Cela faisait des semaines que nous enquêtions sur ce trafic de jeunes louves. Le modus operandi était toujours le même : une jeune fille disparaissait dans une petite ville aux abords d'un restoroute, puis réapparaissait quelques jours plus tard à la frontière canadienne, dans un club branché ou un bar fréquenté par des vampires. Grâce à l'ingéniosité de Kyle, mon gamma, nous étions parvenu à identifier plusieurs camionneurs qui jouaient les bonnes âmes en prenant ces filles en auto-stop, mais aucun des commanditaires. 

Vingt-trois louves avaient déjà été capturées. Toutes revendues à des vampires. Des monstres qui se délectaient de leur sang et abusaient de leur corps. J'en avais été témoin, la semaine dernière, alors que nous suivions la piste d'une certaine Clara, disparue près d'Indianapolis. Un simple coup de chance : le meurtre d'un camionneur, classé "affaires métamorphes". La police avait retrouvé son camion abandonné au bord de la route, non loin de Cleveland. Le mec avait été vidé de son sang, et sa queue coupée et enfoncée dans sa gorge. Il était clair que c'était un avertissement pour les autres livreurs : ne touchez pas à notre marchandise ! Et pour cause, l'odeur de Clara était partout dans le camion et sur le routier. Cet enfoiré s'était bien amusé avec elle, avant de la livrer ! 

Erik, le meilleur pisteur de ma meute, avait réussi à retrouver la trace de Clara en quelques heures, nous menant à un entrepôt abandonné. Un repaire de dégénérés où toutes les tortures étaient autorisées. Face à ce spectacle, nous, soldats aguerris aux nerfs solides, avions bien failli rendre nos tripes : les filles étaient droguées et attachées avec des liens en argent qui leur faisaient fondre la peau des poignets et des chevilles. L'odeur de chair brûlée, de transpiration et de sexe flottait dans l'air. Un véritable supplice. Elles étaient toutes dans un état déplorable. Perdues entre la folie et l'effroi. Le corps décharné. Les yeux suppliant de les achever. L'aconit dans leurs veines avait aliéné leurs loups, les privant de leur capacité de régénération et les rendant extrêmement faibles et dociles. Faciles à soumettre et à briser...

Cela ne pouvait pas durer plus longtemps ! Plus nous attendions, plus le trafic prenait de l'ampleur. Plusieurs autres alphas s'étaient déjà plaints. Des omégas disparaissaient sans laisser de traces, pour être retrouvées quelques jours plus tard dans un caniveau ou un marécage. Nue et mutilée. Naturellement, cela n'était pas une priorité pour eux. Les omégas étaient considérés comme des loups de rang inférieur. Des esclaves sans valeur. 

Je ne partageais pas cette vision rétrograde. Ma mère, ancienne Luna de la meute des Loups Gris, était une Oméga. Mon père, Alpha depuis presque dix ans, était désespéré. La folie de la Lune le menaçait. Pourtant, chaque année, lors du bal d'accouplement organisé par l'Alpha Suprême, il refusait de choisir pour Luna une compagne qui ne lui était pas destinée. Grâce à la Déesse, ma mère était une esclave de son territoire. Lorsqu'elle atteignit dix-neuf ans, mon père sentit son odeur et devint fou d'elle. Personne n'aurait pu les séparer. Et malgré leur différence d'âge, ma mère s'est révélé être une Luna parfaite.

J'espérais moi aussi avoir cette chance. À dix-neuf ans, j'avais succédé à la position d'Alpha suite au décès de mes parents, seul. Dirigé une meute sans Luna n'était pas chose aisée, mais je ne voulais rien entendre. Même lorsque le mal de la Lune me tourmentait. Je n'avais que 26 ans, mais si je ne prenais pas rapidement une compagne, je serais bientôt incapable de continuer à protéger ma meute. Il faudrait m'abattre avant que je ne me transforme en une bête assoiffée de sang. Et cette responsabilité écrasante reviendrait à mon bêta et meilleur ami, Marcus. Il était le plus apte à me succéder. Il n'avait pas rencontré son âme-sœur, mais il s'était accouplé avec son amour d'enfance, Ciara. Nous avions grandi ensemble, tous les trois, et cela avait été un choc d'apprendre qu'ils n'étaient pas destinés l'un à l'autre. Cependant, les compagnons bénis par la Déesse se faisaient de plus en plus rares, et beaucoup d'entre nous préféraient se contenter d'un simple lien d'amour même si cela signifiait prendre le risque de ne pas avoir de descendance. Mais pas moi. Je souhaitais vivre la même chose que mes parents.

