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Ichtyon

Ichtyon

Publié le 24 oct. 2022 Mis à jour le 29 janv. 2024 Culture
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Ichtyon

À l’origine, cette nouvelle fut sélectionnée, via un forum d'écrivain, pour ouvrir une anthologie en hommage à H.P. Lovecraft. L’anthologie ne vit jamais le jour. Afin de respecter la volonté des ayants droits de l’écrivain de ne plus faire cette anthologie, j'ai donc changé le titre initial, "Dagon", pour Ichtyon.
Jean-Christophe Mojard

 

Ichtyon

J’ai dit au juge que j’aimais mes parents. Je lui ai dit que je les avais tués, tous les deux, pendant leur sommeil. En quelque sorte, j’ai menti. En quelque sorte seulement.

Mon père travaillait pour un journal de petites annonces. Pour lui, le rythme était plus que tranquille en ce mois de juillet sur l’île, car il ne se passait rien dans son domaine. Ma mère, elle, était beaucoup plus à plaindre. Armée de sa débroussailleuse, elle arpentait les terres escarpées des alentours d’Ajaccio, afin de rendre plus propres les terrains que le maquis prenait un peu plus à chaque incendie. Et, des incendies, il n’en manquait pas cette année. Ainsi, ma mère redoublait d’efforts pour les prévenir, rageant à chaque départ de feu. « Le bûcher pour les incendiaires ! » disait-elle, avant de s’endormir d’épuisement, malgré la douleur de son dos, malgré les élancements de ses griffures que la sueur exacerbait. Elle se réveillait quand mon père rentrait.

Lui, il l’avait belle la vie. Un peu comme moi. Cependant j’étais un lycéen en vacances ce qui était donc un peu normal, pourtant, je suis sûr qu’avec mon boulot de plagiste, je transpirais davantage que lui. Sitôt son travail fini, il taquinait ma mère, il allait plonger dans ses petits coins secrets gardés jalousement, loin des bancs de touristes en balade vers les trois frères, la tête de mort ou l’épave du Mario. Il restait une heure, parfois deux, puis rentrait tranquillement, prenant son mal en patience sur les axes encombrés par la marée touristique. Occasionnellement, je l’accompagnais muni de mon appareil photo dans son caisson étanche. Mais, ces derniers temps, mon caisson restait vide. On ne plongeait plus mon père et moi. Il ne plongeait plus non plus dans ses petits coins à lui.

La maison familiale portait son regard sur la fine plage d’Agosta, mouchetée en cette saison par son lot de touristes rougeoyants. Elle reflétait le bonheur de vivre, comme en ont témoigné les psys chargés d’évaluer ma santé mentale. Cependant, je n’ai pas voulu passer pour un fou. Il ne fallait surtout pas, j’en avais l’intuition. La camisole chimique aurait été la pire chose pour ce qui me reste à faire. Parce qu’aujourd’hui, si les volets sont clos et le regard de la maison familiale à jamais fermé, il n’en demeure pas moins que d’autres yeux ont été ouverts et ceux-ci ne se refermeront probablement pas. Maintenant, je le sais.

Je me souviens encore de ce soir où ma mère ne s’était pas endormie, elle attendait le retour de mon père. J’avais quitté mes copains plagistes assez tôt et depuis j’attendais avec elle, affalé sur le canapé, ne sachant rien de ce qui pouvait la maintenir dans cet état dont seul un Red Bull avait le secret. Ce fut donc avec un plaisir décuplé que j’entendis enfin le râle libérateur du vieux pick-up cahotant sur le chemin parsemé d’ornières de la maison. Je revois la scène aujourd’hui comme je l’ai vue à ce moment-là, ou imaginée plutôt, car nous suivions ma mère et moi la progression de mon père aux bruits qui le précédaient. La grincheuse portière du pick-up, le bruit de son équipement de plongée qu’il descendait prudemment, le robinet plaintif pour noyer le sel et l’empêcher de ronger le tout… Tous ces bruits, comme le rituel immuable du retour au bercail du père, mais qui ce soir semblait ne jamais finir. Ma mère faillit le renverser en lui sautant dessus dès son entrée dans la maison. Assise sur les hanches de son homme, les jambes autour de sa taille, elle déversait les informations de sa découverte. Elle exultait en ajoutant d’innombrables détails avec tant de force et de joie que l'on aurait dit une enfant remerciant ses parents de l’abondance des cadeaux qu’elle attendait tant par un soir de Noël.

