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05. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre II - 1, 2

05. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre II - 1, 2

Veröffentlicht am 22, Feb., 2023 Aktualisiert am 24, Feb., 2023 Kultur
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05. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre II - 1, 2

 

C’est Masitha qui sans le vouloir apporta à Santem la solution. Dans l’esprit de ce dernier, la révolution du blé dur avait éclipsé le succès des toiles de lin qu’au fil des jours Masitha et ses filles tissaient et coloraient en rouge éclatant. Grâce au commerce avec les Nassugs les gens de Mérode étaient devenus en moyenne plus aisés qu’ils ne l’avaient jamais été. Non seulement ils avaient largement de quoi subsister sur le plan alimentaire, mais ils cherchaient en outre à diversifier leur demande en direction de produits semi-luxueux dont les draps, toges, robes et chemises de lin étaient le principal emblème. Cependant, la plupart des gens de Mérode, sur les quinze îles que compte le pays, portaient à présent ces vêtements de lin rouge. Ceux-ci étaient à la longue devenus banals, les fêtes de village donnaient à voir de loin une masse unicolore, et plus rien dans la parure, ou presque, ne distinguait un habitant d’un autre. Or, justement, le progrès des richesses avait en même temps fait apparaître des différences sociales. Les familles riches voulaient se distinguer du tout-venant. Masitha eut, un jour, l’idée de plonger une toile de lin dans une eau saturée de poudre de la pierre indigo. Elle laissa ainsi longtemps tremper la toile et fut émerveillée du résultat. Or, seul Santem détenait les pierres…

Masitha et ses filles furent les premières à arborer les splendides toges de toile indigo. Elles suscitaient chez les femmes riches de Mérode une envie et une jalousie extrêmes. Lorsque fut atteint un point de tension critique, Santem accepta de commercialiser des vêtements indigo, mais en quantité limitée et à prix élevé. L’indigo devait régulièrement être renouvelé sur les toiles de lin qui, elles-mêmes, s’usent rapidement, et Santem se faisait payer en blé dur, mais, plus encore, dès qu’il s’agissait de quantités, en arpents de terres à blé dur. Il accumula ainsi un gigantesque capital de blé et de terres à blé dur, profita de son avantage pour acquérir également la plupart des terres cultivées de blé tendre. Le blé tendre demeurait ainsi à sa disposition comme le moyen privilégié d’acquérir des pierres indigo. Plus important : le blé n’était plus une marchandise comme les autres. C’était plus vrai encore pour le blé dur que pour le blé tendre. Ce fait plongea Santem dans un abîme de réflexion, comme si son esprit était saisi de vertige, tandis qu’il prenait conscience d’une réalité nouvelle dont il entrevit la puissance : avec le blé dur il tenait un équivalent universel. Il découvrait l’idée de la monnaie.

Les années qui suivirent marquèrent pour Santem un sommet de son pouvoir. Cependant, les gens de Mérode étaient devenus entreprenants. Ils pouvaient étendre leurs projets beaucoup plus loin qu’auparavant. Avec le succès de la production et des échanges leurs horizons ne faisaient que s’élargir. Ce qui, naguère, faisait obstacle : les préjugés, les habitudes, les traditions, tout cela s’évaporait jusqu’au point où plus rien ne sembla impossible quant aux perspectives de conquête économique, et l’exemple de Santem suscitait partout des émules : on se mit à prospecter sur toute l’étendue des terres connues, et d’autres que Santem entreprirent de produire le blé dur. Pour cela les gens de Mérode n’hésitaient pas à s’expatrier. Santem vit le moment où s’effritait son ambition de détenir seul le pouvoir de la monnaie. D’abord, il perdait le monopole de la production du blé dur. Ensuite, la monnaie-blé restait encore une marchandise, car sa valeur demeurait liée aux contraintes physiques, elle ne procédait pas d’une attribution conventionnelle. Par conséquent, enfin, cette monnaie-blé ne revêt pas le caractère strictement fiduciaire d’une authentique monnaie. Tout cela, Santem l’imagina, le rêva, le pensa, tandis qu’il cherchait le moyen de soustraire le monopole de la détention de monnaie à toute concurrence possible.

Or c’est l’indigo qui, encore une fois, lui livrerait la clé.

 

 

 

Les terres que Santem avait jadis acquises le long des rivières de Mérode sont couvertes de papyrus. Il mobilisa sa grande famille pour, chaque soir pendant un an, fabriquer des parchemins qu’il sait rendre souples. On les plie quatre fois en deux pour en tirer huit parties constituant des billets d’égale grandeur. Santem et sa famille les estampillaient en indigo à partir d’une sorte de tampon au dessin complexe, quasiment inimitable. Déjà en raison de l’indigo les billets ne pouvaient guère être reproduits que par Santem et sa famille. Mais pour plus de sûreté le dessin de l’estampille garantissait à Santem l’exclusivité de l’impression. Santem conçut en outre l’idée d’une progression marquée par le nombre de poinçons imprimés sur le billet. D’un à cinq poinçons, les valeurs nominales des billets progressent de douze en douze : douze mesures de blé dur, puis vingt-quatre, puis trente-six, puis quarante-huit, puis soixante.

