Les aglomôles
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Les aglomôles
J’étais jadis en contact avec un petit dieu. Il aimait boire du rhum et fumer des Camel. Au cinquième verre il apparaissait sur mon canapé sans crier gare, comme tombé du ciel. Depuis que je ne fume plus et ne bois plus de rhum je ne le vois plus. Ses visites étaient-elles intéressées ? C’est probable. Dommage, j'aimais bien sa compagnie. Il me racontait son existence. Il aimait l'acidité de l'oseille et le murmure du vent dans les roseaux. Il n'aimait pas trop les églises mais aimait bien les pierres, les maçons et les voûtes transversales. Il m'a fait toucher du doigt la courbure de l'espace temps, douce et chaude comme le galbe d'une hanche et la vibration des particules élémentaires telle un frisson à peine perceptible sur les lèvres de la femme qui se sait aimée. Il aimait les mythologies, grecque et romaine, les trahisons et les vengeances. C'était son cinéma à lui.
Il n'était pas immortel mais ne savait pas m'expliquer combien de temps il serait. Sa vie se mesurait en « aglomôles ». Il est impossible de transposer son temps de vie en années car l’aglomôle n’est pas cadencée par une révolution astrale ou une fréquence atomique. Elle n’est même pas linéaire, ni logarithmique, ni ne suit une courbe modélisable. Elle est chaotique. Elle dépend de la densité des événements cosmiques. Cela veut dire qu’au tout début de l’univers elle pouvait durer une infime fraction de seconde alors que maintenant, si rien ne se passe, si aucune étoile n’explose, aucuns trous noirs ne fusionnent, aucunes galaxies n’entrent en collision, elle peut durer des dizaines de millions d’années.
Comme de plus mon petit dieu était fâché avec le système métrique en général et les décimales en particulier (so british, n’est-il pas ?), on ne saura jamais son âge. L’aglomôle ne déterminait que la durée de la vie des dieux et rien d’autre. Pour le reste ils n’avaient pas d’unités de mesure. Pas besoin. D’ailleurs, ce que nous appelons « durée » lui l'appelait « histoire » et « les rebonds de son histoire » était ce que nous appelons « le temps ».
Il m'a dit que pour l'un d'eux l'histoire avait cessé de rebondir. Il était très grand et un soir en rentrant chez lui il s’est cogné la tête contre la voûte céleste. La violence du choc fut telle que son compteur d’aglomôles s’est arrêté. Il consulta les meilleurs horlogers de Morez, de Besançon et de Genève. Au passage il demanda même conseil à Voltaire, à Ferney. Voltaire qui connaissait peu les langues flexionnelles confondit les accents toniques et crut que c’était lui, dieu, l’horloger.
Rien n’y fît, son compteur d’aglomôles ne fut pas réparé et son temps avait disparu. L’éternité, pour nous, c'est le temps infini. Pour lui, l’éternité c'était l'absence de temps.
Le dieu qui avait pris un coup sur la tête a sombré dans une profonde dépression. Il est, paraît-il, gentiment moqué par ses jeunes collègues qui l'appellent désormais le GI : « Le Grand Indifférent ».
- Photo d’entête : Julien Ziemniak
- site internet : jb-photographies.net