Juin - 1
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Juin - 1
Le ciel bleu de ce lundi de juin aurait fait plaisir à ces peintres de riviera qui les font toujours trop bleus, trop profonds et irréels. Paris n’avait pas connu d’épisodes critiques de pollution depuis deux semaines ce qui était le signe d’une amélioration notable de la qualité de l’air. Il faisait bon se promener dans la ville, flâner dans les jardins ou lécher des vitrines. Il y en avait pour tous les goûts.
Cependant, ce matin, Isidore Valois n’a guère le temps de profiter des prodigalités de la nature urbaine. Il court sur le trottoir étroit de la rue Saint Honoré pour se rendre au ministère de la Justice, place Vendôme en tentant de conserver un peu de dignité et sa cravate contre sa poitrine. Il a quarante-six ans, un costume peu adapté à la course, et dix minutes de retard suite à une régulation de trafic sur la ligne 8.
Il présente son badge à l’entrée, la porte vitrée s’ouvre et il s’élance dans l’escalier. Au deuxième étage, le secrétaire général est déjà là, avec le directeur de cabinet et le chef du service des affaires internationales.
« Isidore Valois, vous voilà ! »
Le secrétaire général, un vieux procureur au regard perçant, s’approcha d’Isidore qui peinait à reprendre son souffle.
« Eh bien, puisque nous sommes tous là, je vous propose que nous allions en salle de conférence. Monsieur Jumail et monsieur Hakim nous attendent. »
Le petit groupe s’avança dans le couloir à l’épaisse moquette quelque peu usée et aux murs craquelés du ministère, jusqu’à une salle d’apparat, avec dorures et moulures, rideaux brodés et parquet d’époque, des fauteuils de style et une table magnifique, autour de laquelle trois personnes en costumes stricts attendaient en esquissant un petit sourire tandis que dans leur dos la colonne Vendôme étendait son ombre jusqu’à l’intérieur de la pièce.
« Excusez-nous pour le retard, notre archiviste s’est perdu en venant » plaisanta le secrétaire général.
Tout le monde s’assit. La délégation du ministère de la justice libanais était visiblement très heureuse de rencontrer ses homologues français et de travailler sur ce dossier somme toute basique de restitution d’archives judiciaires du temps du protectorat. En effet, en déménageant un tribunal dans le nord du pays, douze cartons d’archives françaises sans aucun intérêt firent leur apparition. Plutôt que de les jeter, un greffier en chef fit remonter à ses supérieurs cette époustouflante découverte. Cela parvint aux oreilles de Hicham Hakim, responsable du service de coopération internationale de la justice au Liban. Pour une fois que ce n’était pas un problème avec la Syrie ou Israël, Hicham Hakim demanda au secrétaire général du ministère de la justice de son pays de prendre contact avec la France pour faire la restitution de ces vieilleries encombrantes et en profiter pour renouer des relations distendues avec Paris. Le secrétaire général qui avait fait une bonne partie de ses études à la Sorbonne trouva également désolant que la coopération franco-libanaise n’aille pas plus loin ces temps-ci et accepta immédiatement ce projet de taille : rendre douze cartons d’archives judiciaires.
Certes, leur carrière ne dépendait nullement de cette opération. Mais l’ambiance au Proche Orient était si lourde que cette échappatoire de quelques jours ne pouvait pas leur être reprochée.
Isidore Valois en tant que responsable du Département des archives pour le ministère de la Justice avait été contacté directement par Hicham Hakim, six mois plus tôt. Cela l’avait surpris. Et dans le milieu des archives institutionnelles, la surprise est rare. Il avait donc contacté le secrétaire général pour avoir son avis et son aval. Cela prit deux mois et demi. Puis, il fallut rédiger une convention, trouver un accord sur les modalités de restitution des archives, définir les prises en charge, et une date de rencontre ainsi qu’une date de livraison. Juin s’imposa rapidement comme un mois idéal puisqu’il était suivi du mois de juillet, une période creuse durant laquelle recevoir une douzaine de cartons d’archives à traiter dans le fonds tombait parfaitement bien.
La réunion fut particulièrement rapide et l’on déborda ensuite sur des considérations bien moins protocolaires. Monsieur Jumail avait très hâte de visiter le ministère, de grimper en haut de la colonne Vendôme, de fouler à nouveau les rues de cette ville qu’il avait si vaillamment parcouru du temps de sa jeunesse. Hicham Hakim et le sémillant Michel Salmane, son adjoint, restaient un peu en retrait. Vers 11h, la réunion était terminée et les deux secrétaires généraux suivi du directeur de cabinet et de Michel Salmane allèrent dans les couloirs écoutant les anecdotes de leur guide. Hicham Hakim et Isidore Valois avaient un autre rendez-vous, plus technique, dans les archives en elles-mêmes. A vrai dire, ce n’était pas d’un fol intérêt mais les Libanais tenaient à vérifier que la France recevrait dans de bonnes conditions ce trésor qu’ils avaient si longtemps entreposé dans une cave de la banlieue de Tripoli. Ils sortirent donc du ministère et gagnèrent quelques rues plus loin un bâtiment où se trouvait le bureau d’Isidore et quelques centaines de mètres linéaires de documents classés. Il restait près de trente mètres de rayonnage libres, largement suffisants pour y stocker la livraison libanaise. Ce point de détail réglé, Hicham Hakim parut satisfait. Isidore lui présenta rapidement les quelques collègues présents, puis il proposa à son hôte de prendre un verre à l’extérieur, avant qu’il ne rejoigne ses compagnons pour le repas. Il faisait un temps splendide qu’il aurait été trop dommage de gâcher en restant le nez dans des archives. « Nous avons beaucoup à nous dire, monsieur Valois, n’est-ce pas ? » Isidore opina par automatisme ; il ne voyait pas ce qu’ils avaient tant à se dire, si ce n’était les banalités d’usage que la courtoisie enveloppe dans une feinte curiosité réciproque.