Aux vents errants
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Aux vents errants
Je croise Agnès en sortant de l’ascenseur, je reviens du second étage où j’ai aidé Arnold à ramener Pierrette chez elle. Le décès d’Édouard est dans l’esprit de tous, il est une terrible nouvelle pour ceux qui le côtoyaient et plus particulièrement pour Agnès, son ex-femme. Son regard est embué, elle a beaucoup pleuré, me découvrant entre deux portes, elle retient son chagrin, sa gêne est palpable, un geste, une attention de ma part et elle s’effondre en larme. Mon désarroi est tel, que je ne trouve pas les mots, ne sais pas quelle attitude adopter, elle non plus n’a rien à me dire, juste un sourire et elle prend ma place dans l’ascenseur, la porte se déplie, elle disparait, aurais-je dû la retenir ?
Trésor l’a accompagnée sur le pallier, elle tient Pépette dans ses bras et elle aussi, me lance un sourire dépité, je suis aphone, les paroles sont vaines, les phrases ne viennent pas, ne se construisent plus. Elle me saisit par le coude et m'accompagne sur mon toit, là-haut, je serai en sécurité, protégé du monde, je pourrai enfin me retrouver, me laisser aller, accuser le coup. Trésor m’explique qu’Agnès rentre chez elle, elle veut voir ses enfants, partager ce moment dans l’intimité de sa famille.
Le zinc est brûlant, comme souvent en fin d’après-midi, il restitue sa chaleur et amplifie la sensation d’épuisement qui m’envahie. Trésor prétexte d’aller faire des courses et m’abandonne à la barre de mon navire, affrontant sans courage le tumulte de cette mer agitée. Seul, je me laisse aller à pleurer.
Les autorités vont autopsier le corps d’Édouard, Agnès l’a dit à Trésor, la police veut s’assurer qu’il s’agit bien d’un suicide, c’est la procédure habituelle dans ce genre d’affaire. Les images de la morgue surgissent dans mon esprit, s’impose sans mon consentement, son cadavre sous un drap blanc, le couinement du chariot sur lequel il gît, les instruments chirurgicaux souillés de son sang, jetés dans des coupelles d’inox aseptisées… un désastre.
C’est décidé, je dois partir, quitter cette ville, fuir cette ancienne vie où plus rien ne m’attache. Quand Trésor revient les bras chargés de nourriture et surtout de bières, je lui demande de s’assoir à mes côtés. Mon ton solennel l’intrigue, elle me propose une bouteille, la décapsule avec son briquet, puis, tout en portant le goulot à ses lèvres, pose son regard sur moi et attends.
— Je vais partir.
Un moment passe, sans qu’elle réagisse, d’ailleurs que pourrait-elle dire. Elle me prend la main, son visage est marqué, ses yeux sont boursoufflés, elle aussi retient son chagrin. Une légère brise se lève, balaye mon toit et gonfle ma chemise blanche toujours accrochée à son fil enroulé autour de la cheminée. Il est temps de lever l’ancre, de déployer les voiles, l’horizon est dégagé, tout au loin ma vie me hèle.
— J’ai été heureux de te rencontrer, tu es une jolie fille, désormais, je dois me laisser porter, m’abandonner aux vents errants.
[À suivre…]
Initialement publié sur Medium le 13 février 2023 [ici]