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32. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 1 : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, "La Résolution d'Ygrem"

32. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 1 : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, "La Résolution d'Ygrem"

Veröffentlicht am 25, Juni, 2023 Aktualisiert am 25, Juni, 2023 Kultur
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32. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 1 : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, "La Résolution d'Ygrem"

Oramûn navigue en direction de Syr-Massoug. Il vient de déposer son ami, Rus Nasrul, au port de Iésé, la grande ville des Aspalans, à l’embouchure de la Nohr qui sépare les Terres Noires des Terres Bleues. Seulement deux Aspalans de Nasrul avaient embarqué, les autres étant restés à Sarel-Jad pour assurer la protection des Sils et de l’équipe scientifique de Nïmsâtt. Zaref est, quant à lui, enchaîné à fond de cale. Il rêve de se libérer, non tant par goût de la liberté que pour être à même d’établir une connexion entre ses trois principaux contacts : les trafiquants de Syr-Massoug, d’abord ; ses clients Aspalans, ensuite, qui pour la plupart résident aux confins des Terres Noires, non loin des régions où s’étendent les Terres Blanches : il leur faudra surmonter la frustration de ne pas recevoir encore les esclaves attendus ; enfin, des groupes maffieux établis à Iésé. Trois pôles qui attendent d’être mis en contact, et c’est lui, Zaref, qui en détient les clés. Réussir leur interconnexion lui ouvrira la voie d’accès à un pouvoir solide qu’il n’aura plus besoin d’exercer dans l’ombre.

A Syr-Massoug, cependant, la situation politique devenait précaire. Les industriels ont fait monter la critique et ils s’emploient à alimenter l’agitation sociale. Le mécontente­ment des citadins de Syr-Massoug s’est accru contre ceux que les Nassugs désignent comme « les Aspalans », ces travailleurs immigrés et sans domicile. Les trafiquants sont déprimés, furieux, même, de voir entravées leurs activités lucratives. Quant aux bourgeois, leur frustration est excitée par la propagande des industriels leur faisant miroiter une révolution dans leur mode de vie grâce à des moyens de transport et de communication à distance qui seraient mis à leur disposition à prix réduit.

Ygrem avait multiplié les consultations auprès de ses conseillers, déçu que Santem ne lui ait pas proposé de solution pour le problème que lui posent les industriels. Enfin, il parvint à convaincre son vieil ami de lui donner un avis sur les dispositions à prendre. Il estime que ce ne pourraient être des mesures de court terme, de celles qui s’en tiennent à remplacer la politique par la police. Quant à Santem, il ne veut pas s’enfermer dans l’abstention, cela finirait par contrarier le roi. Mais il demeure perplexe. Il n’a pas le goût des grandes réformes politiques. Dans l’Archipel, les villages sont autonomes, Mérov s’administre elle-même par un Conseil des familles, il n’existe pas d’État fiscal, pas de gouvernement central, pas de Parlement national. Les paysans, les artisans, les commerçants ne paient pas d’impôt et ne votent pas de lois. D’ailleurs, ils n’en ont pas besoin, car ils ont leurs coutumes, et si elles varient d’une île à l’autre, les insulaires passent des accords, de famille à famille ou de village à village. Bref, Santem n’a pas trop le sens de l’État. C’est ce qui le porte à épouser des thèses libertaires, voire, anarchistes au sens où, selon lui, tout devrait reposer sur des accords entre personnes, au sein de sociétés qui seraient sans État et sans frontières. Il n’y aurait pas de territoires nationaux, mais des espaces de circulation et d’installation libres. Enfin, Santem se résout à donner un avis à Ygrem :

— Le malaise, à Syr-Massoug, ne vient principalement ni des paysans, ni des ouvriers, ni des petits commerçants, mais, tu l’as vu, Ygrem, des industriels et aussi des banquiers. C’est eux le poumon de l’activité, et ils estiment manquer d’oxygène. Même s’ils ne sont pas eux-mêmes délinquants, ce sont eux qui font monter l’agitation. Ils exercent sur l’opinion des gens une influence indirecte mais décisive. Le mécontentement social, c’est eux qui l’entretiennent et l’activent. Au total, la puissance, c’est eux. C’est d’abord avec eux qu’il te faut t’entendre, avec eux, que la Couronne doit négocier un contrat social. Si tu y parviens, Ygrem, la stabilité reviendra dans le royaume.

— Mais, Santem, que fais-tu du pouvoir royal, du gouvernement, de la politique ? A elle, non à l’industrie ou la banque revient le pouvoir légitime d’organiser la société, de la faire reposer sur les principes d’une vie commune, juste et bonne pour tous ; de savoir ordonner le développement à travers des Cités — de la science, de l’industrie, de la pêche, de l’agriculture et de l’artisanat — ; de tenir la monnaie, de faire advenir un bien commun par la mise en contact des réalités sociales, grâce à une concertation menée entre représentants des activités diverses de la nation ; car toutes doivent avoir voix au chapitre. Il faut donc un État avec son Parlement et son Gouvernement.