Ainsi, chaque année, je faisais le tour du monde, rencontrant les différentes meutes dans l'espoir de trouver celle qui me complétait. Celle qui me rendrait plus fort et porterait mes enfants. Malheureusement, avec toute cette affaire, j'avais décidé de reporter mon voyage. L'avenir des nôtres était en jeu. Je tenais à démanteler ce réseau sans attendre.

Il y a trois jours, une des alertes mises en place par Kyle attira notre attention : un virement de cent mille dollars sur le compte d'un dénommé John. Un humain de 50 ans, divorcé avec une pension alimentaire si délirante qu'il lui était inconcevable de l'assumer avec son simple salaire. Ce n'était pas sa première course. Il avait, auparavant, livré une dizaine de filles depuis MiddleTown, petite bourgade du Connecticut proche de la meute de la Lune Rouge. Mais jusqu'ici, nous n'étions jamais parvenus à le coincer. Il était efficace et discret. Tout comme son ou ses acheteurs.

Cent mille dollars. Du jamais-vu ! La livraison devait être exceptionnelle... Suffisamment pour faire sortir le commanditaire de l'ombre si nous parvenions à l'intercepter. J'avais donc envoyé mon bêta, Marcus, à MiddleTown avec quelques-uns de nos meilleurs soldats. Leur mission était claire : suivre John discrètement jusqu'à son arrivée en ville afin d'observer les transactions et de percer à jour leurs méthodes d'enlèvement.

Le rapport de Marcus m'avait stupéfait. La jeune louve, âgée de 20 ou 22 ans, avait grimpé volontairement à l'arrière du camion de John. Les photos envoyées par Marcus témoignaient de son épuisement et de son désespoir. On aurait dit qu'elle avait couru toute la nuit avant de se réfugier dans une remorque choisie au hasard. Ça n'avait pas de sens ! 

Les yeux rivés sur son doux visage, je tentais de percer son mystère. Qui était-elle ? Quelle réalité s'efforçait-elle de fuir ? Marcus affirmait qu'elle était encore vierge. Et son flair ne le trompait jamais, hélas... Se pouvait-il qu'elle se soit sauvée après avoir découvert sa nature de métamorphe? 

- La vente aura lieu dans deux heures au SunNight. Je vais y aller en repérage avec Erik. Il connaît l'odeur de la louve. Elle ne pourra pas nous échapper ! De toute façon, Kyle surveille tout depuis le ciel...

- Merci, Marcus. Je vais patrouiller le long de la frontière est. Ce John va être obligé de prendre la route qui traverse la forêt. Je te tiens au courant si quelque chose ne va pas. 

- Ok, Alpha.

Je n'étais pas serein. Une inquiétude tenace me nouait l'estomac, et mon instinct m'incitait à protéger cette femme plus que quiconque. Ma mère m'avait enseigné à écouter mon cœur avant ma raison. Elle disait toujours qu'un Alpha juste et bon était un Alpha capable d'accepter ses émotions même lorsqu'elles défiaient toute logique. Jusqu'ici, je n'avais pas compris le sens de ses mots. Jusqu'ici, je n'avais pas ressenti un tel besoin de protection.

Soudain, j'entendis le bruit d'un moteur s'approcher. Une odeur de brûlé envahit l'air et un camion s'arrêta net à quelques mètres de ma position. Un homme assez grand en sortit. Loin d'être athlétique, son ventre proéminent semblait le gêner lorsqu'il sauta de la cabine. Il contourna le véhicule, ouvrit le capot et se pencha sur le moteur qui fumait.