Tout a commencé au début du mois de juillet. Ma mère s’occupait d’un terrain sur une vieille propriété non loin de l’étang de Casavone. C’était une vieille bâtisse quasiment à l’abandon dont venaient d’hériter de jeunes continentaux qui ne voyaient là qu’un pied-à-terre pour leurs vacances. Ces nouveaux propriétaires y venaient de temps à autre. En revanche, jamais au moment des grands travaux de débroussaillages et toujours vers la fin de l’été, voire début septembre. Pourquoi s’embêter quand inévitablement les voisins devaient le faire en cas de manquement ? Enfin, j'ignore quel moyen de pression a eu raison de leur déplorable comportement, mais en tout cas cette année ma mère eut en charge les travaux de débroussaillage. C'est alors que ma mère était tombée sur ce qu’elle appelait son trésor. Au départ, elle avait pesté et juré en découvrant un amoncellement de pierres au beau milieu des ronces. Elle se voyait déjà charriant les blocs avant de tout nettoyer. Mais, rapidement, son irritation laissa place à une profonde excitation. Les pierres faisaient partie du pourtour d’un immense puits, dont un côté gisait éventré au milieu du fouillis de la végétation. Elle avait alors arrangé le bosquet de ronces sans toutefois en dégager l’œuvre d’art que l’histoire avait placé sur son chemin. La curiosité piquée, elle comptait bien garder un peu plus longtemps pour elle sa découverte, le temps de dégager davantage la ruine, avant d’en parler aux propriétaires.

En deux jours, elle avait aménagé un tunnel dans les ronces et dégagé l’accès au puits. En une semaine, une bonne partie de l’intérieur de l’édifice était dégagé et c’est à ce moment-là qu’elle s’était décidée à nous en parler. Les marches qui descendaient en tournant à l’intérieur étaient conformes à l’architecture que l’on pouvait retrouver dans d’autres ouvrages comme celui-ci, disséminés dans le maquis à l’abri des regards des touristes. Mais, passé trois mètres de profondeur, il n’en était plus rien. Elle nous raconta que les marches laissaient alors place à une pente douce qui tournait en s’enfonçant plus profondément sous les débris qui obstruaient encore le puits. Mais, ce qui avait ensuite décidé ma mère à nous en parler était plutôt les inscriptions étranges qui accompagnaient l’arrivée de la pente en lieu et place des marches. Des inscriptions ou plutôt des bas-reliefs pour être plus précis. Elle nous les avait dépeints comme des sortes d’hommes, cependant leurs mains étaient palmées et leurs yeux exorbités. Gravures naïves, hommages à une espèce de divinité poisson, elle n’en savait pas plus, cependant, elle comptait bien aller plus loin encore dans sa découverte.

La semaine suivante, elle demanda à mon père de l’accompagner et de l’aider un peu, car le sol était devenu dangereusement instable, visqueux par moments. Mon père avait accepté immédiatement. En réalité, il mourait d’envie d’y aller depuis le début. Pour ma part, le temps devint ainsi élastique. Les journées devinrent plus longues à attendre le retour de mes parents. Ma mère avait bien entendu insisté pour que je ne vienne pas. Trop dangereux disait-elle. Allez donc lutter contre le pouvoir protecteur d’une mère trop aimante… La suite des évènements lui donna tellement raison.
Mon père ne venait plus plonger. Tout son temps et celui de ma mère étaient accaparés par leurs aventures du puits perdu comme je tentais d’en plaisanter avec eux ; mais chose étrange, cela les faisait à peine sourire. À vrai dire, leur sourire d’ordinaire fendu jusqu’aux oreilles avait laissé place à une simple esquisse de sourire, chaque jour plus difficile à percevoir. C’est aussi à ce moment-là que je perçus l’odeur âcre qui accompagnait leur retour à la maison. Au début, je pensais qu’ils se faisaient du poisson grillé sur place, ce qui expliquait finalement pourquoi ils mangeaient aussi de moins en moins. Mais, c'était un raisonnement stupide de ma part. Ils pouvaient refuser de manger tout simplement, argumentant qu’ils l’avaient fait sur le terrain, et puis en été les barbecues sont interdits. 