— Bien sûr, Ygrem. Mais, encore une fois, le malaise actuel est grand. Créer des Cités à ton idée ne peut se faire que sur une durée longue, à pas mesurés, en tirant leçon, chaque fois, des échecs et erreurs. C’est pourquoi je te suggère de commencer par la suppression des en­traves. Que les industriels fassent comme ils l’entendent. Leur rêve est d’arroser la ville — que dis-je ? — l’ensemble de l’espace, Terres Bleues, Terres Noires, l’Archipel, de nos innova­tions ; de mettre à porter de tous des véhicules individuels, des engins portatifs de communication à distance, des équipements domestiques pour conserver les aliments par le froid, des machines à calculer et à écrire... Ils attendent que la Couronne renonce à détenir à titre exclusif et en quantité limitée les réalisations, par exemple, tes aéroglisseurs, et les fleurons — pense aux possibilités des « diamants » — de notre technologie. Ils veulent en faire profiter leurs équipements industriels, mais surtout la population, non par altruisme, évidemment, mais parce que, vois-tu, c’est une manne commerciale et, surtout, la consommation de masse mettrait en branle le plus puissant moteur de développement. Or cette puissance ne va pas sans une révision des règles de distribution de l’argent. Les banques devront pouvoir créer la monnaie dont a besoin l’in­dustrie, et ce besoin est illimité. Enfin, banquiers et industriels comptent sur toi ; j’en­tends, sur l’État, pour les premiers investissements d’infrastructure, surtout là où la rentabilité est lointaine ou incertaine ; et sans doute aussi pour leur assurer les services d’une large population formée dans des Instituts et à mê­me de leur offrir ses compétences qualifiées sans devoir passer par un long apprentissage.

Le roi écoute, les yeux perdus dans le paysage dont son ami vient d’ébaucher les lignes.

— Mais enfin, aimes-tu ce que tu décris ?

— Ygrem, je n’ai ni à l’aimer, ni à ne pas l’aimer. C’est le réel que j’essaie de te décrire, le réel qui nous attend, sa venue me paraît inéluctable. Si les industriels sont forts, ce n’est pas parce qu’ils sont riches. C’est parce qu’ils sont portés par une lame de fond qu’à mon sens il ne serait pas sage de vouloir contrarier.

— Mais en mesures-tu l’impact ? Imagines-tu le chaos social qui en résultera ? Non, Santem ! il ne m’est pas possible, à moi qui suis entre tous responsable de l’avenir des peuples nassugs, de laisser déferler les évènements que ta lucidité a su me révéler. Tu es un visionnaire, tu me l’as prouvé. Mieux que qui­conque tu vois le mouvement de la société. Mais j’ai l’État en charge. Il est possible que soit anéanti mon dessein politique. Même si les éléments réunis avec la force du destin parlent en faveur de ce réel que tu me décris, il est de mon devoir, et c’est ma volonté, de prévenir le malheur. Santem, vois dans mes yeux combien je hais et redoute le monde que tu évoques ! De ce monde, je ne veux pas. Ce que tu me suggères va dans le sens d’une subversion de la puissance publique par les intérêts privés ; toute la vie leur serait soumise. C’est catastrophique. Je ne renoncerai pas à l’État. Sa mission est le service de tous, non avant tout de l’Industrie et de la Banque. Comme les autres activités l’Industrie et la Banque devront accepter l’encadrement politique propre à concilier leurs intérêts avec ceux de l’en­semble des forces vives. Chaque type d’activi­tés sera donc organisé en corps de métiers qui eux-mêmes pourront délibérer et se concerter entre eux, sous le regard de mon Administration, au sein d’un Parlement. L’Industrie sera soumise à des obligations sociales donnant lieu à une Charte ; de même la Banque. Ces puissants ne pourront à leur gré embaucher et débaucher du personnel sans s’assurer de leur conversion vers d’autres emplois, à défaut de quoi ils devront leur verser un revenu qui les maintienne à niveau.

Et ce n’est pas tout ! Je ne vois nulle raison, mon cher Santem, de faire financer par l’ensemble de la population les formations professionnelles dont l’Industrie et la Banque ont besoin. C’est à ces puissances qu’il incombe d’y pourvoir, ce que, d’ailleurs, les petits commerçants et artisans assument pour leur part. Ainsi l’Industrie et la Banque seront-elles justifiées d’établir comme elles l’entendent les cursus dans les domaines qui les concernent, sans aller se mêler des programmes universitaires, comme elles aimeraient le faire, ni prédéfinir les orientations de recherche publique. L’Uni­versité a d’autres missions que les Instituts. Elle n’est pas l’instrument de l’Industrie. La formation et la recherche qu’elle organise en son sein sont libres. L’Université est un lieu de savoir et de culture qui a pour destination finale l’humanité et son épanouis­se­ment. C’est pourquoi, Santem, je te le promets, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour réaliser ce que tu vois comme un rêve : la réalisation de mes quatre Cités.

 

 

 

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