Partie 2 : La remise en question - Chap. 11 : La fragilité des chaînes de valeur - Sct. III : Délocalisation
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Partie 2 : La remise en question - Chap. 11 : La fragilité des chaînes de valeur - Sct. III : Délocalisation
Comme déjà dit auparavant, voir la couverture de besoins vitaux pour les individus ou pour toute une société dépendre d'approvisionnements venus de l'autre bout du monde n'est pas forcément une très bonne idée.
Certes, la technologie actuelle a grandement facilité les déplacements proches comme lointains et le transport en masse de choses et de gens par terre, par mer et par air, tout comme l'entreposage et la manutention de grandes quantités de marchandises, et en le faisant, elle a rendu techniquement possible la délocalisation de la production à l'autre bout du monde. Et la meilleure preuve que c'est techniquement possible... c'est que c'est ce qui se fait depuis maintenant trois bonnes décennies.
Certes, les coûts ridiculement bas de la main-d'œuvre aux antipodes n'ont fait qu'encourager la délocalisation en général hors des pays européens et occidentaux en général. Pourquoi payer plus cher ce que l'on peut avoir moins cher ? Chacun en ce monde cherche son propre intérêt. Et face à cette considération-là, la morale n'a que bien peu de poids.
Et à vrai dire, en y regardant d'un peu plus près, on s'aperçoit que ce qui est en train de se passer avec la délocalisation n'est rien d'autre qu'une migration à l'envers. Une migration inversée. Face à une migration dont le bilan s'est révélé pour le moins mitigé pour les pays d'accueil et dans laquelle ni les employeurs ni les populations autochtones n'y estimaient avoir trouvé leur compte, les employeurs délocaliseurs ont décidé de faire le calcul inverse et le chemin inverse : au lieu de faire venir à eux de la main-d'œuvre bon marché, ils se sont dit que c'étaient eux qui allaient venir à elle. Que cette main-d'œuvre aurait juste à rester chez elle dans son pays d'origine, mais que ce seraient eux qui allaient migrer pour s'y installer, y construire des unités de production et lui donner du travail. En lui faisant fabriquer des produits qui ne seraient pas forcément destinés à son pays, mais plutôt au leur - ou même, tant qu'à faire, à l'international. En se disant que toute cette main-d'œuvre ne pourrait que se réjouir de trouver du travail chez elle pour subsister sans avoir pour la cause à s'expatrier ni à se déraciner. Ni à entrer en concurrence avec la population autochtone d'un pays d'accueil - ou du moins, pas directement.
En fait, les partisans de la délocalisation sont persuadés qu'en réalité, tout le monde y trouve bel et bien son compte économiquement parlant. Donc qu'il n'y a rien d'immoral ni d'amoral dans ce qu'ils font, et que c'est même tout le contraire. Et ils se dépêchent de nous le démontrer.
Avec les commandes des pays riches qui s'intéressent à elles, les entreprises des pays pauvres gagnent des marchés (ce qui est mieux que moins de marchés voire pas de marchés du tout, dans des économies où les gens sont pauvres comme Job et n'ont pas d'argent à dépenser donc ne peuvent rien acheter, ce qui veut dire que les entreprises de ces pays ne peuvent pas compter sur leurs marchés domestiques pour vendre leurs produits, donc les faire vivre et prospérer).
Les travailleurs des pays pauvres ont des emplois et même s'ils sont mal payés, au moins ils gagnent leur vie (ce qui est mieux que pas d'emploi du tout, la misère noire, la famine et la petite voire la grande délinquance pour survivre dans des pays où le seul système de solidarité sociale qui existe est la prise en charge par des membres de sa propre famille s'ils en ont les moyens).
Les économies des pays pauvres passent de "sous-développées" à "en voie de développement" - voire "en développement" tout court - et avec ces groupes multinationaux qui y installent des filiales, elles bénéficient même de transferts de technologie et acquièrent de nouveaux savoir-faire - donc au final, contrairement à ce que disent les tiers-mondistes, les pays pauvres ne sont pas maintenus dans leur misère mais au contraire s'enrichissent, bel et bien, ou gagnent tout au moins des opportunités de le faire s'ils sont suffisamment avisés.
Les consommateurs des pays riches (ou ex-riches et en voie d'appauvrissement...) y gagnent des marchandises bon marché qui seraient bien plus chères à produire sur place, mais sans forcément y perdre en qualité (et quel consommateur n'est pas intéressé à faire une bonne affaire, après tout l'immense majorité de la population des pays développés, si riches soient-ils comparativement parlant, n'est pas constituée de milliardaires, tant s'en faut). Donc y perdre en pouvoir d'achat devient moins gênant et plus supportable et l'économie de ces pays arrive à se maintenir plus ou moins, on y évite l'explosion sociale généralisée...
Les grands groupes multinationaux font des bénéfices record, et leurs actionnaires comme leurs dirigeants se remplissent les poches et le font comme jamais.
Vous le voyez, à les entendre, au final, tout le monde y gagne. Sans doute pas de la même façon ni dans les mêmes proportions, c'est vrai, mais tout le monde gagne quand même une part d'un immense gâteau. Sans parler de l'enrichissement que constitue l'échange généralisé de traditions diverses, de produits divers et de savoir-faire divers à travers le monde. N'est-ce pas magnifique ?
Et tout cela grâce à la possibilité de transporter choses et gens en masse sur de longues distances en un minimum de temps. N'est-ce pas merveilleux ? N'est-ce pas magique ?
Puis est venu le COVID, et on s'est aperçu que si déplacements et transports étaient gelés pour empêcher la propagation mondiale d'un virus, on ne pouvait plus avoir de masques en Europe parce qu'ils étaient fabriqués... en Chine.
Puis est venue la guerre d'Ukraine, et l'Europe s'est souvenue qu'elle n'avait aucune indépendance énergétique alors même que tout son mode de vie hautement technologique entraîne de sa part de très grands besoins en énergie. Quand on prétend vouloir peser sur les affaires du monde, ou tout au moins y avoir une voix qui compte ou tout simplement quelque chose à dire, dépendre de tout le monde sauf de soi pour la couverture d'un besoin en l'absence de laquelle toute la société s'écroule, ce n'est pas très pratique ni ce qu'on fait de plus intelligent sur le plan stratégique.
En même temps que la guerre d'Ukraine sont venues des spéculations de bruits de bottes chinoises du côté de Taïwan, et ce n'est pas seulement l'Europe, mais tout le monde occidental qui s'est demandé comment il allait bien pouvoir faire dans un cas pareil pour équiper ses appareils de haute technologie, devenus si indispensables dans le quotidien de tous, sans semi-conducteurs. D'ailleurs les USA - qui sont loin d'être des modèles mais qui au moins ont le sens de la stratégie et savent anticiper comme personne - n'ont rien eu de plus pressé à ce moment-là que d'augmenter leurs propres capacités de production en la matière - autrement dit, à en rapatrier la fabrication. Sans attendre que la Chine passe à l'action (ce que jusqu'à présent, heureusement pour nous, elle n'a pas encore fait).
Et ce ne sont là que deux exemples particulièrement frappants parmi beaucoup d'autres.
Crédit image : © Alison Toscano