Ainsi, je m’éclipsais une nuit, officiellement pour aller en boîte avec des amis. Cependant, officieusement, je comptais bien aller faire un tour sur ce qui accaparait mes parents et les faisait progressivement changer. Je ne pris qu’une petite lampe torche et partis directement sur le terrain. Après quelques hésitations, je finis par trouver l’endroit d’après ce qu’avait dit ma mère quand elle nous en avait parlé pour la première fois. La voiture garée, je n’eus aucun mal à trouver le bosquet de ronces enfermant le puits en son sein : l’odeur entêtante de poisson me tirait par le nez. Lentement, je m’infiltrais au travers de la barrière de ronces jusqu’au puits. J’allumais alors ma lampe à ce moment-là en prenant soin d’éclairer directement vers le fond pour ne pas trahir ma présence. Ils avaient abattu un travail monumental. Le puits s’enfonçait dans les entrailles de la Terre sur dix ou quinze mètres. Le fond était étrange. Éclairé par ma lampe, il avait l’aspect d’un disque noir, lisse et sans plus aucun détritus. Je descendis alors le long des marches jusqu’à cette fameuse pente aux bas-reliefs.

C’était bien pire que ce que ma mère en avait dit. Les inscriptions étaient certes étranges, mais les dessins étaient plus que cela. Ils étaient laids, puis franchement affreux. Les hommes ou soi-disant hommes ressemblaient plus à des poissons pourvus de membres. Des mains palmées finissaient leurs bras flasques et disproportionnés. Leurs lèvres me faisaient penser à celles des mérous et leurs yeux auraient pu être faits ceux de quelconques pieuvres. Plus encore que ces représentations, ce furent les scènes de vie quotidienne qui me firent pâlir. On aurait dit des scènes de jeux avec l’eau et d’autres animaux. Leurs jeux apparents étaient en réalité cruels et finissaient presque toujours par des scènes de repas où des bouches aux dents pareilles à celles des poissons de grandes profondeurs s’ouvraient sur des victimes aux regards déformés par la frayeur. La peur commençait à m’envahir. J’étais quasiment arrivé à la base du puits, vers ce disque noir et malodorant. J’étais loin de savoir que j’allais connaître à ce moment la vraie peur, celle que l’on nomme terreur, celle qui vous fait hurler sans pouvoir faire autre chose que de hurler. Celle qui dans certains films transforme en blanc les cheveux les plus noirs. Tandis que j’éclairais le disque, je vis nettement deux yeux qui me regardaient. Deux globes lumineux qui me figèrent sur place et me donnant la pire chair de poule que je n’ai jamais eue. À un moment, j'ai dû crier, forcément, mais je ne m’en souviens pas. J'ignore par quel réflexe je ne suis pas tombé sur le disque ou dans le disque, je ne sais plus comment nommer ce fond visqueux. Je ne me souviens de rien. Pas même d’être remonté vers la surface. Ma vie s’est suspendue ce soir-là un instant. C’est comme un trou noir comme celui du puits dans mon existence, et j’en ai repris le cours qu’une fois dans ma voiture, tremblant de tout mon être et de toute mon âme. Je n’y croyais pas réellement auparavant, mais à ce moment-ci, j’en étais alors persuadé : j’avais une âme et elle tremblait avec moi.

