Partie 2 : La remise en question - Chap. 11 : La fragilité des chaînes de valeur - Sct. V : Le débat
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Partie 2 : La remise en question - Chap. 11 : La fragilité des chaînes de valeur - Sct. V : Le débat
C'est là que les partisans - et les artisans - de la délocalisation répondent : "oui, mais si le coût de la main-d'œuvre dans les pays développés n'était pas aussi prohibitif, et si les charges sociales n'y coûtaient pas aussi cher, personne n'aurait jamais pensé à délocaliser la production et certainement pas à l'autre bout du monde. Après tout, si le différentiel est tel que même des coûts de transport, de stockage et de manutention qui devraient normalement être prohibitifs n'empêchent pas les produits délocalisés à l'autre bout du monde d'être malgré tout plus avantageux, ça veut tout de même bien dire qu'il y a un problème, non ?"
Abraham Lincoln a dit en son temps : "si vous trouvez que l'instruction coûte cher, essayez l'ignorance". Dans ce contexte-ci, on pourrait le paraphraser et dire "si vous trouvez que l'emploi coûte cher, essayez le chômage", ou bien "si vous trouvez que le social coûte cher, essayez la misère", ou encore "si vous trouvez que le tissu productif coûte cher, essayez la désertification économique".
Et les nationalistes des pays de vieille industrialisation ajoutent : "et le patriotisme alors dans tout ça ? Le développement et la prospérité de votre propre pays et de vos propres compatriotes vous indiffère donc à ce point ? Les travailleurs des pays pauvres, eux, au moins, sont certes assez patriotes pour être prêts à renoncer à beaucoup d'avantages sociaux pour eux-mêmes si cela peut permettre à leur pays en tant que tel d'avancer et de progresser. Nous comprenons bien qu'il s'agit là d'une position qui sert tout autant vos propres intérêts économiques immédiats. Tout autant que ceux de leur pays. Certes, leur position est tout ce qu'il y a de plus respectable et ce ne sont certainement pas les patriotes que nous sommes qui dirons le contraire, et certes, ils ont le droit de vivre eux aussi, mais vous, les patrons, au lieu de les faire vivre, eux, dans l'esprit dans lequel ils acceptent de travailler pour vous, si vous preniez plutôt exemple sur leur patriotisme et si vous pensiez plutôt à faire vivre les travailleurs de chez vous ? et si vous laissiez les autres travailler pour les patrons de chez eux ? sachant qu'il y a des besoins à satisfaire chez eux comme chez nous ? et que pour tout le monde et pour chacun, le tout premier marché, c'est le marché domestique et avant tout le marché local ? et que ce n'est qu'ensuite qu'on s'occupe de l'international (s'il faut vraiment s'en occuper à un moment donné) ?"
Alors les délocaliseurs leur répondent : "vous avez beau jeu de parler, mais le discours que vous nous tenez, si vous le teniez aussi aux travailleurs de chez nous ? Eux aussi pourraient se montrer un peu plus patriotes, moins gourmands d'augmentations salariales et d'avantages sociaux pour eux-mêmes et plus soucieux du bien commun. Eux aussi pourraient s'inspirer de l'exemple des travailleurs des antipodes et en prendre de la graine. Eux aussi pourraient commencer par consommer national, voire local, même si c'est plus cher et peut-être pas toujours aussi bon. Eux aussi pourraient faire ce petit sacrifice, et quelques autres aussi, par patriotisme et par souci du bien commun. Mais non. Les travailleurs de chez nous, et les gens de chez nous en général d'ailleurs, travailleurs ou pas, sont surtout de braves petits consommateurs égoïstes qui veulent avoir le meilleur pour le moins cher possible, qui sont toujours à l'affût de la bonne affaire, qui ne voient dans tout cela que leur propre intérêt et qui s'en fichent pas mal de tout le reste, même du bien commun et même du patriotisme. Et que nous le voulions ou non, ce sont ceux-là qui ont de l'argent à dépenser, donc c'est ceux-là notre marché et c'est ceux-là que tout le monde veut servir. Alors nous devons bien agir en conséquence si nous voulons les séduire en tant qu'acheteurs en leur donnant ce qu'ils attendent de nous - ou de n'importe qui d'ailleurs. Si nous voulons être ceux qui leur donnent ce qu'ils attendent pour pouvoir à notre tour vendre, vivre et prospérer. On ne peut pas tout avoir dans la vie, on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Enfin, si, on peut - mais alors il ne faut pas s'attendre à avoir aussi le sourire de la crémière (même si certains ne se gênent pas pour prendre aussi la crémière elle-même, pas seulement son sourire, et toute sa crèmerie avec tant qu'à faire, et pour avoir le culot d'exiger encore en plus de sa part qu'elle leur dise "oui", et avec le sourire par-dessus le marché). C'est ainsi. Dans la vie, il y a des choix à faire, et choisir, c'est aussi renoncer. Dur dur de devoir servir des clients qui ne veulent renoncer à rien et qui veulent en même temps tout et son contraire. Le beurre, l'argent du beurre, la crémière, sa crèmerie, son accord et son sourire. Et la joie dans son cœur."
