Des fleurs pour Algernon
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Des fleurs pour Algernon
Il y a de cela de nombreuses années (je crois bien que ça remonte au moins à mes années nancéiennes, donc il y a environ 30 ans), j’avais lu la version originale de ce texte, sous la forme d’une nouvelle dans un recueil, et ça m’avait déjà bien marqué. J’ai eu envie d’y revenir plus récemment, mais cette fois en abordant l’histoire dans sa version roman*. J’avais donc déjà en tête l’essentiel de l’histoire ainsi que son dénouement, ce qui d’habitude ne me pousse pas trop à me plonger dans un bouquin. Mais comme ça m’est arrivé récemment avec quelques-unes de mes lectures marquantes de mon adolescence, j’ai eu envie de revenir dessus et d’y confronter mon regard d’adulte**. Et puis j’aime de temps à autres me coltiner un classique, ce que ce livre est devenu dans son genre je pense.
L’histoire met en scène Charlie Gordon, 32 ans, attardé mental jovial et plein de bons sentiments. Il travaille dans une boulangerie la journée et suit des cours spécialisés le soir, dispensés par Miss Kinnian. Pétri de bonne volonté, Charlie n’a pas de meilleurs résultats que les autres, mais sort du lot par sa farouche envie d’apprendre bien qu’étant intellectuellement très limité. C’est ce qui lui vaudra d’être retenu pour une expérience révolutionnaire. En effet deux scientifiques, le professeur Nemur et le docteur Strauss qui étudient l’intelligence ont réussi un véritable exploit en décuplant l’intelligence d’une souris de laboratoire, nommée Algernon. L’étape suivante est l’expérimentation humaine, et Charlie subit donc une opération du cerveau. Et le succès va être total, car bien vite Charlie voit son quotient intellectuel augmenter en flèche, passant progressivement de 70 à 185 ! L’esprit de Charlie s’ouvre alors sur des domaines jusqu’alors insoupçonnés pour lui, mais cela ne se fait pas sans conséquences sur sa personnalité et sa vie passée revient le hanter. Mais un jour, la souris Algernon commence à montrer des signes inquiétants de régression et de dégénérescence cérébrale. Charlie sait pertinemment que son sort et celui de la souris sont liés...
Il y a de fortes chances que cette histoire parle à beaucoup de monde tant ce roman a connu un succès jamais démenti depuis sa sortie (en France par exemple le livre est réédité sans discontinuer environ tous les 4-5 ans depuis 1972). Et le roman a connu plusieurs adaptations sous différents formats, depuis la télévision jusqu’au cinéma, en passant par le théâtre et même la comédie musicale !
La première chose que je tiens à dire, c’est que je suis presque étonné de voir que Des fleurs pour Algernon est cité comme un incontournable de la littérature de Science-Fiction. Parce que le vernis SF est vraiment léger, et plus le temps passe plus les avancées médicales et scientifiques dans le domaine de l’informatique par exemple font que l’opération que subit Charlie dans le livre et qui est la caution SF du récit est de plus en plus crédible et de moins en moins extravagante à envisager dans la réalité. Pour moi, ce roman est avant toute chose un extraordinaire roman sur l’humain, sur la conscience, sur l’être intime, sur l’évolution d’un esprit au cours du temps. Le qualifier de roman de SF ne serait vraiment pas la première chose qui me viendrait à l’esprit si je devais le définir. Donc si je devais en parler je n’hésiterais pas à le qualifier d’incontournable, mais bel et bien tous genres confondus.
Ce court roman de Daniel Keyes (enseignant*** puis psychologue et écrivain américain mort il y a peu de temps, en 2014 à l’âge de 86 ans) est un petit bijou. À bien des égards d’ailleurs. Je vais essayer de donner quelques-unes des raisons qui me font dire cela, mais je crains d’en oublier pas mal en cours de route tant il y en a.
Tout d’abord il y a ce parti pris ambitieux et ardu à tenir de la part de l’auteur : tout le roman (et c’est sa grande force) est présenté comme un témoignage écrit par Charlie Gordon. Ce dernier tient à la demande des scientifiques qui le suivent un « journal de bord » par écrit, ce qui leur permet de mesurer et comprendre l’évolution de l’esprit de Charlie au fur et à mesure du temps qui passe. Autant vous le dire de suite, le début du roman est un peu compliqué à lire dans le sens où Charlie, plein de bonne volonté mais avec 6 ans d’âge mental, écrit un langage bourré de fautes d’orthographe et exprime des idées très basiques. Mais les avancées du jeune homme seront telles que bien vite cette difficulté de lecture va disparaître, et on va pouvoir constater à quel point son intellect va se développer à travers un style de plus en plus riche et agréable à lire, ainsi que des pensées de plus en plus profondes couchées sur le papier.
