Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray, Albert Lewin, 1945)
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Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray, Albert Lewin, 1945)
Comme Robert Louis Stevenson avec son "Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde", Oscar Wilde a transformé la dualité schizophrène de la société victorienne en œuvre fantastique avec "Le Portrait de Dorian Gray" et Albert LEWIN, cinéaste esthète quelque peu marginal dans le système hollywoodien a redoublé cette dualité avec un film tiraillé entre oeuvre de studio intellectuelle et sensibilité toute personnelle marquée par de brusques bouffées expressionnistes et psychanalytiques toute européennes. La mise en scène ciselée est entièrement construite sur le modèle pictural. Pas seulement parce qu’il y a des tableaux dans le film mais parce que le film est lui-même construit comme un enchâssement de tableaux. Pendant que Dorian Gray (Hurd HATFIELD) se fait tirer le portrait, Lord Henry Wotton (George SANDERS), son mauvais génie capture, tue et encadre un très beau papillon : façon de symboliser la transfusion de la vie à la mort qui s’opère dans la création du portrait qui fige pour l’éternité la jeunesse et la beauté de Dorian Gray en tuant la vie en lui. Or le Dorian Gray de chair et de sang scelle un pacte faustien avec son double pictural par lequel il lui vend son âme ce qui a pour effet d’intervertir des rôles. Alors que le vivant désormais emprisonné dans la toile se décompose lentement sous les effets du temps et du vice, l’image qui a remplacé le corps de Dorian Gray reste intacte. Seulement elle est totalement inexpressive, comme une page blanche « à noircir de rêves » (Greta GARBO aurait été effectivement parfaite dans le rôle si la censure hollywoodienne ne s’était pas offusquée de la transgression de genre que cela impliquait) ce qui fait de Dorian Gray un support de fantasmes pour tous ceux qui l’approchent, chacun ayant sa propre vision du personnage. C’est d’autant plus facile que Dorian Gray semble être aussi vide en apparence qu’intérieurement ce qui le met à la merci de toutes les influences et fait de lui une girouette. Basil Hallward le peintre humaniste (Lowell GILMORE) d’un côté et Lord Henry Wotton le dandy cynique de l’autre se disputent son âme (à défaut du reste qui reste indicible, code de censure oblige). Albert LEWIN a d’ailleurs dirigé Hurd HATFIELD (à qui le rôle va comme un gant avec sa beauté androgyne à la limite de l’irréel) de façon à ce qu’il soit le plus neutre possible, ne le filmant plus après 16h pour éviter l’apparition de marques de fatigue sur son visage. Le résultat est aussi fascinant qu’effrayant avec quelque chose de cadavérique, de spectral qui le rend inquiétant. D’une certaine façon, on pressent la décomposition qui se cache derrière ce masque lisse et diaphane qui n’est autre que celui de l’aristocratie victorienne, elle-même biface : d’un côté la mascarade sociale de la respectabilité avec sa morale rigide et étouffante, de l’autre le déchaînement de la débauche dans les bas-fonds. C’est pourquoi la plupart des personnages, et tout particulièrement ceux de la haute société sont filmés dans des encadrements ou déjà à l’état de portraits encadrés tout comme Dorian Gray. En censurant toute représentation frontale du vice et en muselant les désirs, le code Hays, redoublant le puritanisme victorien donne encore plus de relief à cet incroyable portrait. L’idée géniale de le filmer en technicolor alors que tout le reste du film baigne dans le noir et blanc suggère la réalité de l’âme enfermée dans l’objet alors que tout le reste n’est que simulacre. Et l’oeuvre du peintre américain Ivan Le Lorraine Albright qui s’est spécialisé dans la représentation du vieillissement et de la mort prend aux tripes suscitant autant de fascination que de dégoût.