Tapis dans l'ombre, je guettais, sachant pertinemment à qui j'avais affaire. J'étais inquiet que son arrêt soudain ne fasse capoter toute notre opération. S'il était en retard pour livrer sa marchandise, son acheteur pouvait perdre patience et s'échapper avant que nous n'ayons la possibilité de l'intercepter. Je ne pouvais pas le permettre. Je m'approchai doucement, lorsque je fus frappé par un parfum enivrant de jasmin. Golliath, mon loup, commença à s'agiter et à la vue de la jeune femme descendant du camion, il perdit toute retenue. C'était elle. C'était notre compagne.

Golliath prit le dessus et, dans une douleur fulgurante, tous mes os se brisèrent un à un. En un instant, je me transformai en un immense loup blanc. Golliath grogna, refusant de rester éloigné de notre compagne. Il brûlait de se rapprocher d'elle, de ne plus jamais la quitter... Il désirait la libérer des griffes de ce pervers et la protéger du monde entier.

Soudain la terreur de notre charmante dulcinée nous frappa. Sans attendre, Golliath se rua vers le camion et saisit John par la nuque. Ce dernier se débattait en gémissant, implorant qu'on lui épargne la vie. Mais il n'en était pas question. Il venait de faire du mal à notre compagne. Il méritait une mort rapide et sans procès. Dans un grognement sourd, Golliath articula "à moi!" avant d'abattre ce gros porc d'un coup de crocs.

La ménace envolée, je réussis à reprendre forme humaine et me précipitai à l'intérieur du camion. Là, je trouvai la plus exquise des créatures. Une déesse aux formes généreuses, avec des cheveux noirs et bleus noués en une haute queue de cheval. Inconsciente, son t-shirt déchiré révélait sa peau douce et pâle, marqué d'une légère rougeur au niveau du cou, semblable à une piqûre.

L'inquiétude m'étrangla. Mes yeux balayèrent l'intérieur de la cabine à la recherche d'une seringue, trouvée non loin de la belle endormie. Il était manifeste qu'elle contenait de l'aconit. Il ne me restait plus qu'à espérer que la dose n'était pas létale. 

- Ciara, j'ai besoin de ton aide. C'est urgent. Je suis au niveau de la zone 36. 

- Bien, Alpha. J'arrive tout de suite.

- Marcus, changement de plan. Le livreur est mort. Envoie l'un de nos guerriers le remplacer et demande à Tara de venir jouer les jeunes louves sans défense en zone 36. Nous avons 15 minutes pour faire l'échange et retrouver l'acheteur.

- Ok, Askaï. C'est comme si c'était fait. 

Je ne perdis pas une seconde. Je saisis la couverture à l'arrière de la cabine et l'enroulai autour des épaules de ma compagne avant de la sortir du véhicule. Sans la lâcher, je m'installai sur l'herbe fraîche, admirant la beauté que je tenais dans mes bras. Mon loup hurlait et mon cœur battait la chamade. 

Ciara ne mit pas longtemps à nous rejoindre. Tenant sa mallette de médecin, elle accourut vers moi. Cependant, lorsqu'elle posa les mains sur ma douce, je ne pus retenir un grognement. Mes crocs dévoilèrent et mon aura d'alpha la força à prendre ses distances.

- Alpha, que se passe-t-il ? 

Ciara s'agenouilla devant moi, exposant son cou en signe de soumission. Je devais me maîtriser, sinon elle ne serait pas en mesure de venir en aide à mon âme-sœur. Je la posai délicatement sur le sol, puis j'ai reculé pour laisser Ciara l'examiner.

- Ok... Voyons-voir, souffla Ciara avant de se pencher sur la jeune femme. Son pouls est faible et lent. Je vais devoir lui administrer du X42 pour l'aider à éliminer l'aconit. J'espère qu'elle est assez forte pour le supporter.

