chacun de leurs visages prépubères, l’excitation du pouvoir qu’ils ressentent à cet instant d’être en nombre face à cette fille qui a eu l'audace de rejeter l’un d’eux. Juliette se crispe et essaie de les repousser, mais sent déjà des mains qui se faufilent long de son dos, descendent sur ses fesses, d’autres sur son ventre, ses seins, comme un monstre diabolique aux innombrables bras et au visage mauvais.
"Putain ! Mais lâchez-moi, bande de connards !!
─ C’est ça, salope, t’inquiète, on t’attend dehors !”
Et ils détalent en dévalant les escaliers. Juliette, sonnée, cherche son souffle... Quelques minutes passent. Puis, hagarde, elle monte les quelques marches en colimaçon qui la séparent encore de l’atelier d’Arts Plastiques. Personne ne lui fait remarquer son retard, elle se glisse à la table de 4 le plus éloigné de la prof, à côté de sa meilleure copine, Lucille. Celle-ci remarque très rapidement les yeux rougis de Juliette, qui essaie pourtant d’endiguer le torrent qui menace. À voix chuchotées, Lucille réussit à extirper la vérité à une Juliette qui craque, raconte l’incident et la morsure de la honte. Sans un mot, elle voit Lucille se lever, passer de table en table et y rester quelques instants, en parlant tout bas, mais avec animation. La prof ne dit rien ; ici, c’est un espace de liberté et d’expression, les mouvements d’élèves sont fréquents. Juliette, n’osant plus lever les yeux de peur de croiser un regard moqueur ou apitoyé, essaie de focaliser son attention sur son travail en cours : une toile avec de la peinture projetée à la brosse à dents.
Le temps semble figé puis s’accélère, la cloche sonne trop vite, trop tôt pour qu’elle soit prête à affronter un nouveau round. Juliette préférerait passer le week-end dans la chaleur réconfortante de cette salle, avec les odeurs de peinture, de bois et térébenthine qui flottent dans l’atmosphère, mais se dit que, quitte à sortir, il vaut mieux se noyer dans la masse des élèves. Résignée, mimétique, elle range ses affaires, enfile sa veste et s’apprête à sortir quand sa prof l’interpelle :
“Juliette ? Tu peux rester deux minutes ?
Et merdee ! Jure Juliette en son for intérieur
Les derniers retardataires sortent, elles sont seules.
─ Ça ne va pas, tu veux en parler ?
Non, Madame, je ne veux pas parler, je veux juste me tirer pour éviter que les trois connards de 5e G me coincent à la sortie, a-t-elle envie de balancer, mais au lieu de ça, elle bafouille :
─ Non, n'y a rien, c’est gentil…
Que cette journée se termine s’il vous plaît ! Prie t’elle en dedans. La prof sourit avec bienveillance et dit :
─ Tu sais où me trouver si besoin, ne t’inquiète pas, c’est dur le collège, mais tu vas t’intégrer !
─ oui Madame, merci, bon week-end…”
S’ils sont là, je suis cuite... Comme un sinistre mantra qui tourne en boucle dans son esprit lorsqu'elle descend les escaliers, qu’elle sort du bâtiment annexe et traverse la cour désertée.
Sur le seuil du portail en fer du collège, elle hésite. Avançant d’un pas, elle tourne la tête à gauche, « les 3 connards » sont là… Bordel… Mais dans le quart de seconde qui suit, elle voit le sourire victorieux peint sur leurs visages s'effacer. Une clameur éclate à droite, en un instant, elle voit, médusée, l’ensemble de sa classe l’entourer comme un rempart humain. Une main puis plusieurs s’envolent dans les airs pour venir gifler, agripper les trois adversaires qui font face. Une bagarre éclate tandis que Juliette est tirée à l’arrière de ce cercle compact pour une main ferme et douce. Puis une voix masculine, lui glisse à l’oreille :
─ allez, viens, on se tire, j’te raccompagne…
Julien, comme un signe du destin, un clin d’œil de l’Univers et accessoirement son voisin de rue. Tremblant de tous ses membres, elle est incapable de parler et se contente de hocher la tête. Il doit comprendre son silence et ne prononce aucun mot pendant tout le trajet. Il la guide simplement dans le dédale des rues du centre-ville en laissant sa main dans la sienne, comme on tient un enfant. Juliette est sonnée par ce qu’elle vient de vivre. Elle a eu peur, se sent salie par ces gestes déplacés sur ce corps qui a subi l’offense, mais aussi tellement reconnaissante envers ces ados, presque encore des enfants qui se sont battus pour la défendre elle, la petite nouvelle : Juste parce qu’elle est l’une des leurs. Et puis une partie d’elle ne peut s’empêcher d’être troublée par cette chaude main masculine qui recouvre entièrement ses doigts.