En même temps, Santem décida de conserver par devers lui le maximum de blé dur en réserve sèche, afin d’en limiter la consommation et l’investissement en semences. Du fait qu’il privait ainsi la population d’une abondance de blé, il vit l’intérêt de développer des denrées de substitution : noix, olives, pour l’huile, fruits secs, sel pour saler le poisson, bois pour fumer la viande… Désormais, presque tous les échanges se réalisaient par le truchement des billets indigo.

Par quel stratagème Santem était-il donc parvenu à imposer ses billets ?

Il se rendit dans les Terres bleues chez les Nassugs, et leur tint ce langage, tandis qu’il exhibait les billets devant eux :

— J’ai dans mes greniers, en pays de Mérode, plus de blé dur qu’il n’en faut à vous et vos familles pour vous nourrir tous pendant plus de douze années. Ce blé est tenu bien au frais, à l’abri des rats, des oiseaux, des voleurs et des envahisseurs. Une grande partie sera à vous si vous acceptez ces billets en paiement de tout ce que mes fils et moi vous achetons régulièrement : bois de navires ou de fumure, feuilles séchées et fleurs de camélias, lin, pierres indigo, peau et viande de cerf, poisson salé. Les billets que je vous donnerai représentent le blé dur que je vous devrai. Mais au lieu de vous livrer chaque fois le blé, je le garderai dans mes greniers, en pays de Mérode. Si vous souhaitez que je vous le livre, il est à vous : il vous suffira de me donner les billets que je vous aurai remis en paiement de vos denrées.

Les Nassugs sont un peuple simple et confiant. Ils s’étonnaient de ces propos et demandèrent à Santem quel intérêt ils pourraient bien trouver à accepter ces billets plutôt qu’à exiger chaque fois directement les livraisons de blé dur, sinon pour lui être agréable.

Santem s’attendait à cette question. Il avait prévu en conséquence un deuxième temps de son allocution aux Nassugs :

— Depuis que je vous connais, j’ai su apprécier votre valeur, et vous-mêmes avez confiance en moi. Vous n’êtes pas comme les Aspalans qui, vis-à-vis de nous, ne pratiquent pas la différence entre tricherie et franchise, entre trahison et loyauté. Mais vous savez, Nassugs, que je viens vers vous dans un esprit de franchise et de loyauté. Si je dis que le blé de mes greniers est à vous, il est vôtre. Quel intérêt, me demandez-vous, à le garder chez moi plutôt qu’à chaque fois vous le livrer ?

D’abord, si je vous paie en blé dur, vous aussi devez faire de même, lorsque vous vous rendez en pays de Mérode pour faire commerce avec nous. Or vous savez combien entre les quinze îles de Mérode la navigation est difficile. Déjà plusieurs de vos navires se sont heurtés aux récifs, alors que vous alliez d’île en île pour acheter l’huile et les fruits. Combien de fois vos cargaisons de blé ont-elles été gâchées ? Combien de fois avez-vous même dû rentrer chez vous ruinés tandis que vos femmes vous attendaient sur le quai, pleines d’espoir ? Désormais, vous n’aurez plus à payer en blé dur les gens de Mérode à qui vous achetez votre huile et vos fruits. Il vous suffira de leur présenter les billets et ils sauront qu’ils peuvent acquérir chez moi pour chaque billet présenté autant de blé qu’il est indiqué par mon estampille.

Ensuite, songez que vous n’êtes pas, Nassugs, les seuls habitants de vos contrées. Les Aspalans sont à vos portes. Ils n’aspirent qu’à déferler dans vos villages et à s’emparer de vos richesses. Sans scrupule ils emporteraient vos femmes, s’ils le pouvaient, et peut-être égorgeraient-ils vos enfants sans pitié, tandis qu’ils feraient de vous des esclaves enchaînés, condamnés pour la vie aux pénibles travaux des mines dans leurs contrées arides. Imaginez-vous une seconde qu’ils épargneraient vos réserves de blé dur ? Non. Ce seraient au contraire les premières destinations de leurs pillages avides.

Enfin, je m’engage solennellement devant vous tous et vos chefs à vous acheter toutes les denrées bonnes que vous destinerez au commerce, en échange de quoi c’est désormais à moi et moi seul que vous ferez les livraisons. Reste la question à laquelle je ne peux moi-même vous répondre : « Pouvons-nous faire toute confiance à Santem ? »

Cela dit, Santem fit mine de se retirer avec son fils, Oramûn, et trois autres de ses fils, afin de laisser les Nassugs délibérer entre eux. Ce ne fut pas long. Le lendemain matin, ils apportèrent à Santem la réponse qu’il attendait : désormais les Nassugs accepteraient les billets en paiement, mais c’est Santem qui alors se chargerait de livrer le blé dur. Ainsi fut-il entendu et c’est ainsi que, de proche en proche, tous ceux, gens de Mérode et peuples Nassugs, qui commerçaient régulièrement entre eux, en vinrent à accepter les billets de Santem pour seul paiement.

Ce n’est pas à la légère que Santem venait d’évoquer le danger aspalan. Bien qu’il n’eût pas même pris le temps d’y réfléchir, son intuition avait, en lui, sonné l’alarme. Il pressentait la bataille suivie de la victoire qui devait l’imposer aux yeux des Nassugs comme le Premier des gens de Mérode…

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