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04. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad -  Chapitre II - Naissance de la monnaie

04. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad -  Chapitre II - Naissance de la monnaie

Veröffentlicht am 22, Feb., 2023 Aktualisiert am 24, Feb., 2023 Kultur
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04. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad -  Chapitre II - Naissance de la monnaie

 

 

Ce matin-là, Santem cheminait le long de la rivière en compagnie d’Oramûn, le fils à qui il fait ses confidences. Il laissait dériver son regard au fil de l’eau, lorsque son attention fut captée par l’émergence d’un cou et d’une tête : une tortue d’eau. Elle grimpa sur une pierre plate ensoleillée. Dire que Santem aime le spectacle de ces reptiles prenant un bain de soleil serait en-dessous de la vérité : il est fasciné. Chaque fois qu’il gravit les hautes collines de l’arrière-pays, il découvre des jeunes tortues par dizaines au détour de remontées de sources, d’arrêtées de gaves ou dans les ruisseaux des vallées. Il se plait à contempler les décorations de leur carapace et, plus encore, les peintures qu’elles arborent autour des yeux. Tandis qu’il fixait l’arrivée de nouvelles venues sur la même pierre plate qu’en un jeu d’intimidation elles commençaient à se disputer, l’odeur d’éternité de cette vie semi aquatique agit sur sa pensée comme un stimulant.

— Oramûn, serais-tu capable de fabriquer un bateau qui puisse nous emmener de l’autre côté de la mer, jusqu’aux rivages des Terres bleues, en pays nassug ?

Oramûn est habile et toujours en veine d’idées pratiques. Il saurait confectionner un bateau solide, bien conçu, sans doute apte à résister à une mer agitée, d’autant qu’il prendrait soin de recouvrir l’embarcation de bitume, afin d’en assurer l’étanchéité. La décision s’imposa à Santem : il se rendra en bateau avec son fils aux Terres bleues. Ainsi nomme-t-on la partie orientale et la plus méridionale du continent du Nord. Elle est séparée, à l’Ouest, par la Nohr, un fleuve coulant du Nord au Sud, dont on crut longtemps qu’il s’agissait d’un bras de mer. Les Terres bleues sont peuplées par les Nassugs. C’est une contrée tempérée, laquelle fait vis-à-vis, sur la rive nord de la mer, à la principale île de Mérode, tandis qu’à l’intérieur elle est plutôt froide en altitude, largement couverte de forêts. Ses vallées sont, au printemps, jonchées de fleurs bleues, et l’on peut entrevoir sur ses côtes, dans les creux de rochers marins, des pierres friables de couleur indigo. La partie occidentale est nommée « Terres noires » par les gens de Mérode. Plus septentrionale que les Terres bleues, les Terres noires sont hantées par des hordes d’Aspalans. Au-delà des Terres noires s’étendent les Terres blanches, où nomadisent des tribus de peuples mal connus ; et, plus à l’Ouest, encore, on ne sait plus. Les Aspalans eux-mêmes n’osent s’aventurer dans ces contrées. Santem ne connaissait ni les Nassugs ni les Aspalans, mais il ne craignait pas la rencontre avec les Nassugs.

Avec Oramûn ils installèrent dans le bateau autant de blé qu’ils jugeaient possible sans surcharger l’embarcation. Les Nassugs ignoraient la semence et ils s’en tenaient à consommer le blé tendre dont ils raffolaient depuis l’arrivée d’Oramûn et de Santem. C’est un peuple accueillant et simple. En échange du blé tendre Oramûn et Santem reçurent des brassées de fleurs bleues séchées ainsi que des pierres indigo friables. Oramûn demanda à son père ce que l’on pourrait bien faire de ces fleurs et de ces pierres, et Santem n’eut sur le moment aucune réponse à lui donner. Mais toujours son intuition le guide dans ces situations d’incertitude. Il ne s’expliquait pas clairement pourquoi ces fleurs bleues et ces pierres indigo friables lui paraissent avoir de la valeur. De toute façon il n’était pas question d’offenser les Nassugs en contestant l’échange. Suivant son habitude, Santem laissa flotter son esprit jusqu’à ce que lui vînt l’idée qu’il traduisit aussitôt dans une demande adressée à des chefs Nassugs :

— Sachez que je suis touché par votre générosité. J’y vois une marque d’amitié. Lors de mes prochaines visites j’apporterai avec moi autant de blé que vous en souhaiterez. Puis-je compter sur cette amitié pour que vous me consentiez l’exclusivité des pierres indigo ?