Elle apprendra peut-être à aimer cette ville finalement !
L'année scolaire se poursuit sans nouvel incident. Juliette redouble, pas au niveau. Il faut dire qu'elle ne travaille pas beaucoup ; le collège, hormis pour se faire des copains, ça ne la passionne pas vraiment. Lucille est partie à la suite d'une nouvelle mutation de son père et elle traîne désormais avec Armelle, avec qui elle fume des clopes, piquées à sa mère ou achetées en douce au bureau de tabac, dans les petites rues piétonnes près du collège. Elles font un peu les 400 coups, toutes les deux... Elle repique donc et refait une 5e, tandis que sa classe passe en 4e. L'année se déroule bien ; elle repart en classe de neige, pas de connards cette fois, juste un petit Antoine qui lui roule ses premières pelles ! Mais son dilettantisme n'est pas au goût de ses parents qui décident de l'inscrire en 4eme dans un collège privé à côté de la maison que sa famille loue dorénavant. Nouvelle épreuve pour Juliette, biberonnée à la laïcité que de se retrouver dans un bahut où l'on impose la prière dans certains cours.
Lorsque tous ses nouveaux camarades se plient de bonne ou mauvaise grâce aux "Avé Maria" et "Notre Père", elle fixe le prof et croise les bras en signe de protestation. Les mois filent dans une farandole de mauvaises notes, alors de guerre lasse, à force d'être saquée pour rébellion, elle décide un matin de travestir ses convictions et de faire le signe de croix. Comme elle mime les autres élèves, elle le fait à l'envers à la manière orthodoxe, ce qui lui vaut des éclats de rires étouffés et un regard glacial de son prof principal qui y voit certainement une nouvelle provocation.
Bravo, Juliette, c'était bien la peine !
Mais cette soumission avait noyé l'affront et elle est désormais notée correctement. Au niveau social, tout se passe bien. Elle s'intègre à une bande de filles avec qui elle passe tout son temps. Mais avec les garçons, c'est un peu plus "compliqué » : 95 B de poitrine à quatorze ans ça attire l’œil et les rires gras, et la finesse caractéristique des mecs en pleine puberté qui l’affublent de l'élégant surnom de "double-AIRBAGS". Blessée par ce sobriquet qui la couvre de honte, et quitte à être au centre de l'attention pour de mauvaises raisons, elle décide de sortir avec Benjamin, "LE" sportif du collège. Il passe son temps à jouer au Basket, sent à plein nez la transpiration et a une fâcheuse tendance à embrasser comme un crapaud. Mais il est gentil, très grand, protecteur et fait ravaler le fiel baveux des boutonneux du bahut.
Quand il quitte le collège à la fin de son année de 3ème, c'est comme dire au revoir à un vieil ami...Mais ils se roulent des pelles et se tiennent par la main.
Année de 3ème :
Elle bosse seulement dans les matières qu'elle préfère, le Français et la Physique-Chimie : avec une prof qu'elle adore ; Mme ROBERT. Les relations se crispent de plus en plus entre Juliette et ses parents face à des notes qui ne sont pas au niveau qu'ils espèrent. Pour eux, la réussite, scolaire, professionnelle et sociale, doit être au centre de toutes les préoccupations, à l'instar de Fanny qui, du haut de ses huit ans, passe tout son temps libre le nez plongé dans des bouquins d'adultes (Bernard WERBER ?!? Sérieux ?) ou à arracher des plaintes agonisantes à son violon martyre.