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Le café de la gare

Le café de la gare

Publié le 31 oct. 2022 Mis à jour le 31 oct. 2022 Culture
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Le café de la gare

Il fait encore un temps maussade aujourd’hui.

Un jour de plus à patauger au travers d’un air saturé de flotte dans une grisaille collante. Emmitouflé dans mon blouson, je ne perçois pas la froideur moite qui m'enveloppe, du moins pas encore. Je traverse ce brouillard dense et pousse la porte de verre du « Café de la Gare ». Sur la vitrine, des gouttes condensées font la course, slalomant autour des chiures de mouches qui parsèment la vitre. L’établissement est toujours aussi sale que dans mes souvenirs.

Derrière le comptoir de zinc orné de bois, le patron me toise sans un mot. C’est son habitude et les gens ne changent que rarement, alors, pourquoi le ferait-il. Je fais comme d’habitude et lance un bonjour appuyé et récolte un «… jour » à peine audible. Je commande ensuite mon habituel café en me forçant à croire que la tasse est propre à l’intérieur et que le type ne va pas me sortir un jus de chaussette décollé du fond d’une verseuse sans âge. Le bruit du percolateur me tire de ma rêverie : ce sera un expresso.

Je laisse ma pièce sur le zinc en prenant la tasse, tranchant toute discussion en lançant un « gardez la monnaie » laconique et ô combien efficace puisqu’il parvient à décrocher une amorce de sourire au patron. Un sourire, sans un merci, il ne fallait pas non plus trop espérer. Après tout, ça n’était pas un billet, mais une simple pièce de deux euros, bien que pour cette mixture en provenance du percolateur, ça ne méritait pas un tel sacrifice monétaire.

Ma banquette hors d’âge dans le coin côté quai m’attend. Elle est libre, comme tous les jours. D’ailleurs toutes les places sont libres, il n’y a jamais personne à chaque fois que je viens. Mais ça n’est pas étonnant, ça n’est pas non plus une gare très fréquentée. Rares sont ceux qui prennent la peine de descendre ici. C’est même étonnant qu’il y ait un café ici, un distributeur aurait largement pu suffire. Je m’assois toujours là, c’est loin des toilettes, loin du courant d’air et ça me permet de regarder passer les trains comme le ferait un ruminant dans son pré. Comme j’aimerais être dans un pré à ce moment-là, plutôt que dans ce bouge. Parfois, je me demande pourquoi j’y viens et puis je me souviens qu’il me faut attendre le train de 9 h 16.

Assis au milieu, parce que c’est l’endroit le plus ferme, je prie mentalement que la tasse ne présente pas un taux de bactérie supérieur à ce que mon organisme ne pourrait supporter. Je porte alors le breuvage à mes lèvres, puis je me décide à une petite gorgée. J'ignore pourquoi je commande toujours un café lorsque je rentre ici. Il n’a de café que le nom, mais je ne me vois pas commander autre chose de toute façon. Et puis, il faut bien commander quelque chose. Je pourrai également ne pas arriver aussi tôt et attendre le dernier moment pour venir, mais je n’y arrive pas. C’est comme un automatisme, un rituel. Venir chercher quelqu’un, c’est arriver plus tôt et prendre un café. C’est idiot, mais c’est comme ça. Même si l’endroit n’est pas accueillant, que ce soit du fait du patron ou du lieu en lui-même. D’ordinaire, il suffit de regarder les toilettes d’un restaurant pour en connaitre l’hygiène, mais là, l’ensemble du Café de la Gare rend le déplacement vers les commodités totalement inutile.

Dehors, le vent s’est levé. Il tente de rentrer en forçant les portes, mais elles tiennent bon, ne laissant passer qu’un filet d’air et un sifflement rageur. Le patron n’a pas bougé. Figé derrière son comptoir, il doit vouloir défendre sa place et son percolateur. Contre qui, contre quoi, je ne le saurai jamais et n’ai pas réellement envie de le savoir d’ailleurs. Absorbé à son essuyage de vaisselle, il passe inlassablement un torchon d’un verre à l’autre tout en jetant subrepticement un regard dans ma direction. Son œil jaune, témoin d’une consommation excessive d’alcool, me fait l’effet d’un phare de vieille locomotive au sortir d’un tunnel. Son foie doit être à l’image de son établissement. Il est gênant d’être fixé comme ça bien entendu et j’esquisse un léger sourire pour tenter de briser sa ligne de mire, mais rien n’y fait. Je porte alors mon attention vers les rails et l’espoir, ou la fatalité, vers lesquels ils conduisent ceux qui les suivent.