Je rentrais chez moi au petit jour. Toujours sous le coup de ce que j’avais vu ou cru voir. C’est fou comme un esprit cartésien peut rapidement mettre le doute sur ce qui le dérange. Je n’avais pas cru distinguer, j’avais vu et pourtant je doutais de la véracité de ce que j’avais vu. J’essayais de trouver une excuse pour mes parents à mon arrivée si tardive, enfin, si matinale ; une bonne excuse pour justifier également l’odeur entêtante de poisson que je sentais maintenant jusque dans ma voiture. Mais, ce n’en fut pas la peine. J’allais bifurquer et prendre le chemin de la maison quand je vis passer mes parents dans le pick-up. Leur voiture se contenta de passer à côté de moi et mon petit coucou de la main pour me donner une contenance resta suspendu, puis collé contre la vitre. Pas même un regard de leur part. J’aurais dû être soulagé et cependant j’étais déçu. Depuis que ce puits était entré dans la famille, il n’y avait plus de famille. Je garai ma voiture et entrai dans la maison. La porte n’était même pas verrouillée. J’allais directement dans la cuisine et hormis l’odeur ignoble de poisson qui flottait dans l’air, il n’y avait rien. On aurait dit une cuisine de magasin ou tout est faux, ou rien ne sert, ou rien n’est branché. Une cuisine dans une maison devenue artificielle. Le café sacré des parents, le petit déjeuner, le moment le plus important de la journée selon ma mère n’avait pas trouvé d’intérêt aujourd’hui pour eux. Rien ne comptait plus que le puits maintenant. Je me fis rapidement quelques tartines et un café. J’emportais alors le tout au-dehors afin de manger sans cette satanée odeur de poisson. La porte du garage aussi était ouverte. J’allais la fermer quand mon regard se posa sur des emballages jetés pêle-mêle à même le sol. Apparemment, mon père avait équipé ma mère pour la plongée. Je revis à ce moment-là l’image de ces yeux sous le disque noir. Je n’avais pas rêvé, j'en suis intimement convaincu. Pourtant, malgré le café, malgré ma peur, je ne puis rien faire d’autre que de me jeter sur mon lit et m’endormir.

L’après-midi vint me réveiller d’un rayon de lumière dans l’œil. Ichtyon. L’odeur de poisson dans la maison me frappa ensuite brutalement. Ichtyon. D’un bond, je fus debout, ouvrant les volets pour aérer malgré le soleil qui d’ordinaire nous les faisait fermer. Ichtyon. Ichtyon, Ichtyon, Ichtyon… Je n’avais que ce mot en tête depuis mon réveil. Cependant, je n’avais pas le temps d’allumer l’ordinateur pour lancer une recherche sur Wikipédia. Cela aurait été plus simple sans doute avec un bon vieux dictionnaire, mais ils avaient disparu de la bibliothèque avec l’encyclopédie pour ne laisser place qu’à des bibelots poussiéreux et des trésors marins. Une douche rapide, un ristretto « what else » avec la superbe machine à capsules hors de prix, mais au café si bon et je me sentais d’attaque pour parler à mes parents de mon excursion nocturne. J’avais un peu honte d’avoir tenté de chercher une excuse hier, honte de leur avoir menti sur ma sortie et je voulais, comme je l’avais toujours fait auparavant, leur dire la vérité. Il me fallut attendre pourtant, longtemps. Une dizaine de cadavres de capsules s'amoncelait dans le réservoir quand enfin le pick-up manifesta son arrivée par ses craquements caractéristiques. Je pris un bon bol d’air, à la forte odeur de poisson et allais à leur rencontre. C’est surtout une gifle que j’ai alors rencontré. Sans sommation, la main de ma mère vint à la rencontre de ma joue. J’aurais presque aimé recevoir la gifle avec ce rictus en forme de trait quasiment droit qui faisait office de sourire plutôt que de la recevoir sans un mot, sans un regard. Toutefois, le regard de mon père, je m’en serais passé. Il passa juste à côté de moi, traînant dans son sillage l’odeur âcre de poisson habituelle et me jeta un regard rempli de courroux. J’allais leur dire que je regrettais mon acte inconscient, que je savais que j’avais fait une énorme bêtise en descendant seul, de nuit et sans équipement dans ce puits. Je voulais leur dire tant de choses, mais soudain mes poils se dressèrent sur mes bras. Je sentis l’onde frissonnante le long de mon échine. Le regard de mon père. Ce regard. Ces yeux. Les mêmes qu’au fond du puits.

