Chapitre 4 : Les drames de France
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Chapitre 4 : Les drames de France
Pour comprendre, un peu, cette posture, cette souffrance mêlée à une farouche volonté de faire "tenir" ce quatuor claudicant, il faut creuser dans les origines de sa famille à elle, dans l’histoire de ses parents et dans son enfance, traumatisante. Cadette d’une famille bancale ; Fruit d’un père issu de l’élite vichyssoise et d’une mère ; fille d’immigrés italiens, née en France, entre deux guerres. Une famille bourgeoise - très vieille France - dont le seul fils épouse une fille de ritals sans le sou faut imaginer le bordel !
Elle est belle, élégante, confiante en elle, en sa destinée qui semble lui sourire à pleines dents et s’appelle Rose. Lui est charismatique, sophistiqué, porte dans ses gênes la fierté de son sang et répond au royal prénom de Louis. Pourtant, la richesse du temps jadis, avant la seconde guerre et la pestilence qui entoura la ville de Vichy, commençait à fondre. Irrémédiablement. Malgré les différences sociales et des vies qui les opposent, contre l’avis de la famille de Louis, ils tombent amoureux et décident de se marier, comme dans un conte.
Une petite fille était déjà en route, il fallait “régulariser la situation » selon certains murmures cyniques…Mais peut-être que cet amour était fort, dévastateur et passionnel, comme une évidence, après tout...Personne de l’extérieur ne sait jamais vraiment ce qui se cache au plus profond des cœurs ou dans l’intimité d’un couple. Celui-ci sombre vite...Louis monte des sociétés, un garage, une société de location de voitures sans chauffeur. (à l’époque, ça n’existait pas encore, pas de "SIXT", "ADA" ou assimilés.) Ça marche mal, il se met à boire, joue aux courses, perd de l’argent, de plus en plus, prend des maîtresses - mariées parfois.
Rose sait ou devine, sert les dents et met au monde une seconde petite fille : France.
Peut-être pour attacher Louis à elle, encore davantage, peut-être pour tenter de sauver cette famille au bord de l’asphyxie ou encore par hasard, nul ne le sait. La contraception était à cette époque à un stade préhistorique, la vie des femmes tellement dépendante de celles des hommes – père puis mari et les notions d’honneur et de réputation, fondamentales.
Sauver les apparences, encore, toujours, quoi qu’il en coûte. France, bébé, puis fillette, ne fait pas de bruit : pas de pleurs, pas de cris. Quand elle est en présence de ses parents, elle se cache derrière Frédérique, son aînée, si jolie, si vivante et qui récolte toute la lumière. Mais le plus clair de son temps, elle est confiée à ses grands-parents maternels, chez qui elle vit en quasi-permanence. Ses parents sont trop occupés, sans doute à essayer d’enrayer la course folle de ce clan qui dévale la pente ; en vain…
Louis, un matin d’août 1958, criblé de dettes, poursuivi par des créanciers de plus en plus insistants, acculé par une maîtresse qu’il a mise enceinte et poursuivi par un mari jaloux décide de mettre ses affaires en ordre, comme on dit. Il écrit une lettre à Rose, dans laquelle il demande pardon en lui réaffirmant son amour. Une autre à son beau-frère à qui il a emprunté une arme quelques jours auparavant pour se protéger - prétendra-t-il et une dernière à ses deux sœurs.
Ce matin-là, alors que le soleil brille et que les oiseaux rendent hommage à l’azur d’un ciel estival, il gare la voiture loin des regards, dans un coin isolé, près de berge de l’allier et dispose sur la plage arrière tous les papiers compromettants, avant d’y mettre le feu. Puis il s’assoit derrière le volant et se tire une balle dans la tête, à l’avant de l’habitacle, en flammes. Mais sa main n’est pas assez assurée, l’incendie pas assez puissant pour ravager la scène avant l’arrivée des pompiers. Les soldats du feu éteignent trop vite ce brasero d’acier découvrant Louis inconscient, tel un pantin désarticulé, le visage de cire, avec juste un hibiscus mouvant, qui s’élargit sur sa tempe droite.
Mettant ainsi à jour, de leurs lances, les secrets d’une famille notable pourtant, mais demain déshonorée.
Cinq jours et quatre nuits, harnaché à des machines, qui miment la vie et amarrent sur terre une âme déjà partie.
Puis l’expiration ultime, le cri de ces foutues machines : mauvaises perdantes... Et le silence...Pauvre cueilleur d’hibiscus qui laisse son patronyme taché de sang, sa Rose, veuve et ses filles orphelines d’un père entr'aperçu. France a sept ans et Frédérique en a treize. Alors ensuite, on camoufle, on maquille, pour ne pas subir l’opprobre.
