41. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre III, 2
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41. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre III, 2
— Cet astronef est pour moi bien plus qu’une machine…
Nïmsâtt s’interrompit pour donner à Nasrul un temps de méditation. Celui-ci restait silencieux. Leur retour du plateau des cénotes avait pris plus de temps que prévu. La nuit était installée depuis longtemps déjà, car au fond de la vallée le jour tombe plus tôt que sur la hauteur. À leur arrivée, ils trouvèrent le village endormi. Nïmsâtt avait fait signe à Nasrul de l’attendre. Elle s’était furtivement éclipsée à travers les cases et revint quelques minutes plus tard. Nasrul garde en mémoire les paroles qu’alors elle lui avait murmurées : « j’ai vu Ôm. Elle dormait. Je lui ai demandé dans son sommeil de nous rejoindre, demain, au camp des scientifiques. Elle m’aura entendue. Ce n’est pas bien loin d’ici. Ferghan connaît l’endroit. Au départ, c’était juste une grande cahute édifiée à la manière traditionnelle des Nassugs. Depuis lors, d’autres scientifiques, ingénieurs et techniciens nous ont rejoints, et le camp s’est agrandi… ». Après quoi ils gagnèrent ensemble le quartier des scientifiques. Nïmsâtt proposa une chambre à Nasrul. Mais ni lui ni elles ne voulaient se séparer. Ils dormirent ensemble et se levèrent tôt, le lendemain.
— … Oui, Nasrul, je te disais que notre astronef incorpore une idée de l’univers. Il concrétise une vision de l’espace, du temps, de la lumière, de la matière. Voilà pourquoi il n’est pas à mes yeux une simple chose. Je dois m’empêcher de m’y attacher. Oh, mais rassure toi ! Je ne tomberai pas dans l’idolâtrie.
Rus Nasrul chercha le regard de Nïmsâtt.
— C’est de ta pensée, Nïmsâtt, qu’il s’agit, n’est-ce pas ? J’aimerais savoir comment tu comprends ce qui nous entoure.
Il ajouta en souriant :
— Je ne m’adonne pas qu’à la chasse et à la guerre ! Ma vie était à mon fils. Sa mère est morte à sa naissance. J’ai tenté d’être pour lui père et mère. Je l’emmenais, tout enfant, avec moi à travers les grandes forêts de nos montagnes. J’ai voulu lui apprendre la nature à ma manière. Nous avons vécu dans la confiance en cette nature : ses saisons, ses aubes, ses orages, toute la vie qu’elle enveloppe et nourrit. Mais je n’ai pas su répondre, quand il m’interrogeait sur les étoiles, puis sur l’infini. Un soir, avant de s’endormir, il me demanda ce qui permettrait de savoir qu’il ne rêve pas à l’état de veille. Et voici l’argument qu’il avança : « la vie est si bonne pour moi, elle ne m’a jamais rien refusé. Tout ce dont j’ai envie, elle me le donne ». Quand il était petit, il aimait tant se promener ! Il était heureux de trouver des fruits sauvages sur son chemin, d’en cueillir et de m’en offrir, de partager. Ses désirs sont toujours simples, naturels, il ne demande rien d’extravagant…
Rus Nasrul s’interrompit avec un sourire.
—… Enfin, sauf à présent qu’il entend piloter ton aéronef…
Tandis qu’il parlait, Nïmsâtt se surprit à oublier qui et où elle était. Elle s’était transportée en esprit dans le récit de Nasrul et laissée prendre par la tendresse. C’est la demande de son compagnon qui la ramena à la réalité des corps séparés.
— Nïmsâtt, éclaire-moi, je te prie, sur ta conception de l’espace, du temps, de l’univers.
Elle n’avait jusqu’alors jamais été confrontée à une telle demande : expliquer, raconter en quelques phrases sa cosmologie ! Ce défi lui serra la gorge. Elle eut quelques difficultés à avaler sa salive, tant était intense son effort de concentration.
— Imagine le commencement de tout. Je ne dis pas qu’il y ait eu effectivement un commencement de l’univers. Je t’invite plutôt à imaginer. Il nous faut bien supposer quelque chose de premier, d’absolument premier, n’est-ce pas ? Quel est-il ? Nous dirons que ce Premier est une lumière pure. Les lumières que nous vivons, celle du jour, du soleil, de nos lampes, ne sont pas la lumière première. Elles en sont des avatars lointains, des ondes qui habitent notre univers et auxquelles s’adjoignent des corps invisibles permettant à la lumière seconde de se produire selon un certain mode, celui de l’espace. Ce sont en tout cas des choses qui appartiennent au monde. Tandis que la lumière dont je te parle, cette lumière pure, elle aurait ouvert le monde que nous vivons, son espace, son temps, ses énergies, ses êtres.