J’entrais timidement dans la maison. Il n’y avait personne. Pas un son. Je montais à l’étage et tentais un timide « papa », « maman » dont l’écho s’étouffa dans l’atmosphère poissonneuse. Personne non plus ne répondit à mes phalanges contre la porte de leur chambre. J’ouvris la porte. Ils dormaient. Leurs habits souillés, dégoulinant, maculaient le couvre-lit qu’ils n’avaient même pas retiré. Je suivis alors du regard leurs noires empreintes boueuses. Je fis un pas, lançant un « maman » peu crédible et perçus alors leur respiration et vis la base de leurs narines bouger à chaque inspiration difficilement perceptible. Mes yeux se posèrent sur leur cage thoracique qui se soulevait à peine. Leurs vêtements étaient dans un état pitoyable, leurs bras griffés étaient maculés de boue également et leurs mains. Mon Dieu leur main ! De nouveau ma peau prit l’allure de celle d’une poule nue. J’avançais vers la main de mon père qui pendait mollement du lit. Je regardais simultanément la mienne. La peau entre les espaces interdigitaux avait grandi. Pas de beaucoup certes, mais elle avait grandi quand même d’un demi-centimètre. J’en reste persuadé encore aujourd’hui. Je regagnai rapidement le rez-de-chaussée. La peur revenait me titiller. Mes parents n’étaient plus eux-mêmes, je le sentais, je le savais. Mes parents devenaient les monstres sur les bas reliefs. La gifle, le regard de mon père, tout cela était les prémices des supplices qui m’attendaient. Je revoyais les yeux gravés sur la pierre, je revoyais les dents se fermant sur les victimes de ces êtres poissons et n'osais pas aller voir celles de mes parents. Le puits. Tout venait du puits. Ichtyon. « Du puits et d’Ichtyon » dis-je à voix haute. Ma raison commençait à vouloir s’échapper. Ichtyon. Mes parents devenaient ces choses. Ichtyon. Mes parents devenaient les choses. Tes parents appartiennent à Ichtyon. J’entendis nettement cette voix dans ma tête.
Je regagnai ma chambre sans pouvoir fermer l’œil. Le jour se leva avec mes parents. Sans un bruit, ils quittèrent la maison. Sans un bruit, sans un mot. Mon téléphone sonna plusieurs fois durant la journée. Mais, je ne pouvais pas répondre. J’attendis mes parents sans bouger de la maison, me contentant de récolter dans un seau ces plaques visqueuses qu’ils avaient laissées derrière eux. La nuit vint puis le pick-up. Je descendis pour les accueillir, persuadé que la gifle ne viendrait pas cette fois. Elle n’est pas venue en effet. Rien n’est venu d’ailleurs. Mes parents sont entrés, ils sont montés, ils se sont couchés et se sont endormis. Je suis resté là, debout, seul et désespéré. Je savais alors que j’avais perdu mes parents, que la nuit prochaine serait la dernière pour ce qui restait d’eux. Il les avait pris. Ils lui appartenaient. Ils étaient devenus lui.

Le triste rideau de ma vie s’ouvrit alors sur une nouvelle journée de cauchemar. Mes parents, j’hésite à utiliser le mot parent, mais qu’écrire d’autre, mes parents, donc, se levèrent et sans mot dire, machinalement, ils prirent la voiture et s’en allèrent. De ma fenêtre, je leur exprimais un adieu en silence jusqu’à ce que le pick-up soit hors de vue. J’avais alors fort à faire aujourd’hui à commencer par appeler mon chef pour dire que je n’irai pas jouer les plagistes aujourd’hui. Il n’eut aucun mal à croire que j’étais malade et je n’aurais pas à lui fournir de certificat. Ce que j’allais faire ne me permettrait pas de reprendre le boulot. Quant au fait d’avoir appelé pour me faire porter malade, aller jouer contre moi et en matière judiciaire. Cela porte même un nom : préméditation. Je sais au plus profond de moi que je n’ai pas le choix comme je sais qu’au plus profond du puits se cache un être qui n’aurait jamais dû être réveillé. Je suis même persuadé que les anciens propriétaires du terrain le savaient et c’est pour cela qu’ils laissaient ce puits caché sous les ronces. Ils n’ont sans doute pas eu le temps de faire quoi que ce soit et encore moins de prévenir leurs héritiers. C’est donc à moi de boucher le puits et de supprimer sa descendance. Je passais alors toute la journée d’aujourd’hui à faire la tournée des magasins de matériaux. Je voulais éviter d’éveiller les soupçons après mon arrestation, il ne fallait de ce fait surtout pas que les enquêteurs de police sachent ce que j’allais faire dans le puits sinon ils casseraient tout pour voir. Ainsi, c'est par lot de deux voire trois sacs de ciments que je me constituais un stock digne d’un chantier de construction. Mon argent gagné jusque-là sur la page d’Agosta parti alors en fumée entre les sacs et l’essence. Mais, là aussi, qu’importe, je n’en aurai plus besoin.

