Les mois passent.

Siegfried et Mélusine font toujours chambre à part.

Petit à petit, Siegfried se rétablit - avec une lenteur anormale vu sa constitution physique, de l'avis de tous ceux qui le soignent et notamment du physicien qui lui reproche de ne pas se nourrir suffisamment, mais malgré tout, il finit par remonter la pente.

Mélusine ne peut évidemment l'avouer à personne, et à peine à elle-même, mais au fond, elle n'est pas mécontente de ce délai que la longue convalescence de Siegfried lui laisse pour se rétablir de sa propre blessure morale. Elle lui rend visite aussi souvent qu'elle le peut, elle se permet de le faire parce qu'elle sait que dans l'état où il est, elle ne court pas grand risque en sa compagnie, mais elle doit bien admettre dans sa tête que si Siegfried avait été plus en forme, s'il avait finalement décidé que le vœu qu'il a fait est trop lourd à porter - certains vœux sont faciles à faire et à tenir quand on a à peine la force de se nourrir - et s'il avait voulu reprendre leur vie de couple comme avant, cela aurait été un vrai problème pour elle. Donc pour eux deux. Sa tête peut comprendre, son cœur peut compatir, mais son corps, lui, aurait résisté, déchiré entre leur connexion et le souvenir du rejet.

Entre-temps, s'occuper des enfants, gérer les domestiques et administrer les affaires du château avec le Père Adalbéric - qui, lui, au moins, est lettré - ça occupe son temps et son esprit, et tout cela lui permet de prendre du recul. Et, petit à petit, l'affront qu'elle a dû essuyer s'éloigne dans le temps et aussi dans sa mémoire, jusqu'aux limites de sa conscience, enseveli sous trop de nouveaux événements, petits et grands. Quand on a sept enfants, la plupart en bas âge, et toute une domesticité, un château à gérer, si petit soit-il, plus les affaires de toute une ville, il se passe tout le temps quelque chose.

Mais même en recouvrant la santé, Siegfried reste fidèle à ses nouveaux vœux. À tous ses vœux.

Mélusine, qui connaît désormais l'essentiel de son secret, comprend ce qui se passe, mais elle est pratiquement la seule à la Petite Forteresse. Le Père Adalbéric, lui, est plutôt satisfait de voir Siegfried prendre le chemin du pénitent : il y voit la voie royale vers le Paradis. Mélusine espère qu'il a raison, mais elle est loin de partager sa conviction, sa satisfaction et son enthousiasme. Elle pense plutôt qu'il y a dans sa toute nouvelle piété quelque chose de malsain, qu'elle serait bien incapable de définir mais qui ne lui inspire pas du tout confiance. Quant à tous les autres, ils ne reconnaissent plus guère leur comte Siegfried - sauf bien sûr dans ses colères et dans ses mouvements d'humeur.

Il recommence à s'entraîner physiquement parce qu'un seigneur est censé se tenir constamment prêt au combat, et dans ce contexte il lui arrive encore de monter à cheval, mais pas au-delà de ce que l'entraînement d'un seigneur exige. À vrai dire, il préfère entraîner son fils Heinrich. Et ce sont parmi les rares choses qu'il garde du Siegfried d'avant sa maladie... ou plutôt d'avant son expédition à Koerich. Mélusine se demande si les autres font eux aussi ce rapprochement.

Une chose remarquable, en tout cas, c'est que désormais, Siegfried se pique de religion. Lui qui n'a jamais été très assidu aux offices religieux, il y assiste désormais non seulement tous les dimanches, mais carrément tous les jours, quitte à se lever aux aurores. Lui qui ne connaissait en matière de prières que le Notre Père - et encore, avec beaucoup de lacunes, en hésitant sur les mots et en se trompant souvent - devient capable d'enfiler par cœur un Pater, un Ave et ses actes de foi, de contrition et de charité sans la moindre erreur et sans une seule hésitation, et il s'est même mis à étudier les Écritures.

Le Père Adalbéric s'étonne certes quelque peu de la ferveur nouvellement trouvée de son paroissien premier en rang, mais puisque les choses vont dans le sens de cette Église que lui-même sert avec fidélité, il ne va pas s'en plaindre, et à partir du moment où tout semble servir la bonne cause, il ne se pose pas plus de questions et il ne voit que des raisons de s'en réjouir. Certes, il le trouve un peu excessif parfois, notamment avec ses enfants, mais il met la chose autant sur le compte du zèle du converti que sur le tempérament un peu excessif dans tout qu'il a toujours connu chez Siegfried de Lucilinburhuc - et que d'ailleurs tous lui reconnaissent. Donc au total, il ne voit aucune raison de s'inquiéter, que du contraire. Il voit juste une énergie et un tempérament qui ont besoin d'être canalisés - mais ça, il en fait son affaire.

Et puis, et puis, et puis, Siegfried, en seigneur aisé, consacre désormais une part non négligeable de ses revenus à faire construire églises, couvents et prieurés dans sa bonne ville de Lucilinburhuc et dans son comté, et à encourager l'instruction religieuse de ses habitants. Quand il y pense, il se dit souvent que ce n'est pas du côté de Saint-Maximin qu'on s'en plaindra. Consacrer une partie de ses biens à l'expansion de l'Église et aux progrès de la religion ne peut qu'avancer le salut des âmes de ceux qui le font, ou alors le Père Adalbéric n'y comprend plus rien.

Dans toute la région, Siegfried de Lucilinburhuc commence à passer pour l'homme pieux qu'il n'a jamais été auparavant. Et à la Petite Forteresse, chacun espère que sa conversion lui adoucira un peu le caractère, les mœurs et le cœur.

Musique : A Small Measure of Peace - Hans Zimmer

Épisode 49 : Fanatisme

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