Le train de 9 h 16 ne devrait plus tarder maintenant. Ça m’a toujours fait rire cette précision concernant les horaires de départ et d’arrivée à la minute près. Comme si la ponctualité des trains justifiait de donner des horaires à la minute près. Enfin, toujours est-il que le train pour lequel je suis venu dans ce bouge va rentrer en gare normalement. Je me lève donc pour gagner le quai. 

D’ordinaire, dans les autres établissements, je rapporte la tasse en plus de laisser un pourboire. Je sais, c’est con puisque je fais le service. Mais de toute façon, je n’ai franchement pas envie de rapporter cette fichue tasse. Et puis je n’ai pas fait gaffe, mais je suis sûr que ce petit malin derrière son comptoir fait partie des petits malins qui mettent « service compris » sur la facture, seul moyen d’obtenir un pourboire non mérité. Je pousse la porte côté quai cette fois en m’attendant à être mordu par la froideur du vent, mais il n'en est rien. Toutefois, ce qui m’étonne, c'est cette absence d’odeur. Je m’attendais à ce que mes poumons se gonflent d’un coup, heureux de retrouver un air plus sain qu’à l’intérieur, et je m’attendais par la suite à sentir l’odeur du ballast pollué, mais finalement, je ne perçois pas de différence. D'ailleurs, à bien y repenser, j’ai l’impression qu’à l’intérieur non plus il n’y a pas d’odeur particulière, là où l’on devrait sentir quelque chose à la hauteur de ce que l’on voit. Sans doute, l’atmosphère est-elle saturée d’absorbeurs d’odeur au parfum neutre. Ou alors le corps humain s’habituant à tout, j’ai tout simplement cessé de ressentir quoi que ce soit et franchement ça n’est pas plus mal.

Le quai est à l’image du reste et personne n’est là pour me dire que l’endroit n’est accessible que pour les voyageurs munis d’un titre de transport composté. Pas d’âme qui vit. Je regarde au loin, en suivant les rails pour tenter d’apercevoir la motrice. Mais, devant moi, rien d’autre que le défilé des traverses qui finissent par disparaitre dans le brouillard. Le train n’est pas encore en gare, mais la voix nasillarde qui sort d’un haut-parleur antédiluvien l’annonce, tout en demandant de s’éloigner de la bordure du quai.

9 h 17, il est en retard. Il l’est toujours. Sur le tableau lumineux de sa prochaine gare, j’imagine qu’ils ont déjà incrémenté d’une minute l’heure d’arrivée informant que le train 64233 en provenance de Saint-Chamas aura une minute de retard.

Soudain, dans l’entremêlement des rails, je le vois enfin. J'ignore pourquoi, mais c’est beau. D’où vient cette fascination des garçons pour les trains ? Lequel n’a pas eu dans son enfance sa boîte avec sa locomotive, ses deux ou trois wagons et ses rails ? Ces saloperies de rails qui agacent tant les pères parce qu’ils doivent sans cesse les réajuster. Le mien avait fini par me dire de ne plus y toucher. Et puis comme je faisais dérailler trop souvent le convoi, je n’avais plus le droit de toucher non plus au rhéostat qui contrôlait la vitesse. Finalement, c’est mon père qui jouait pendant que je regardais passer son train.

9 h 18. Deux minutes de retard et nouvelle incrémentation de l’heure d’arrivée pour la prochaine gare. À moins qu’en haut lieu, ils ne décident de faire rouler le train plus vite pour rattraper le temps. C’est idiot, on ne rattrape jamais le temps perdu. Partir à sa recherche est de la littérature. Le rattraper est un mythe. Le temps se débrouille toujours pour garder chaque seconde dont il s’est emparé. Mais là, le train arrive vite. Sans doute ont-ils décidé de tenter le coup, car même en le voyant de loin et de face, assurément le train arrive beaucoup trop vite. Si mon père voyait ça, il piquerait sa colère et s’emparerait de leur rhéostat.

