Bien d'autres jours passent encore. Qui deviennent des semaines.

Il semble avoir oublié jusqu'à son existence et franchement, c'est tant mieux.

En fait, Mélusine en est presque déçue. Elle n'aura même pas eu l'occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce.

C'est donc si facile. Si facile de trahir, si facile d'oublier. Pas grave. Elle sait quelle conclusion elle va en tirer... ou pas.

Elle sait plutôt quelle conclusion elle en tirerait... s'il n'y avait pas les enfants. Il y en a sept, quand même. Il y a surtout Heinrich, qui a beau ressembler à... lui, il est si proche d'elle... Il est là, debout, silencieusement, à ses côtés. Il sait quand lui toucher la main, l'épaule, le dos, pour la réconforter, comme un grand. Il sait rassembler toute la fratrie autour de lui. Petit père, malgré son jeune âge. Treize ans. Il sera un jour un grand chef, elle en est sûre.

Mais en attendant, lui et les autres sont tous si jeunes... tous et toutes. Ils ont besoin de leur mère. Elles aussi. Elles surtout. Va-t-elle les en priver ?... C'est elle-même qui en souffrirait. Ils - et elles - sont la seule bonne chose qui reste désormais de l'existence qu'elle a cru construire. La seule qui donne encore un sens à son destin. Si elle doit partir un jour, elle ne partira pas sans eux. Avec ou sans château, l'important, c'est de rester ensemble. Un château est-il important pour rester tous ensemble ? Elle a toujours été persuadée que non, et maintenant, elle l'est plus que jamais.

Elle ne sait pas encore où ils iront, mais... elle trouvera. Le monde est vaste. De nouvelles villes se créent, comme Lucilinburhuc, qui n'existaient pas encore il y a quinze ans. Et même si c'est une vie qui ne lui convient pas à elle, pas du tout même, ils trouveront bien quelque part une forêt avec un rocher, une rivière, et peut-être une grotte. Elle a toujours cru qu'elle ne pourrait jamais quitter le Bockfiels, elle le croyait encore naguère, mais peut-être était-ce elle qui était dans l'erreur... il doit bien y avoir ailleurs d'autres rivières, d'autres rochers, d'autres grottes, pour des créatures comme elle. Il doit y en avoir d'autres quelque part, des créatures comme elle...

Des coups frappés à sa porte interrompent le cours de ses pensées. C'est sa femme de chambre - celle qui, il n'y a pas si longtemps, lui conseillait de prendre un peu de repos alors qu'elle était épuisée et qu'il délirait. Elle vient prendre ses instructions, fait ce qu'elle a à faire.

Puis, avant de repartir, elle se rappelle qu'elle a un message à transmettre.

- À propos, Madame la Comtesse, Monsieur le Comte m'a chargée de vous dire qu'il désire vous voir.

Mélusine sourit en coin.

- Tiens donc !

Il se souvient qu'elle existe ? Monsieur le Comte s'ennuie ? Il a envie de faire mumuse ?...

Mais que s'était-il donc imaginé ? Qu'après l'affront qu'il lui avait infligé, devant témoins - qui n'ont certainement pas manqué d'en faire le rapport tout autour d'eux - elle allait bien sagement continuer à lui rendre visite tous les jours, à lui redresser ses coussins et à lui donner la becquée comme à un petit bébé ? Et avec le sourire en plus si ça se trouve ? Comme s'il ne s'était rien passé ? Comme si ses sentiments et son dévouement n'avaient pas pu être entamés, et même bien plus que ça, après ce qu'il venait de lui faire ?...

Et que s'imagine-t-il encore maintenant ? Qu'il aura juste à la siffler comme un petit chien pour qu'elle accoure immédiatement à ses pieds, le souffle court, la queue frétillante et la langue pendante, en espérant une friandise et une caresse de son maître ?... Et puis quoi encore ?...

Mais qu'est-ce que cet homme a donc à la place du cœur ? En quoi est-il fait ?... Est-il vraiment inconscient à ce point ?... Qu'est-ce qu'elle représente vraiment à ses yeux ? Une bonniche ? Un jouet ?...

- Monsieur le Comte a envie de passer le temps, il paraît.

Devant la pique cynique de Mélusine, la femme de chambre a un sourire gêné. Celui de Mélusine n'est qu'ironie et sarcasme.

- Eh bien, vous direz à Monsieur le Comte que Madame la Comtesse le remercie bien de penser à elle, mais qu'elle n'a pas le temps en ce moment. Elle doit s'occuper des enfants.

La femme de chambre a l'air désolée et confuse.

- Ne vous en faites pas, ma chère Geerty, ce n'est pas grave, il s'en remettra.

Et Geerty s'en va porter le message. Prends ça dans ta figure, Monsieur le Comte.

C'est vrai qu'il vaut mieux ne pas imaginer comment il accueillera la messagère de mauvaises nouvelles, et c'est dommage parce qu'au fond, elle aime bien Geerty et elle a l'impression que la sympathie est réciproque, parce qu'elle est une de ses rares sympathies humaines et que dans ces conditions, c'est un peu mesquin de se servir d'elle comme d'une balle en l'envoyant ainsi au front, mais franchement, ce n'est pas son problème et elle a d'autres chats à fouetter. Chacun ses soucis, et elle a bien assez à faire avec les siens sans avoir en plus à se charger de ceux des autres.

Mélusine doit bien s'avouer que sa petite vengeance, si insignifiante soit-elle, lui a légèrement remonté le moral. Mais, justement, cela reste insignifiant par rapport à ce qu'elle a subi. Lui, au moins, il se remettra vite de son refus. Bien plus vite qu'elle se remettra jamais de l'affront qu'il lui a fait subir.

Alors, vu que dans un premier temps elle n'a pas vent de suites de cette affaire, elle passe à autre chose et se concentre sur ce qu'elle a à faire. Heureusement pour elle, il y en a assez en la matière pour accaparer son esprit.

Musique : Pas toi - Jean-Jacques Goldman

Épisode 36 : Chair à canon

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