Les Nassugs considéraient ces pierres comme destinées, ou bien à demeurer dans la lagune, pour la beauté du paysage, ou bien à être échangées contre le blé. Ils promirent à Santem qu’il aurait l’exclusivité des pierres. Confiant, Santem les chargea ainsi que les fleurs dans le bateau, bien disposé à conserver pour lui et sa seule famille les livraisons de pierres indigo. En s’aventurant avec Oramûn dans les montagnes qui bordent la côte, tous deux découvrirent aussi de belles étendues de camélias dont on tire la teinture rouge. Avec l’accord des indigènes ils purent en emporter vers le pays de Mérode, leur pays.

Les gens de Mérode appréciaient les toiles de lin, que l’épouse de Santem, Masitha, avait su tisser à partir des gerbes de fleurs bleues apportées par son fils et son mari. Les filles de Santem faisaient sécher et fumer les feuilles de camélias, tandis qu’elles en utilisaient les fleurs pour teindre les toiles de lin d’une éclatante couleur rouge. Ce fut un tel succès de vente auprès des gens de Mérode, que les récoltes de blé tendre, le long des rivières proches de la côte, ne suffisaient plus à assurer le commerce régulier avec les Nassugs, en vue des précieux camélias. D’autant qu’il avait fallu fabriquer des bateaux en nombre, afin d’assurer ce florissant commerce. Les Terres bleues étant riches en forêts de mélèzes, c’est auprès des Nassugs que Santem s’approvisionnait en troncs d’arbres. Sous les directives et le contrôle d’Oramûn, les Nassugs traitaient et assemblaient les troncs dans des chantiers navals établis sur leurs propres côtes. C’est chez eux donc que les petits navires marchands étaient fabriqués, ce qui impliquait qu’on leur livrât depuis Mérode le blé tendre en quantité croissante. Bientôt, les plaines où il était cultivé ne suffirent plus à assurer la production. Aussi Santem conçut-il d’étendre la culture du blé sur les plateaux qui dominent les plaines côtières où se cultivait le blé tendre.

Mais la moisson qui s’ensuivit procura un grain petit et dur.

Au lieu de se lamenter, Santem reçut l’événement comme s’il recelait de grandes possibilités encore imperceptibles. Suivant son habitude, il laissa alors errer son imagination, flotter sa réflexion comme dans un rêve. C’est sa manière de voir se profiler les perspectives encore floues, sortes d’images figurant le parti que l’on pourrait tirer de ce blé dur. Il y vit la promesse d’une révolution dans les échanges et le commerce. Le blé dur n’est certes pas cette friandise que peut représenter le blé tendre au goût des Nassugs. Mais il a les mêmes propriétés nutritives et, surtout, on pourrait le stocker des années durant.

De moi, Nil, qui vous conte ma légende, apprenez qu’ainsi le blé fut cultivé sur les plateaux de Mérode. Ce fut en effet l’occasion d’une révolution. On continua de produire le blé tendre. Son prix monta et se stabilisa à un niveau élevé, tandis que le blé dur devint l’aliment de base, dont on comprit rapidement les possibles transformations en farine puis en pains, galettes et gâteaux divers. Mélangés aux huiles de noix et d’olives sauvages, que les gens de Mérode récoltent depuis les temps lointains, les pains et gâteaux deviennent eux-mêmes des friandises. En outre, les peuples Nassugs, comme les gens de Mérode, faisaient des réserves de grain dur en prévision des années de sécheresse ou de pluies surabondantes, ce qui se produit à peu près tous les cinq ans.

Pour Santem, cependant, un phénomène nouveau vint assombrir ces jours heureux : avec le succès du blé dur la production, progressivement, en échappait à Santem. Les gens de Mérode étaient sans cesse plus nombreux à coloniser les plateaux pour développer la culture de blé dur plus loin dans l’arrière-pays. Sans cesse plus nombreux étaient les chariots qui descendaient surchargés vers les plaines pour faire embarquer le blé vers les Terres bleues. Se constitua une nouvelle classe de producteurs, puis d’intermédiaires négociants en gros, également d’armateurs et de navigateurs ; tout cela, grâce au libre commerce. Santem réalisa combien la liberté de la production et des échanges est favorable à l’expansion de la richesse, mais il s’inquiétait de sa perte de monopole.

Une question le harcelait : comment restaurer son pouvoir sur l’ensemble du processus économique ? Comment contrer la tendance à l’autonomisation et la multiplication des lieux où se captent les ressources ? Comment reconquérir le monopole perdu ?

 

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