Nasrul regardait Nïmsâtt sans la voir, tout occupé qu’il était à tenter d’imaginer cette lumière. Que veut dire qu’elle serait à l’origine de l’univers ?
— Il me plait que tu acceptes l’image. Bien sûr, je te dois beaucoup plus d’explications.
— J’ai confiance en toi, Nïmsâtt.
— Imagine un premier signal de cette lumière. Tente aussi de concevoir qu’il est émis à une vitesse infinie. Je sais, c’est bizarre. C’est quelque chose que je te propose pour réfléchir. Demandons-nous ce que cela implique : un signal lumineux qui va se propager avec une vitesse infinie. Qu’en penses-tu ?
— Eh bien, cela revient à dire que, d’un seul coup, tout s’illumine.
— Oui, sauf qu’avant cela il n’y a rien à éclairer. Considère qu’il n’existe alors aucune créature : ni arbres, ni animaux, ni pierres, ni eau, ni air, ni feu, ni terre, ni ciel, ni planètes, ni soleils. Ce que cette lumière première fait advenir, c’est seulement l’espace.
Nïmsâtt vit que Nasrul cherchait à comprendre. Elle enchaîna :
— D’accord, je fais réserve sur ce que j’ai dit. Admettons qu’il y ait un espace. Il faudrait juste préciser quand il advient. Nous verrons plus tard. Mais passons au point de vue du temps : que se passe-t-il, lorsqu’est émis le rayon lumineux, je le répète, à une vitesse infinie ?
Nïmsâtt comprit que Nasrul attendait une explicitation. Elle poursuivit donc.
— S’il y avait quelqu’un pour le voir, ce rayon lumineux serait alors visible, instantanément, depuis tout point de l’espace. Il est transmis partout en même temps. On pourrait dire qu’il est communiqué, bien que cela suppose une conscience pour recevoir le signal. On explique avec les mots qu’on a... Communiqué, le rayon lumineux l’est en tout point de l’espace, dans le même temps.
La simultanéité : telle est donc la caractéristique de la communication du rayon lumineux dans un espace supposé. Cependant, la simultanéité n’en est pas moins une notion temporelle. Es-tu d’accord ?
— Oui, puisque « simultané » veut dire « en même temps » !
— … Et ce temps est, quant à lui, un simple point. Il n’a aucune durée, puisque la vitesse de l’émission est infinie. D’accord ?
— Oui, c’est conséquent. Mais, dans ce cas, que veut dire « simultané » si le temps de ce « en même temps » n’est rien ? Ou alors, dirait-on qu’une telle lumière a toujours déjà existé ?
Nïmsâtt fut ravie d’entendre cette réponse de Nasrul ; ou plutôt, ces questions. « Je l’aime », se dit-elle. Jadis, elle avait éprouvé le désir d’être à lui, un désir violent qu’elle ne s’expliquait pas. Hier, elle comprit. Son désir s’est exalté en faisant l’amour. À présent, elle ressent de la tendresse, surtout depuis qu’il s’est livré dans son âme de père. En outre, elle a la joie de constater qu’il pourra l’accompagner dans ses spéculations.
Elle se sentit encouragée à poursuivre sans craindre de lasser son interlocuteur.
— Tu as raison, c’est la logique. Cependant, nous aurons besoin d’admettre un « presque rien », comme un « grain de temps ». En attendant, revenons à l’espace. La simultanéité, tu l’as admis, est une notion temporelle. Si la vitesse du rayon lumineux est infinie, la simultanéité marque alors le temps de sa communication. Mais l’espace ? Quelle est sa caractéristique ? Ce n’est pas la simultanéité, puisque cette notion est temporelle. Ou alors, on admet que l’espace serait comme un cas limite du temps. Mais, pour autant, la simultanéité ne saurait être sa caractéristique intrinsèque. Quelle sera cette caractéristique, si nous tenons à une notion spatiale ?
Nïmsâtt marqua une pause, comme pour laisser à la pensée le temps de se former.
— Rappelle-toi que la vitesse de notre lumière première est… infinie…
Elle marqua une nouvelle pause.
— Donc, la lumière est partout, partout en même temps, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Sa caractéristique est alors… l’ubiquité. L’ubiquité est la notion spatiale. Mais je reviens sur ton objection à propos de la simultanéité : « Que veut dire “simultané”, demandais-tu, « si le temps de ce “en même temps” n’est rien ». C’est bien ce que tu disais, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Tu sais que tu es génial, Nasrul !
— Mon esprit s’est élevé grâce au tien, voilà tout. Mais pas encore assez pour le dispenser de tes explications.
— Moque toi !