Ici, ce sont les avocats du progrès social qui interviennent en disant que tout ce discours-là n'est valable qu'aussi longtemps que les travailleurs des antipodes resteront peu exigeants et ne demanderont pas à vivre comme les consommateurs de ce côté-ci de la planète, mais qu'il ne faut pas se faire d'illusions : répression politique et sociale ou pas, c'est une situation qui ne durera pas éternellement. Les mouvements migratoires en constituent un premier témoignage (même quand on ne vit pas à proprement parler dans la pauvreté, tout le monde cherche à avoir une vie meilleure et à cet égard, les pays de vieille industrialisation traînent encore toujours derrière eux, à tort ou à raison, en dépit de leur déclin, une réputation de richesse qui continue à faire d'eux des pôles d'attraction pour les populations de tout le reste du monde). Par ailleurs, les pays qui sont en train d'accéder à une certaine prospérité s'occupent de mettre sur pied un système de protection sociale sur le modèle de ce qui se fait dans beaucoup de pays européens (sans doute pour inciter leurs populations à rester dans leurs frontières). Et même s'il est vrai que pas grand-chose ne filtre de ce qui se passe en Chine (il n'y a guère que la Corée du Nord pour être plus opaque), les rumeurs font tout de même de temps en temps état d'une certaine grogne au pays du crédit social - une grogne qui ne peut pas être calmée uniquement par la répression. Or il faut savoir que le jour où les travailleurs des antipodes cesseront de se contenter bien sagement du sort que le destin leur réserve (ou que le monde leur impose) et où ils commenceront à revendiquer le droit à un certain niveau de vie, c'en sera fait des délocalisations parce que tout le raisonnement économique qui leur sert de base ne tiendra plus. Parce que les arguments qui servent de base à ce raisonnement ne seront plus valables : ils seront dépassés.
Alors les délocaliseurs répondent que si un jour on en arrive là, alors il ne sera plus intéressant pour personne d'entreprendre ni d'innover, parce que ce ne sera plus rentable : les coûts salariaux, et si ça se trouve les coûts des charges sociales, vont dévorer les bénéfices des entrepreneurs à un point tel que pour eux, ça ne vaudra plus le coup de se donner la peine de créer puis de gérer une entreprise - à moins de le faire à soi tout seul, d'y travailler tout seul et d'y faire tout à soi tout seul, et de n'y employer personne d'autre. Non seulement ce degré de passion pour son travail et son métier est loin d'être le fait de tout le monde, et ce degré de compétence également - car il faut savoir faire vraiment beaucoup de choses et avoir des notions de beaucoup de métiers différents pour être capable de gérer une entreprise, même petite, même minuscule, à soi tout seul - mais surtout, avec un raisonnement pareil, les entreprises cessent d'être créatrices d'emplois, alors que c'était traditionnellement leur rôle social. C'est ce qui arrive depuis des décennies dans les pays de vieille industrialisation, surtout quand ils ont développé tout un système complexe et sophistiqué de protection sociale. La main-d'œuvre y coûte trop cher et les charges sociales encore plus, et c'est bien pour cela qu'on délocalise - et qu'on le fait vers des régions du monde où les gens sont encore bien contents de pouvoir gagner leur vie et ne demandent pas la lune. De plus, si pour éviter l'explosion sociale et pour maintenir l'économie sous perfusion autant que par simples considérations humanitaires (on ne va tout de même pas laisser les populations mourir de faim), on donne aux gens de l'argent à dépenser sous forme d'aides sociales diverses, s'il leur est possible de vivre de l'assistance sociale, les gens n'auront plus aucune motivation pour travailler non plus. Alors, si plus personne ne veut ni entreprendre, ni innover, ni travailler - parce que dans tous les cas, ils se donneraient trop de peine pour un gain trop faible - et s'il n'existe plus nulle part dans le monde à ce moment-là d'alternative bon marché pour redonner du souffle à l'économie et un peu de "peps" à la machine, c'est alors que le monde entier saura ce que c'est que le marasme économique, parce qu'en la matière, dans le monde et dans l'Histoire, personne n'en a encore rien vu. En tout cas rien de comparable à ce qu'on verrait dans un tel cas de figure. Bienvenue dans un monde qui s'effondrerait sur lui-même.