L’après-midi était vraiment entamé lorsque je décidais que mon stock était suffisant. Mes muscles et mon dos semblaient les seuls à protester contre ce que je m’apprêtais à faire. Pourtant, il fallait pourtant qu’ils tiennent et se taisent, car cette nuit, j'allais devoir recommencer à jouer les manœuvres. Juste avant de rentrer à la maison, je fis un tour chez le poissonnier afin d’acheter trois beaux poissons. Je n’avais aucunement l’intention de les manger. Ils allaient cependant me servir à justifier cette odeur épouvantable qui stagnait à la maison et qui ne manquerait certainement pas de surprendre la police. Une fois entré à la maison, je cachai alors les sacs et mis le poisson au frigo. Il ne me restait donc plus qu’une chose à vérifier. J’entrais ainsi dans l’antre de mes parents que je considérais déjà comme mort, c’était plus facile pour moi de le penser de cette façon. L’odeur était affreuse, le lit dans un état déplorable. Je pris alors le risque de changer les draps et de passer la serpillère. Il n’était pas question que l'on se demande ce qu’était cette boue poisseuse et malodorante. Mais juste avant la serpillère, je fis ce pour quoi j’étais entré dans cette chambre. Dans le placard se trouvait le fusil de chasse de mon père, un magnifique superposé Decastel finement ouvragé. Les cartouches étaient dans des boîtes à chaussures, derrière les vêtements pendus inertes qui ne s’animeraient probablement jamais plus. J’alimentais le fusil, pris par précaution quelques cartouches supplémentaires et planqua le tout dans ma chambre avant de finir le ménage.

L’après-midi était passée. La nuit se répandait avec sa fatalité coutumière. Le pick-up vint avec elle. Je restais sur mon lit, étrangement calme, les yeux dans le vague comme mon esprit. J’attendais tout simplement. Tout n’était qu’attente, le fusil m’attendait, j’attendais le sommeil des choses dans la chambre d’à côté et les choses attendaient leur mort sans s’en douter. J’admirais les gravures sur l’arme afin de ne pas penser à ce que j’allais faire. Il fallait que je garde à l’esprit qu’ils n’étaient plus mes parents. Mes parents étaient bel et bien morts avant que je ne les tue moi-même. C’est en cela que j’ai menti au juge. J’aimais mes parents, mais je ne les ai pas tués vraiment. J’ai tué ces espèces de monstres aquatiques, venus du fond du puits, venus du fond des âges assurément.
Une heure s’était écoulée depuis que mes parents étaient rentrés. Je ne pouvais me permettre d’attendre plus longtemps. J’avais tant à faire après. Et, je savais que d’ordinaire les choses sombraient rapidement dans je ne sais quel sommeil. Je me levai alors et tout se passa très vite. Le fusil était un double canon, un canon pour chacun, une cartouche pour chacun. Leur cage thoracique vola en éclat tandis que sur le mur se dessinait la fresque morbide de mon parricide. Mes yeux se fermèrent alors sur cette image tandis que je quittai la chambre. Il me restait encore beaucoup à faire et les nuits d’été sont courtes. Je lançais une machine pour faire disparaître les draps maculés de la substance noirâtre. Je changeais de vêtements puis je me remis à l’ouvrage, entassant les sacs dans le pick-up, puis pris la direction du terrain. Un par un, j'acheminais aux abords du puits les sacs de ciment que j’avais acheté durant la journée. Je ne voulais pas regarder au fond du puits. La peur au ventre, j'espérais que rien n’en sortirait. Un par un, je les éventrais alors en les secouant et les jetant directement au fond, là où mes larmes et l’espèce de boue noire faisaient prendre le mélange. J’espérais de tout cœur que cela suffirait.