« On » prétend à l’accident, avec la complicité bienveillante du commissaire chargé de l’enquête et d’un cadre important de la compagnie d’assurances, par respect pour un ancien résistant qui avait tant compté pour la communauté, pour préserver la réputation de cette éminente famille. Les journaux suspectent un temps, un meurtre, un règlement de compte, tant l’idée que cet homme puisse en arriver à telle extrémité est inconcevable.
Un silence de plomb s’abat sur celles et ceux qui restent.
Chacun essaie d’encaisser, de survivre aux créanciers qui se manifestent, aux murmures, aux questions et à la culpabilité de n’avoir pas vu ou compris le projet de mort qui germait dans l’esprit de cet homme aux abois.
Aux enfants, on raconte des voyages, des déplacements professionnels, on trouve des excuses à l’absence, on gagne du temps sur les explications.
« Il reviendra un jour... »La petite France est envoyée chez ses grands-parents maternels, pour y vivre pendant environ un an.
L’argent obtenu des assurances permet tout juste de solder les dettes, Rose doit tout reconstruire pour elle et ses filles. Elle devient directrice d’une succursale SINGER, et part une année en formation à Tours.
Les filles sont donc séparées, encore, et confiées à droite, à gauche à des membres de la famille. En attendant...France n’y comprend plus rien des voyages sans fin de son père, de ce qu’elle vit comme un abandon de sa mère et de sa sœur qui n’en porte que le nom. Et puis, il faut affronter ces murmures qui s’amplifient de plus en plus, autour d’elle, comme une vague qui prend de la vitesse et déferle, impossible à endiguer. Elle boit la tasse, le jour où une gamine lui balance, un sourire sadique au coin des lèvres :
─ Tu n’es qu’une fille de suicidé !
Lorsqu’elle essaie d’obtenir des réponses comme on quémande une ultime bouée avant de se noyer, c’est l’omerta. Personne ne parle, nul ne confirme ou ne répond à ses questions. Juste des pleurs que l’on étouffe et dissimule, seulement de la colère et les yeux noirs de Rose qui la clouent au sol, pétrifiée. Mais comment se construire normalement, dans ce silence oppressant ? Avec une mère qui lutte pour construire un avenir pour elle et ses filles, et pour père : juste un portrait au-dessus du chambranle de la porte et quelques souvenirs qui s’effacent chaque jour davantage ?
Ce n’est finalement que bien plus tard, une fois majeure, qu’elle découvrira, en accédant aux archives de LA MONTAGNE – quotidien local – cent trente-cinq grammes de vérité brute. Son père ne reviendra jamais. Il a choisi, seul, de partir en se logeant une balle dans le crâne, en laissant sa femme devenir veuve à tout juste trente ans, ses deux petites filles orphelines et ses proches se démener dans un océan de mensonges et de faux-semblants. Ensuite, pour France, c’est une lutte constante pour glaner une place dans la lumière. Réussir à l’école, brillamment pour s’en sortir, faire oublier son nom et rendre fière sa mère aussi…
Comme l’argent manque, elle accepte à contre-cœur une bourse pour devenir assistante sociale, moyennant plusieurs années de carrière. À dix-sept ans, elle rencontre Noël, étudiant en lettres sans grands moyens, qui a, également, perdu son père trop jeune. Lui aussi, donc, a des comptes à régler avec le destin. Tombée enceinte, encore mineure, elle est contrainte d’avorter clandestinement dans des conditions sordides et une asepsie nulle. France fait une septicémie, frôle la mort de près...
Un ange passe, elle survit. Les familles font pression ; ils se marient…Mais est-ce que l’amour perdure ou est-il « passé » avec ce bébé, puisque c’est comme ça qu’on dit ? Les années s’écoulent, les médecins la diagnostiquent stériles ; elle fait deux fausses-couches. Et finalement, alors qu’ils n’y croyaient plus, un bébé s’accroche – enfin un des bébés ! Puisqu’il y a deux poches dans cet utérus que l’on prétend maudit.
Une petite fille née le premier jour d’un mois de décembre enneigé : Juliette, qui sera suivie, presque six ans, après par une petite sœur, blonde comme les blés, arrivée la veille de l’été : Fanny. Les années de galère sont loin, la réussite s’est installée. Elle a repris ses études, est devenue psychologue, lui est directeur d’un centre des langues, tout semble pour le mieux.
Pourtant, le couple est fragile derrière une façade souriante et paisible. France a sans doute tenté à sa façon de souder cette famille dont elle a bâti les fondations en partant rejoindre Noël établi dans l’Ouest, comme pour conjurer ses blessures d’enfance encore béantes. Se donner une chance de tout reconstruire à quatre, loin de cette terre, synonyme pour elle de violences et de mensonges, prendre un nouveau départ, commencer une nouvelle vie.