Ainsi, au début du roman, Charlie écrit : « Après l’opérassion, je m’eforcerai d’être un telijen. De toutes mes forces. ».
Puis vient la frénésie d’apprendre mêlée d’innocence et d’envie de bien faire : « Aujourd’hui, j’ai appris la virgule, qui est, virgule (,) un point avec, une queue, Miss Kinnian, dit qu’elle, est importante, parce qu’elle permet, de mieux écrire, et elle dit, quelqu’un pourrait perdre, beaucoup d’argent, si une virgule, n’est pas, à la bonne place. »
Petit à petit Charlie progresse de plus en plus vite, jusqu’à dépasser tous ceux qui l’entourent, y compris les scientifiques qui suivent son évolution : « Ce qui est étrange dans l’acquisition du savoir, c’est que plus j’avance, plus je me rends compte que je ne savais même pas que ce que je ne savais pas existait. Voici peu de temps, je pensais sottement que je pouvais tout apprendre. Maintenant, j’espère seulement arriver à savoir que ce que je ne sais pas existe et en comprendre une miette. En aurai-je le temps ? »
Mais passer d’attardé à génie n’est pas aussi simple, ni même aussi libérateur que le pensait Charlie, et c’est bel et bien dans le relationnel que le jeune homme à l’intellect sur-développé sent qu’il reste encore et toujours un inadapté. Il écrit ainsi au sujet de celle pour laquelle il ressent un véritable sentiment amoureux : « Je désirais l’aimer et fonder un foyer. Maintenant c’est impossible. Je suis aussi loin d’Alice avec mon QI de 185, que je l’étais quand j’avais un QI de 70. Et cette fois-ci, nous le savons tous les deux. » La prise de conscience est douloureuse et sans pitié…
Si je me permets quelques citations alors que je ne le fais que rarement quand je parle d’un livre, c’est vraiment pour essayer d’illustrer au mieux tous les thèmes qu’aborde ce livre, et surtout l’immense terrain de réflexion qu’il nous laisse en tant que lecteur une fois qu’on l’a refermé.
Ce roman est écrit avec une telle précision dans le style, mais aussi avec une telle justesse dans le ton, permettant de saisir les moindres nuances dans l’évolution de cet esprit d’abord rabougri et entravé, puis libéré et décuplé, que le lire vous fait passer par à peu près toutes les émotions. Bien que celle qui prédomine reste la tristesse, la résignation, le désespoir, qui curieusement viennent avec l’intelligence et la capacité d’analyse. Plus Charlie évolue, plus il revit son passé douloureusement, avec un œil nouveau. Ceux qu’il considérait comme ses amis se sont en fait toujours moqués et servis de lui. Mais il n’en était pas triste, puisqu’il n’en avait même pas conscience. Pour son plus grand malheur cependant, qu’il s’agisse de ses amis ou de sa famille qu’il redécouvre sous un nouveau jour, sa nouvelle perception du monde qui l’entoure ne lui offre pas plus de bonheur qu’avant. Il pensait pourtant que l’intelligence allait lui ouvrir toutes les portes, lui rendre l’existence belle et facile… « Je me demande ce qui est le pire : ne pas savoir qui l’on est et être heureux, ou devenir qui l’on a toujours voulu être et se sentir seul. »
On en vient presque à se demander s’il ne vaut pas mieux être idiot qu’intelligent pour être heureux. L’imbécile heureux connaît-il un meilleur sort que l’esprit évolué mis devant la triste réalité du monde ? À chacun d’apporter sa réponse, selon sa sensibilité. Des indices selon moi persistent cependant… cette furieuse envie d’en savoir toujours plus qui nous tenaille, cette curiosité, cette soif d’apprendre et de découvrir, et le refus catégorique, viscéral, de revenir en arrière une fois qu’on a franchi des paliers en avançant…
Évidemment ce livre ne peut pas non plus nous laisser sans réfléchir à notre position et notre sentiment vis-à-vis du handicap. Là on parle de handicap mental et on l’aborde de front (de l’intérieur même puisqu’on est dans les pensées de Charlie, à tous les stades de l’évolution de son intellect), mais la question peut facilement être élargie pour toucher tous les types de handicaps. Et quasiment accolée à la question du handicap vient cette seconde interrogation : peut-on et doit-on chercher à tout prix à améliorer notre condition humaine, aussi déficiente puisse-t-elle être parfois, par les avancées de la médecine, de la science et de la technique ? Doit-il y avoir des limites ? Lesquelles ? Ces questions que je trouve personnellement passionnantes reviennent régulièrement sur le tapis, il en était déjà question en 1959 quand Daniel Keyes a écrit sa nouvelle, on se les pose toujours aujourd’hui quand on aborde des sujets tels que la bioéthique. C’est un sujet qui fait intervenir tant de points de vue différents, qu’ils soient moraux, scientifiques ou religieux qu’on ne peut le balayer d’un revers de la main et penser s’en débarrasser facilement. Aujourd’hui le transhumanisme voire le posthumanisme sont les prolongements directs de ce type de questions. Certains en sourient avec une certaine condescendance en les renvoyant au statut de sujets pour romans de SF (tiens retour de la SF dans le débat !) mais je suis persuadé que c’est une erreur et que ces thèmes seront au cœur de l’évolution de l’humanité au cours du siècle à venir.