Le ciel commençait à se teindre de cet orangé particulier des journées de canicule, il était temps de rentrer non sans oublier de passer par le centre de lavage auto qui débarrassera la voiture des restes boueux. Puis je regagnai alors la maison en roulant allègrement dans la poussière terreuse afin de redonner au pick-up un air plus naturel. Le soleil arrivait comme si rien ne s’était passé. En rentrant dans la maison, l’odeur me sauta de nouveau à la gorge. Je sortis les poissons du réfrigérateur et les mis à frire dans une poêle. Rapidement, l'odeur de brûlé vient remplir la pièce et masquer celle des créatures. J’éteignis alors le feu sous la poêle. Quelques coups de pioches et j’éventrai la fosse septique déversant dedans et sur le pourtour quelques restes du liquide noir et visqueux que j’avais mis de côté. Sait-on jamais, au cas où l’infime tâche coupable qu’un policier zélé aurait trouvée, il en fallait une source. Je nettoyai soigneusement le matériel de plongée de mes parents et remis le tout dans le pick-up. Le jour vint alors aussi vite que la nuit. Il était alors temps pour moi de prendre une bonne douche, de me rechanger afin de remettre mes vêtements souillés du sang de mes parents et de mettre mes affaires au sale. Ce serait le moment de me rendre aux autorités.

Aujourd’hui, je suis derrière les barreaux. L’affaire à fait grand bruit en France : ce petit adolescent corse qui a tué ses parents, sur un coup de tête… Foutaises. Je livre ici le récit de ce qui s’est réellement passé. Le véritable récit que certains trouveront directement inspiré par mes actes et tout droit sorti de mon cerveau dérangé. Pourtant, si je prends la peine de tout révéler maintenant alors que j’ai tant fait pour tout cacher, c’est que je sais que mon plan a échoué. Je sais que le puits est de nouveau ouvert. Je sais que c’est à mon tour de mourir, car il ne doit pas précisément être content de ce que j’ai fait. J’ai l’intime conviction qu’il va venir me chercher comme pour me punir. Et, quelle punition pernicieuse pour lui que de faire de moi ce que j’ai chassé et tué. Il t’incombe à toi mon lecteur de prendre les choses en main. Il t’incombe de réussir là où j’ai échoué. Il te faudra fermer ce puits, toi qui prendras ces lignes au sérieux, toi qui cacheras cette lettre. Je suis prêt à mourir aujourd’hui. Je pense que c’est pour ce soir. Je sais aussi qu’avant de devenir son jouet, qu’avant de perdre toute émotion pour devenir son esclave, il va s’écouler un petit moment où je pourrai suffisamment rester lucide pour tenter d’en finir. Suffisamment pour passer mon cou dans ce nœud coulant fait avec mes draps. Je revois cette image des costumes et des robes de ma mère, pendues dans le placard. Voilà que je deviendrai bientôt comme eux et me balancerai mollement. Je l’espère. C’est pour ce soir. Personne ne s’en est rendu compte dans cette fichue prison. Pourtant, il n’y a pas eu de poisson au mess depuis vendredi dernier et encore, c'étaient ces poissons panés artificiels sans saveur ni odeur. On est jeudi aujourd’hui. On est jeudi et la prison empeste le poisson pas frais. Je sens qu’il va venir me chercher. J’en ai l’intime conviction. La même que celle qui vous fait faire un tapis lors d’une partie de poker. J’ai découvert qui il était. Il est revenu. Il sait que je sais. Il sait où je suis. Il sait ce que j’ai fait. Il vient. Ichtyon

 

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