Ces mots me firent l'effet d'une douche froide. Hors de question qu'elle lui fasse du mal. Je lui attrapai le poignet avant qu'elle ne lui injecte le X42. 

- Qu'est-ce qui ne va pas chez toi, Askaï ?

Ciara me scrutait comme si j'étais devenu fou, cherchant une explication à mon comportement étrange. Je ne pouvais pas lui en vouloir. J'ai toujours été un homme réfléchi et calme, et me voici tournant en rond, les cheveux en pagaille à force de passer mes doigts dedans, grognant comme un enragé... lui interdisant de soigner une victime de ce trafic abominable.

- C'est ma compagne... prononçai-je à bout de souffle.

Elle m'observa longuement puis laissa éclater un sourire triomphant.

- C'est une super nouvelle ! Je suis si heureuse pour toi, Askaï...

- On pourra se réjouir quand elle sera réveillée et sortie d'affaire. 

- Oui. Pardon, Alpha.

Ciara revint vers sa future Luna et l'examina avec attention.

- Sa transformation doit très récente. Sa louve ne semble pas encore savoir comment l'aider à guérir. Et avec l'aconit présent dans son organisme, je crains qu'elle ne survive pas si je ne lui administre pas le X42. 

- Mais que se passera-t-il si tu lui injectes ?

- Je l'ignore, Askaï. C'est la première fois que je l'utilise sur quelqu'un qui n'est pas un guerrier. C'est une oméga. Je ne sais pas si elle sera assez forte pour le supporter...

Golliath grogna. Personne n'avait le droit d'insulter notre compagne. Ciara ressentit ma colère et retira aussitôt ses paroles. Je savais qu'elle ne pensait pas à mal, mais elle n'avait pas le droit de douter de sa future Luna.

- Il serait plus prudent de la marquer tout de suite, Askaï. Grâce à votre lien et à ta force, elle pourra se rétablir plus rapidement.

Je me suis redressé, confus et stupéfait par cette idée si insensée. Le marquage forcé était considéré comme un crime chez nous. 

- Que je la marque ? Sans son consentement ? Tu te moques de moi ?

Ciara n'eut pas le temps de répondre. Une deuxième jeep s'arrêta à notre hauteur, mes hommes en descendirent et se précipitèrent vers le camion pour tout mettre en place avant de partir pour le SunNight. Marcus nous rejoignit après avoir crié ses derniers ordres. 

- Askaï, tu as des vêtements de rechange dans le coffre. Cesse de te pavaner devant ma femme, plaisanta mon bêta.

Je ne voulais pas quitter ma compagne des yeux. La nudité ne me dérangeait pas, mais je ne souhaitais pas la froisser si elle se réveillait. Les loups étaient territoriaux et jaloux, surtout les compagnons bénis non marqués. Je me suis résolu à aller chercher un jean, un t-shirt et des baskets. Je les ai enfilés à la hâte avant de retourner à ses côtés. 

Ciara avait déjà expliqué la situation à Marcus. Lorsqu'il me vit revenir, son expression était grave. Il était passé en mode bêta.

- Désolé, mec. Ça craint ! 

- Ouaip... Ciara, nous pouvons la déplacer ? 

- Oui, bien sûr. Mais il faut se dépêcher. Je ne sais pas combien de temps elle pourra tenir sans le X42.

- D'accord... Marcus, je te laisse aux commandes. N'oubliez pas de masquer vos odeurs avec le E26. Gail devra se faire passer pour un humain. On ne sait pas à quelle créature nous avons affaire.

- Et toi ? interrogea Marcus, connaissant déjà la réponse.

- Elle n'ira nulle part sans moi. 

Sur ces mots, je pris ma belle dans mes bras et montai dans la jeep de Ciara. Je la gardais sur mes genoux, sa tête reposant contre mon torse, enveloppée de ma chaleur.

- On va à l'hosto. Mon équipe a déjà préparé votre chambre. Avec un peu de chance, ta présence aidera à sa guérison.

Texte de L.S. Martins.
Image créée par L.S.Martins à l'aide de Dall-E3