… Si la vitesse de la lumière première est infinie, alors le temps de sa propagation est nul. Il n’y a logiquement aucune durée ; par conséquent, aucun temps. Or, s’il n’y a aucun temps, alors il n’y a rien, du moins, pour nous ; et si pour nous il n’y a rien, alors il n’y a ni onde ni corpuscule correspondant à cette lumière. Tu es d’accord ?
— Je serais en peine de te contredire.
— Même alors, n’hésite pas à m’interrompre, si mon explication te devient obscure…
… Bon. Il faut qu’il y ait au moins un « grain » de notre lumière pure ou première ; et il faut qu’il y ait aussi un « grain » de temps pour sa propagation. Toujours d’accord ?
— Je ne demande pas mieux.
— Réponds moi sérieusement, Nasrul ! C’est important.
— Je suis d’accord.
— Or, s’il faut qu’il y ait un grain de temps et un grain de notre lumière, cela veut dire que l’ubiquité spatiale est elle-même imparfaite. Ce ne peut être qu’une quasi-ubiquité… Au mieux. N’est-ce pas ?
— Là, je te suis. Si nous étions présents pour assister au spectacle, nous aurions l’impression que la lumière est partout, quand bien même n’y en aurait-il qu’un seul grain minuscule, un « presque rien ». Mais c’est seulement une impression. En fait, c’est parce que notre perception ne serait pas aussi rapide que sa diffusion. Est-ce bien cela ?
— Oui, tu as compris, et l’espace ouvert par la lumière n’est plus, dans ce cas, un espace infini.
— C’est logique.
— Donc, espace et temps sont covariants.
— Explique !
— Tu dois limiter l’espace dans la mesure où tu admets le moindre grain de temps. De là, tu vois que plus tu ajouteras du temps, plus tu retireras de l’espace.
— Je comprends. Enfin, je crois comprendre. C’est vrai, mais seulement s’il n’y a pas d’autre espace à couvrir que celui qu’ouvre la lumière première.
— Voilà le point ! Tu as tout compris. C’est toi, mon infini !
Pour la première fois Nïmsâtt voit autant de gaité chez Rus Nasrul.
— Je n’ai pas tout compris, Nïmsâtt, loin s’en faut ! Dis m’en un peu plus encore, veux-tu ?
— Oui. Voici : ce n’est pas seulement qu’il n’y a rien sans l’espace et sans le temps. La réciproque est également vraie : il n’y a ni espace ni temps s’il n’y a rien. Ma lumière première est justement ce quelque chose sans quoi il n’y aurait ni temps ni espace…
Comprends-tu ?
— Je réfléchis.
— Bon ! S’il y a ce grain de temps, l’espace ouvert en lui est limité, la lumière première se propage à une vitesse finie, l’espace virtuel de sa propagation est alors indéfini.
Je peux poursuivre, Nasrul ?
— Bien sûr !
— … Or, puisqu’il n’y a rien en dehors de la clarté que diffuse la lumière première, sa propagation revient à l’expansion de l’espace lui-même…
Cette conclusion fut accueillie par un silence. Mais Nïmsâtt ne voulut pas abandonner. Peut-être sa théorie serait-elle mieux comprise, si elle en développait certaines conséquences « provocatrices ».
— Il s’ensuit que la vitesse de la lumière ne saurait, dans un monde donné, être dépassée ; cela pour une raison bien simple…
Après s’être interrompue, une fois encore, dans l’attente d’une réaction, Nïmsâtt reprit sans se décourager.
— … Oui, car l’espace qu’ouvre la lumière est le milieu qu’elle entraîne dans son sillage, un milieu mouvant dont on abstrait l’espace et le temps. Il s’agit de l’univers avec tout ce qu’il est appelé à contenir. Vois-le comme un navire, Nasrul, une nef qui grandit en progressant tel un phare qui troue l’obscurité du vide.
Nasrul s’était figé comme s’il assistait au spectacle grandiose de cette « nef » en mouvement.
— Vois-tu ? Envisager d’aller plus vite que la lumière, c’est comme si tu prétendais dépasser le navire dans lequel tu es embarqué… Mais peut-être ne sommes-nous pas assignés à demeure dans ce navire...
Nïmsâtt se détendit enfin. Elle venait de lire sur le visage de son amant les signes de compréhension qu’elle attendait.
— Bon ! J’arrête là ma leçon. Ferghan nous rejoindra bientôt. Il importe que nous sachions quoi décider.
— Tu penses à son désir de piloter l’aéronef ?
— Oui. Tu peux aussi dire « astronef ». Il doit pouvoir, à la fois, se mouvoir dans l’air dense et s’affranchir de l’attraction de Nil pour voyager dans l’espace intersidéral…
Puis, marquant une pause :
… Ce sont là deux problèmes, à première vue, distincts… À première vue…