Pour une fois, je prends l’annonce « éloignez-vous de la bordure du quai » au sérieux et recule jusque’à toucher la vitrine du Café de la Gare. Il va vite. J’entends la protestation des rails sur lesquels il glisse plus qu’il ne roule. Le sifflement devient vacarme. Assourdissant n’est pas le mot, le son tonitruant est trop aigu. Il vrille les tympans. Des gerbes d’étincelles jaillissent de part et d’autre des roues de métal. Il me semble entendre des cris. Dans l’immobilisme de la matinée, le monde parait soudain s’ébranler et vouloir retrouver sa place. Des cris, des hurlements, des odeurs métalliques. Oui, je sens enfin quelque chose. L’odeur est râpeuse, âcre, dérangeante. Je préférai ne rien sentir comme c’était le cas depuis ce matin. Mes yeux me brûlent. Sans doute le vent trop froid sur les yeux humides. Le vacarme est insoutenable. Je me sens soulevé par le déplacement de l’air au passage du train. Le monde bouge, tourne, se replie sur lui-même. On est loin, très loin de « L’invitation au voyage » de Baudelaire. Ici, rien n’est luxe, calme et volupté. Le monstre de métal hurlant se moque bien de la littérature et des maximes. Il rugit et court après le temps. Ses passagers hurlent avec lui. Je hurle aussi. Les yeux fermés, les mains sur les oreilles, je hurle pour soulager ma douleur dans les oreilles et ma tête. Tout n’est que tremblement et vacarme. J’ai mal. J’ai l’impression que ma tête va exploser comme le ferait une chaudière trop longtemps restée dans le rouge. Puis tout s’arrête brusquement.

9 h 18, le train est passé. Il ne s’est pas arrêté. Personne n’est descendu, pas même celui ou celle que j’étais venu chercher. Je ne sais même plus qui devait me retrouver. Je reste planté là, ne sachant que faire ou penser. Il ne s’est pas arrêté. Je tourne finalement les talons et rentre dans le café de la gare. Le patron n’a pas bougé. Figé entre son percolateur et son comptoir. Il me regarde toujours, mais d’un œil rouge maintenant. Lui aussi a dû souffrir du vacarme et sa mine est décomposée. Il semble plus vieux, plus rabougri et me met encore plus mal à l’aise. Je jette un œil au passage menant dans le hall de gare et constate sans surprise que le guichet est fermé. Ce n’est pas grave. Il y a pire dans la vie qu’un guichet fermé. Je reviendrai demain.

Je regagne le parking au-dehors et regarde ma montre. La trotteuse s’est arrêtée. Qu’importe, ai-je vraiment besoin de savoir que le train de 9 h 16 est passé sans s’arrêter à 9 h 18 et que je suis probablement dehors à 9 h 20 ou 25 ? Le temps n’est que futilité. Il n’a de sens que pour celui qui vit accroché à ses ailes. Demain, je reviendrai attendre le train de 9 h 16. Cependant, j'ignore pourquoi. J’ai cette impression qu’hier aussi je m’étais trompé de date. À moins que ça ne soit les jours d’avant. Du moins, c’est ce qu’il me semble, car le temps vous joue des tours parfois. Ma mémoire aussi.

L’ambiance à l’extérieur des murs est toujours aussi maussade, figée dans un gris terne. Le vent souffle légèrement en faisant onduler les mauvaises herbes entre les fissures du bitume. Elles sont nombreuses. J’ai même l’impression qu’il y en a plus chaque jour. Elles se dressent fièrement comme le témoignage d’un entretien négligé du parking. Toujours plus hautes et plus denses, elles encadrent ma voiture qui m’attend sagement au milieu. Elle aussi manque d’entretien et des boursoufflures sur le capot témoignent de la présence de rouille sous la peinture. Je déverrouille la portière non sans mal et l’ouvre avec difficulté tant les gonds sont grippés. Je m’installe derrière le volant au cuir élimé. La grosse pendule sur le fronton de la gare indique 9 h. Tout va bien, j’ai un quart d’heure d’avance. Je sors de la voiture, verrouille la portière et ferme mon blouson. Il fait froid. J’ai le temps d’aller prendre un petit noir et me dirige vers le Café de la gare. Il fait encore un temps maussade aujourd’hui.

 

Photo by Brian Suman on Unsplash Photo by Jan Huber on Unsplash
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