L'insoutenable légèreté de l'être
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L'insoutenable légèreté de l'être
Cette chronique va un peu déroger à la règle que j’essaie d’appliquer quand je parle d’un bouquin que j’ai lu. D’habitude je tente d’exposer de mon mieux le début de l’intrigue pour qu’on comprenne bien de qui et de quoi ça cause, tout en me gardant de trop en dévoiler sur l’issue du livre, histoire de préserver le plaisir de la découverte à celles ou ceux qui éventuellement se lanceraient dans la lecture du livre après avoir lu mon article.
Dans le cas de ce livre, je vais faire l’impasse sur l’histoire et le résumé. Sachez juste qu’il s’agit d’un homme (Tomas) et d’une femme (Tereza) qui se rencontrent, s’aiment passionnément et dont la vie de couple sera juchée d’embûches qui ne tiennent en fin de compte qu’à leur propres personnalités très différentes. C’est une opposition du « nous » aux « je ». C’est une histoire d’attirances irrésistibles et de répulsions toutes aussi fortes. Des différences entre l’intérêt commun et les envies individuelles. De la façon dont deux entités individuelles tentent de maintenir coûte que coûte une entité commune, celle du couple. Bref, c’est plein de sentiments contradictoires, de choix à faire, de sacrifices, de sentiments fluctuants. C’est tout ça et ça nous invite bien souvent à nous interroger nous-même pour essayer de situer où se trouve notre propre place, et démêler les fils de nos propres contradictions.
Mais ce qui a survolé cette histoire d’amours déchirés pour moi et qui a nourri ma réflexion pendant tout le bouquin et encore bien après, c’est une phrase, une idée que l’auteur a tirée d’un proverbe allemand : Einmal ist keinmal.
C’est une étrange expérience de lire L’Insoutenable Légèreté de l’Être de Milan Kundera peu de temps après Replay de Ken Grimwood. Parce que si a priori ces deux romans semblent bien éloignés l’un de l’autre, dans mon esprit la connexion s’est pourtant instantanément faite.
Évidemment sur la forme il n’y a pas grand-chose en commun. Le roman de Grimwood touche à un fantastique mêlé d’aventures et d’une pincée de romance. Alors que le livre de Kundera relate sur toile de fond géopolitique (la Tchécoslovaquie du temps du rideau de fer) une histoire de couple qui se déchire, une histoire d’amour belle et forte, mais surtout dramatique et désespérée. Mais sur le fond, en ce qui concerne les pensées intimes des personnages et leurs quêtes existentielles, le lien m’apparaît évident.
Dans Replay, le personnage principal vit et revit sa vie un grand nombre de fois, la changeant à chaque fois, explorant de nouveaux chemins, essayant de l’améliorer et de maîtriser son destin en se basant sur tout ce qu’il a déjà vécu les fois précédentes. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’Être, Tomas, le personnage masculin principal, se pose mille questions sur ce qu’il doit faire, sur les choix de vie qui se présentent à lui, et ses pensées volent invariablement vers le proverbe allemand Einmal ist keinmal et les réflexions de certains philosophes tels que Nietzsche, ainsi qu’une phrase tirée du dernier quatuor de Beethoven : « Es muss sein ».
Pour les non-germanophones je traduis : Einmal ist keinmal pourrait se traduire mot-à-mot par « une seule fois ce n’est aucune fois » autrement dit, vivre une seule fois, suivre une seule voie, ne choisir qu’une possibilité parmi une multitude c’est comme ne pas vivre. Car on ne peut pas comparer. On ne peut pas mesurer. Devoir choisir et ne jamais pouvoir revenir en arrière, effacer ou revenir au point de départ et partir vers une autre direction, c’est comme de ne pas vivre du tout. On prend des décisions qui ont des conséquences, et on ne saura jamais si les décisions auront été les bonnes, les meilleures, car on ne connaîtra jamais les conséquences des autres décisions qu’on n’a pas prises… Cela relativise beaucoup nos existences, l’importance de nos actes et le rapport entre nos envies et nos devoirs…
Pour le « Es muss sein », on peut le traduire par « cela doit être », ou plus correctement par « il doit en être ainsi ». Là on touche du doigt à travers Beethoven la notion de Destin, de nécessité. Les entraves de l’Homme, son désir de liberté opposé à sa prédestination et à la gravité qui pèse sur ses choix.
Ce sont toutes ces notions impalpables et qui pourtant pèsent de tout leur poids virtuel sur nos vies d’êtres humains qui m’ont fasciné tout au cours de la lecture de ce roman de Kundera. Je faisais sans cesse la parallèle avec le héros de Replay qui rejouais et rejouais sa vie en la modifiant, pour balayer tout l’éventail des possibles et espérer enfin y trouver sa voie, son chemin idéal, et le Tomas de Kundera qui est insatisfait de chacun de ses choix, car il ne peut en mesurer la pertinence face à d’autres choix possibles dont il ne vivra jamais les conséquences. Chacun dans son coin, tentant d’échapper à ce qu’il ne maîtrise pas. Chacun des deux personnages, confronté à l’implacable force du temps et du monde qui l’entoure, des destins croisés qui façonnent finalement bien plus nos vies que toutes nos décisions, les plus graves et les plus importantes soient-elles.
Deux façons opposées d’aborder le même problème. Celui du sens qu’on donne à notre existence. Avec la même conclusion dans les deux cas : le choix n’est qu’illusion. Dès lors qu’on choisit une voie, on abandonne tout ce qui n’en découle pas, tout ce qui potentiellement aurait pu être et ne sera pas. Choisir c’est aussi renoncer...
Dès lors, quelle est la place du Destin dans nos vies ? Où s’arrête l’influence de nos choix sur nos vies, où commence l’influence de la vie des autres (et d’autant plus de ceux qui comptent à nos yeux) sur la nôtre, quels poids prennent véritablement nos décisions ? Que maîtrise-t-on ? Dans quelle illusion décide-t-on de vivre : celle du choix ou celle du non-choix (qui est aussi un choix finalement) ? Et surtout, où se place-t-on dans tout ça ? Quelle importance a-t-on réellement et comment accepter l’idée que notre existence bouleverse et bouscule celles des autres alors qu’on n’arrive pas à gérer notre propre vie idéalement ? Autant d’interrogations qui se résument à se demander qu’elle est notre place en ce monde…
Kundera raccorde cela à une problématique encore un peu plus large, qui touche chaque personne et ne trouve pas vraiment de réponse universelle. Il pose la question de la légèreté et de la gravité en ce monde. Qu’est-ce qui est important, grave ? qu’est-ce qui ne l’est pas ? la légèreté ne pèse-t-elle sur nos vies pas autant, finalement, que la gravité ?
Et il le fait bien mieux et avec infiniment plus de talent pour exposer clairement ses idées que ce que j’ai tenté de faire ici. En tout cas la lecture de ce bouquin a fait turbiner les rouages quelque peu rouillés de mon cerveau. Le ciboulot en effervescence, j’ai lu et cogité, et j’aime quand une lecture me cherche, me malmène un peu et me triture la matière grise. Je ne suis pas bien certain que c’est ce genre de réflexions et de considérations que l’auteur a voulu induire chez ses lecteurs, toujours est-il que dans mon esprit c’est ce qui a fait tilt instantanément.
Tout ça pour dire que si mon article vous a fichu la migraine avec ses questions existentielles, que ça ne vous empêche surtout pas de vous plonger dans le roman de Milan Kundera. Son talent d’écrivain vous passera votre mal de tête, promis.
Cet article a été initialement publié sur mon blog : www.moleskine-et-moi.com