Et pendant ce temps-là, face à tous ces arguments qui se croisent en sens divers, quelques passéistes nostalgiques du bon vieux temps se disent que tout ce débat n'existe que parce qu'il est un jour devenu possible de transporter rapidement beaucoup de choses et de gens sur de longues distances. Alors ils se souviennent avec nostalgie de la vie calme d'autrefois qui se déroulait entièrement en local, où l'on vivait là où l'on travaillait, où l'on passait toute sa vie et où l'on mourait là où on était né, où l'on n'avait besoin ni de train, ni de bateau, ni de voiture, ni d'avion, ni d'ordinateur ni de smartphone, ni non plus d'électroménager, où l'on se déplaçait au rythme des chevaux ou même à pied, où les gens savaient encore marcher sur de longues distances sans se fatiguer, où tout le monde connaissait tout le monde et savait comment tous les autres vivaient, et où tout le monde connaissait personnellement ses collègues de travail parce qu'ils étaient tous soit des amis, soit des voisins, soit des cousins. Certes, la vie à l'ancienne, ce n'était pas toujours Byzance, tant s'en fallait - l'Histoire et la littérature en témoignent - mais en comparaison d'une mondialisation dont certains chantent la magie mais qui selon d'autres arguments ressemble plutôt à une grande catastrophe, ce monde d'avant prend pour eux comme un petit goût de paradis. De paradis perdu. "C'était le paradis, on ne le savait pas, c'était le paradis, on ne s'en rendait pas compte, il a fallu le perdre pour qu'on le réalise, il a fallu qu'on le regrette pour s'en apercevoir".
À moins que ce soient un jour des robots dotés d'intelligence artificielle qui finissent par mettre tout le monde d'accord en rendant superflus les travailleurs humains, de là-bas autant que d'ici, et avec eux les délocalisations. Si un être humain a besoin de pain pour vivre et de l'équivalent en niveau de vie (même si en termes de change, c'est autre chose) d'une trentaine de milliers d'euros par an - au moins - le robot ou l'IA, quant à eux, marchent à l'électricité et, aux dires de certains, ne coûteraient pas plus de trois mille euros par an... à peu près ce qu'un humain (très) bien payé gagne par mois. Quel que soit le sens dans lequel on retourne la question, pour tout entrepreneur désireux de maximiser ses gains et de minimiser ses coûts, le calcul est vite fait - et la décision tout aussi vite prise.
Alors, faudra-t-il une fois de plus paraphraser Abraham Lincoln en disant cette fois-ci que "si vous trouvez que l'intelligence naturelle coûte cher, essayez l'intelligence artificielle" ou encore "si vous trouvez que l'être humain coûte cher, essayez le robot" ? (Parce qu'il ne faut pas s'y tromper : un robot peut paraître bon marché à l'usage à première vue, mais en réalité, il pose les mêmes problèmes que, au hasard, la voiture électrique... ou l'éolienne...). Et sans parler des différents ratés de ce que j'appelle à titre personnel la "bêtise artificielle" ou BA...
On espère bien qu'on n'aura jamais un jour à en arriver là.
Mais c'est encore un tout autre débat.
La remise en question : synthèse
Crédit image : © Alison Toscano