

1 image = 1 texte : La patte
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1 image = 1 texte : La patte
LA PATTE
Le monde avait changé. Je savais qu’auparavant, il y a des décennies, rien n’était comme aujourd’hui. Eux, tout particulièrement. Ils ne prenaient pas autant de place. Ils se cachaient de nous, pour survivre. Pourtant, actuellement la situation est bien différente. C’est nous qui sommes obligés de nous cacher. De survivre, dans la pénombre ou dans des trous. S’ils nous attrapent, c’est terminé. Mes parents me le disaient chaque soir, avant de me border.
« N’oublie pas Suzie, maintenant nous sommes les proies. Si un seul t’attrape, nous ne te reverrons jamais. N’oublie pas Suzie, tu dois toujours rester cachée, à l’abri. Ne sors pas. Jamais. Jamais Suzie. »
Je n’étais jamais sortie. Sage et disciplinée, je n’ai jamais ouvert une porte ni respiré à l’air libre.
Dans ma maison, le seul endroit où je sois en sécurité, j’attends. Ça commence à faire longtemps que mes parents sont partis, au moins trois levers de soleil. Aucune fenêtre ne me permet de voir s’il fait jour ou non, mais les batteries fonctionnant à l’énergie solaire ont déjà cessé de se charger à trois reprises.
Sur un vieux carnet tâché je trace un quatrième bâton. Les réserves d’électricité sont de nouveau en train de diminuer. Il faudra attendre quelques heures pour que les taux remontent.
Comme chaque soir, je reste devant la porte. Allongée, j’attends qu’ils reviennent, jusqu’à m’endormir d’épuisement. Jamais ils n’ont été absents si longtemps. Lorsque des adultes partent en expédition et qu’ils ne reviennent pas avant le deuxième coucher de soleil, ils ne rentrent pas. Jamais. Mais mes parents sont forts, rusés, et ils ne se laisseraient pas attraper aussi facilement. Non, impossible qu’ils se soient fait prendre par les prédateurs. Ils sont cachés, quelque part. À l’abri du danger. Ils attendent seulement le moment parfait pour me retrouver.
Mes lèvres sourient tandis que mes paupières lourdes se ferment. Oui, ils vont rentrer à la maison. Très bientôt.
Je commence à peine à être emportée dans mes songes qu’un bruissement me fait rouvrir les yeux. Poussant sur mes bras pour m’asseoir, je tourne la tête d’un côté, puis de l’autre.
« N’oublie pas Suzie, tu ne dois jamais faire de bruit. Ils entendent tout. Tu serais repérée et il en serait fini de toi. Personne n’est caché s’il est bruyant. »
J’ai envie de demander s’il y a quelqu’un. Je serre mes lèvres pour empêcher les mots d’en sortir.
Le bruissement devient un frottement. Dans la pièce principale de notre maison, je reste assise en sentant mon cœur s’emballer dans ma poitrine. Mes parents rentrent toujours discrètement. Je ne m’y attends jamais. Et d’un coup, subitement, ils sont là. Alors comme les autres fois, j’espère les voir apparaitre comme par magie.
Comme pour me protéger, j’attrape la cape en laine qui me sert à ne pas trop souffrir du froid, pour m’enrouler dedans. Bêtement, j’imagine qu’ainsi je serais invisible, que rien ne pourra m’atteindre. Les mêmes sons se répètent et se répercutent jusque dans les murs. Malgré la cape sur les épaules, je tremble. J’ai froid, mais surtout j’ai peur. Ils m’ont trouvée. C’est terminé.
Les yeux brouillés de larmes, je fais coulisser la porte. Un vent frais agite mes cheveux bruns, et je respire pour la première fois un autre air que celui de la maison.
Je prends une grande inspiration et ferme les yeux, oubliant presque la gravité de la situation. L’extérieur sent bon. La nuit sent bon. La sensation qui me parcourt est indescriptible.
Lorsque je rouvre les yeux, la seule chose que je vois c’est l’obscurité. Dehors, il fait noir. C’est terriblement angoissant, au point de me nouer le ventre. Puis deux points s’illuminent au loin. Deux points jaunes, tirant vers le doré. Tout petit d’abord, je les vois s’agrandir. Ils deviennent grands. Très grands. Un souffle plus chaud entre dans la maison, en même temps que la peur s’empare de moi. Il m’a trouvé.
« N’oublie pas Suzie. Si tu devais rencontrer un prédateur, ne fais aucun bruit. Ne parle plus. Ne bouge plus. Ne respire plus. Tu dois être comme morte. Sinon il t’emmènera, pour toujours. »
Je plaque ma main sur ma bouche et retiens ma respiration. Je ne déglutis pas et ne cligne même plus des yeux.
Les deux ronds ambrés rétrécissent à nouveau, quand il recule. Aurais-je réussi ? Ne m’a-t-il pas vue ? Pourtant ses pupilles me fixent.
À bout de souffle, et les yeux larmoyants, je cède et relâche ma main pour respirer. Je ferme les yeux, et me prépare à ce qu’il revienne me chercher. Je ne pourrais pas faire semblant d’être morte, c’est au-dessus de mes forces. Inutile d’essayer de gagner du temps. J’ai scellé mon sort en ouvrant la porte.
Les pupilles m’observent toujours, alors que je reste assise sur mes genoux, la tête légèrement baissée.
« N’oublie pas Suzie, ils détruisent tout. Rien ne leur résiste. Les habitations sont broyées, et nos corps aussi. Ils sont si forts. Alors que nous… »
Les minutes s’écoulent et je reste immobile. Qu’attend-il ? N’osant pas vérifier que ses yeux persistent à m’examiner, je regarde simplement le revêtement au sol en commençant à chantonner une mélodie. Ça m’apaise. Jusqu’à ce que quelque chose sorte de l’ombre et passe par l’ouverture. C’est gros, long, large, noir. Je continue de fredonner, en analysant cette chose à quelques centimètres de moi. C’est recouvert de poils noirs soyeux et brillants. Mais ne devrait-il pas avoir déjà démoli la maison et broyé mon corps ? Les prédateurs ne suivent-ils plus systématiquement leur instinct sauvage ? Les deux ronds dorés réapparaissent dans les ténèbres, tout près.
Je regarde ce qui ressemble à une patte, et me demande si la sensation de ses poils serait douce sur ma peau. À mesure qu’il respire, l’air chaud envahit l’intérieur de la maison et me réchauffe.
Sans savoir pourquoi, ni réfléchir aux conséquences, j’approche ma main et la pose délicatement sur le bord de la patte. En réponse, il cligne plusieurs fois des yeux. Ses pupilles brillent comme des étoiles dans la nuit et reculent de nouveau. Alors que ma main est toujours dessus, la patte sort de la maison. En quelques secondes, l’air redevient froid, et plus aucun regard ne vient me scruter.
Je patiente encore un moment, puis me décide à coulisser la porte pour refermer l’entrée.
Je reste le dos contre la cloison et me laisse glisser au sol. Presque sidérée, je ne comprends absolument rien à ce qui vient de se produire.
Je retourne ma main, regarde ma paume et sens encore les poils doux de sa patte contre ma peau.
Recommençant à serrer les lèvres, je pivote et colle mon oreille à la porte. Alors que je n’ai jamais approché le danger d’aussi près, une étrange béatitude m’entoure et me rassure.
Je souris en fermant les yeux, en me demandant s’il va revenir…
Source de l'illustration : https://www.instagram.com/p/CO26VbwDmWC/?utm_source=ig_web_copy_link&igsh=MzRlODBiNWFlZA==
Artiste : monokubo