Autre sujet abordé dans ce livre, qui me semble fascinant et universel car chacun d’entre nous peut en faire l’expérience tout au long de notre existence, c’est la question de l’évolution de la personnalité. On a tous des envies, des idées, des points de vue différents. Ils sont nourris de nos expériences, des spécificités de nos parcours de vie. Et ils évoluent en même temps que le temps passe. On évolue, on change, irrémédiablement. Et avec le changement de l’être vient le changement de sa perception du monde. On le voit avec Charlie en très peu de temps, mais on peut tous le réaliser en ce qui nous concerne sur le long terme, et cela rejoint l’idée que je développais en introduction à cet article : il arrive que nos goûts changent avec le temps. Qu’on aime moins ou même plus du tout, ce qu’on a aimé jadis. Qu’on apprécie finalement quelque chose qui nous laissait indifférent voire qui nous débectait avant. Le présent a ce pouvoir incroyable de remettre en question le passé qu’on a pourtant tendance à croire figé. On est resté le même, du moins on n’a pas l’impression d’avoir tant changé que cela. Mais on a évolué, lentement, par à coup, sans s’en rendre compte au fil du temps. Est-on la même personne qu’il y a 20 ans ? Et sinon qu’est-ce qui a changé ? Et surtout dans ce cas, comment peut-on se définir soi-même avec certitude, puisque le temps semble être un facteur de l’équation qui échappe à notre contrôle ? Comment juge-t-on celui qu’on a été il y a 20 ans ? Et surtout, bien plus vertigineux encore : comment celui qu’on a été il y a 20 ans se jugerait-il lui-même s’il voyait ce qu’il sera 20 ans plus tard ?
Bref, on déterre sans peine un grand nombre de questions philosophiques totalement fascinantes dès lors qu’on pense et repense à tout ce que le personnage de ce roman vit en très peu de temps.
Au-delà même d’une réflexion très intéressante sur l’intelligence et la différence, ce que nous propose l’auteur dans son roman, c’est une éclatante constatation : quel que soit notre degré d’intelligence une chose ne change pas, on a tous besoin de reconnaissance, de plaire et d’être aimé. L’Homme reste quoi qu’il en soit un bien étrange être, qui ne cesse d’osciller entre individualisme et intégration. On se sent toujours unique, mais on a tant besoin de faire partie d’un tout. Une partie de notre souffrance réside peut-être bien dans cette contradiction liée à notre nature même...
Certes tout ceci sont des thèmes souvent abordés par la SF d’introspection, mais je trouve pour ma part qu’ils débordent très largement du seul carcan SF. Et j’en suis personnellement friand !
Bon, j’ai quelque peu digressé alors pour en revenir au bouquin qui nous occupe ici, je vais résumer mon sentiment plus brièvement. Ce roman est bouleversant, magnifiquement écrit, il touche à ce que l’humain a de plus intime, il réveille et bouscule aussi bien les émotions que l’intelligence. Il n’a pas pris une ride depuis cinquante et quelques années qu’il a été écrit, et il possède une autre caractéristique rare et précieuse : il est trans-générationnel. C’est typiquement un livre qu’on peut lire à tout âge, et qui plaira aux jeunes comme aux moins jeunes.
Alors pour finir, je dirais en écho au thème de la perception qui peut changer avec le temps, que si Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes m’a plu et marqué il y a 30 ans, vous l’aurez deviné, il n’a en rien perdu de sa force aujourd’hui.
Lisez-le, je ne peux pas vous donner de meilleur conseil à propos de ce livre.
* la première version parue sous forme de nouvelle date de 1959, alors que la version remaniée et augmentée pour paraître sous forme de roman date de 1966. Les deux versions ont remporté récompenses sur récompenses.
** je sais, ça peut être dangereux de mettre en péril des souvenirs d’émotions anciennes…
*** petite anecdote touchante : Daniel Keyes a rapporté que le sujet de cette histoire lui a été directement inspiré par un enfant de la classe pour élèves défavorisés dont il s’occupait, et qui était venu le voir après les cours pour lui demander « de quitter la "classe des idiots" parce qu’il voulait être intelligent ».
Cet article a été initialement publié sur mon blog : www.moleskine-et-moi.com