Août - 6
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Août - 6
« Je ne sais pas si Rosa acceptera de me voir, comme ça, pouf, le jour de son anniversaire. Et Hicham ? Il risque de mal le prendre, n'est-ce pas ?
- Possible. Il est assez protecteur. D'ailleurs, je n'ai pas compris pourquoi il était allé te trouver à Paris. Il aurait pu ne rien dire, cela protégeait Rosa encore un peu. Au moins, maintenant, elle sait. Elle a boudé quand elle a su qu'Hicham savait et pas elle alors que ça la concernait de prime abord. Je crois qu'elle lui en veut un peu. Bien fait pour lui, il aurait dû réfléchir ! »
Isidore sortit de sa veste la lettre d'Amal et la tendit à Zeina.
« Je crois qu'il avait besoin de moi, en fait. Voici la lettre qu'Amal réservait à Rosa pour ces vingt ans, soi-disant. Une lettre qu'Hicham a préféré me transmettre à Paris. Il y avait aussi ma photo, tu te souviens, du Trocadéro ? »
Zeina prit la lettre en souriant. « Il y avait un monde fou et pas mal de vent. Vous aviez du mal à garder un certain sérieux pour la pose. Oui je m'en souviens bien. »
Elle lut ensuite la lettre, très vite. Isidore avait surligné des mots.
« Tu vois ? Ce qui m'a mis la puce à l'oreille, c'est sa dernière phrase sur l'héritage des Tannoukhi. Alors, j'ai relu la lettre. Et j'ai noté qu'elle insistait sur des détails sans importance : l'oncle Hamza, la place Al-Qurashi, le rue Al Moqtana, la famille Al Sabiq et elle finit par son « âme rouge »...
- C'est vrai que nous n'avons pas d'oncle Hamza et je ne connais pas de famille Al Sabiq. Puis, Calixte a sa librairie rue Sidani. Qu'est-ce que ça signifie ?
- Tu n'es pas 'ukkal, n'est-ce pas ? Et Hicham non plus ?
- Non, nous ne sommes pas parmi les initiés. Amal devait se lancer dans l'initiation, suivre le tawfiq, mais elle n'est pas allée au bout, au grand dam de maman !
- Eh bien, j'ai étudié un peu le druzisme, quand je sortais avec Amal. Et ces termes sont les cinq piliers de la religion druze. On associe les cinq vertus à cinq noms et à cinq couleurs. L'âme est rouge, l'intelligence est verte, etc. Et dans cette lettre, on retrouve les cinq piliers. Ce n'est pas un hasard, n'est-ce pas ? »
Zeina se redressa sur son siège et toisa Isidore.
« Tu n'es pas sérieux, Isidore…
- C'est bien là, le seul héritage des Tannoukhi que je connaisse... »
Zeina se leva et prit les mains d'Isidore en murmurant quelques phrases. La mère vint en trottinant dans le couloir. Elle avait arrosé les plantes à l'arrière de la maison.
« Maman, il faut que tu te prépares, nous serons en retard pour l'anniversaire de Rosa »
La mère leva les yeux aux cieux. « Ma fille, ma file, je ne suis pas Alzheimer encore, je sais que c'est anniversaire de Rosa, je suis prête vite ! »
Pendant que la grand-mère se préparait, Zeina fit faire le tour de la maison à Isidore. Il y avait des traces d'Amal un peu partout. Chez les druzes, il n'y a pas de sépulture, tout est toujours caché selon la règle ancestrale de la taqqyia, c'est-à-dire de la dissimulation. Ne laisser nulle part de traces de son passage pour ne laisser personne les posséder. Pas d'église, pas de cimetière, pas de livres. Et cela durait depuis mille ans. Cependant, le monde moderne permettait de conserver des photos et Isidore put apprécier de voir grandir Rosa et vieilir Amal, dans des cadres ronds ou rectangulaires. Cela ne permettait en rien de rattraper le temps perdu mais cela le réconforta malgré tout. Il avait droit à une séance de rattrapage avec Zeina qui enchaînait avec des anecdotes amusantes qui se cachaient derrière les poses forcées. Isidore ne regretta pas d'être venu jusque là et commençait à appréhender les retrouvailles avec Rosa.
Vers onze heures, ils étaient tous les trois, Zeina, sa mère et Isidore, dans la Renault R5, vitres ouvertes, et à destination de Beyrouth. Zeina avait pris des paquets pour Rosa qu’elle avait mis dans le coffre avec les affaires d’Isidore. « En temps normal, ça prend une grosse demi-heure mais avec les embouteillages, on risque de mettre une heure. » Les embouteillages, un mal contemporain pour lequel aucun médicament n'était efficace : les artères bouchées, fallait attendre que ça passe, dans une hystérie de klaxons agressifs.
Vers midi donc, Zeina se gara dans une rue passante de Beyrouth ouest, au pied d'un immeuble de trente étages au moins, autour duquel dansaient des dizaines de grues qui montaient des tours triplettes. « Ce quartier est sympa, je veux dire, était sympa. Puis, tout a été bétonné. Ils finiront par bétonner la mer. »
Crevant de chaud, en sueur, ils sortirent tous les trois de la voiture bouillante. Zeina indiqua un appartement au milieu de la tour. « C'est là. Avec le parasol rose sur le balcon. » Isidore était nerveux. Tout cela n’avait aucun sens en fin de compte : qu’irait-il faire à l’anniversaire d’une gosse inconnue ? Accomplir une mission morale ? Il ne pouvait guère tout laisser en plan maintenant, si près du but.
« Je ne resterai pas longtemps. En fait, j’ai pris un hôtel à Beyrouth, et je repars demain. Ce n’était qu’un week-end, Zeina.
- N’angoisse pas comme ça, tout va bien se passer. On sera entre nous. Rosa sortira ce soir faire la fête avec ses amies. Ce midi, c’est en famille.
- Justement, je ne suis pas certain d’être de la famille.
- Pour maman, tu n’existes pas, mais pour Rosa, même si c’est nouveau, je crois qu’elle a envie d’en savoir plus sur toi et sur sa mère. Tu es le seul témoin de ses années parisiennes. Et Rosa est très curieuse de Paris depuis son retour. »
La mère regardait Zeina avec un air triste. « Je n’ai voulu que le bien de ma fille » disait son regard. Et elle n’y était pour rien si un cancer du sein l’avait emportée si vite. Ce n’était pas l’air libanais plus que l’air parisien qui était responsable. Et elle aurait préféré que ce soit elle plutôt que sa fille qui parte la première. Avoir perdu un mari n’avait pas suffit ? Peu après la mort d’Amal, elle avait sombré dans une mélancolie dont seule Rosa parfois parvenait à la tirer. Quant à sa fille Zeina, elle l’avait mal mariée. Et son petit-fils, passionné de jeux vidéos, n’avait pas trop le goût de l’étude des textes saints. Il n’y aurait plus d’’ukkal dans la famille Tannoukhi. C’était fini. Toutes ces générations avaient préservé les rites et les croyances pour rien. En deux générations, il ne restait plus rien. La vieille avait vu tout cela se dissoudre. La modernité avait tout absorbé, les jeunes avaient quitté le Chouf, et ils n’y retourneraient pas. Sa mémoire progressivement laissait partir des pans entiers de tradition. Bientôt, il n’y aurait plus que quelques cheikhs qui sauront les livres sacrés et après, tout disparaîtra. La vieille respira longuement et pensant à ses petits-enfants eut un sourire résigné.