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10.La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre V - La Ville

10.La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre V - La Ville

Veröffentlicht am 8, März, 2023 Aktualisiert am 8, März, 2023 Kultur
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10.La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre V - La Ville

 

La révolution énergétique vint des Nassugs, due à leur génie propre que grâce aux incitations continues d’Ols et Almira ils avaient su exprimer à travers des constructions théoriques puis des réalisations technologiques.

De moi, Nil, qui vous conte ma légende, sachez que cela avait commencé par l’appropriation d’une science ancienne : la science pure spéculative, celle des relations entre les nombres. Germèrent les idées du zéro, du 1, de l’infini, et cela incita à réfléchir en profondeur sur ce qu’est un nombre. Zéro et 1 sont-ils vraiment des nombres ? C’est qu’à la différence de ce qui se produit avec des nombres naturels l’addition par zéro n’agrandit pas davantage que sa soustraction ne diminue, tandis que la multiplication par 1 ne multiplie pas plus que la division par un ne divise. Or – question importante si l’on veut saisir l’essence du nombre – comment le nombre est-il engendré ? Il ne faut pas qu’il le soit à partir d’un nombre, en quelque sorte, originaire, car le problème serait reconduit. Il faut plutôt supposer une base non numérique à quoi s’ajouterait l’unité. Aussi vaut-il mieux admettre que 1 n’est pas lui-même un nombre mais l’unité additionnelle qui fait advenir le nombre ; auquel cas le premier nombre est 2, à moins que l’on ne considère 1 comme le résultat d’une unité ajoutée à une base qui sera 0… Comme les gens de Mérode, les Nassugs considéraient que 0 et 1 ne sont pas des nombres authentiques. Mais à la différence des gens de Mérode, ils les incluaient cependant dans la science des nombres par considération pour la réalisation technique, car ils entendaient aussi appliquer l’art du calcul aux objets de l’expérience. On découvrit les nombres premiers, les nombres irrationnels et parmi eux certains aux propriétés extraordinaires. L’astronomie et la musique en furent les applications directes. De là, on se passionna pour l’optique et l’on s’intéressa aux vibrations de sons et de lumière. Les découvertes dans ces domaines produisaient des effets en retour sur les hypothèses spéculatives fondamentales, en particulier celles qui ont trait à la cosmologie.

En pays de Mérode, cependant, les académies se développaient. Dans l’archipel chaque île un peu conséquente veut la sienne. Mais à Mérode les enseignements restaient théo­riques, ils n’étaient orientés que vers la méditation ou plutôt la contemplation intérieure de formes idéelles parfaites, tandis que les discussions intellectuelles avaient souvent tendance à tourner aux ratiocinations. Les Nassugs sont au moins aussi spéculatifs, mais ils cherchent passionnément des explications plausibles pour les phénomènes physiques qu’ils tentent en outre d’utiliser pour des réalisations techniques. C’est ainsi qu’un inconnu conçut une pile électrique rudimentaire, simple poterie fermée par un bouchon en bitume sous lequel est disposée une tige de fer entourée d'un cylindre de cuivre, l’une et l’autre étant isolés à la base, tandis que le cylindre est soudé en son fond par un alliage de plomb et d’étain. La pile fonctionne grâce à des fils de connexion et un extrait de plante acide pour la réaction. On obtient alors une circulation du champ électrique. Cependant, l’intensité délivrée par le dispositif est fort modeste. L’invention eût passée inaperçue et fût sans doute restée en l’état sans la perspicacité d’Ols, le fils d’Ygrem, et de son épouse, Almira, la fille de Santem. Grâce à eux l’invention reçut des développements et améliorations remarquables par suite de son exploitation industrielle, laquelle reçut maintes applications.

Mais l’invention la plus impressionnante ne fut le fait de personne en particulier ; plutôt la conséquence non programmée d’études approfondies en optique. Alliées à d’autres études, notamment sur la lumière, les vibrations et les rayonnements, ces diverses recherches entrèrent en synergie. Leurs résultats trouvèrent des applications grâce au savoir-faire acquis dans la fabrication de lentilles d’un verre très pur ainsi que dans la taille de cristaux de roche. Cepen­dant, tout cela n’eût servi de rien sans l’imagination d’équipes de chercheurs férus d’astronomie et de physique.

 

 

Physiciens et astronomes ensemble s’attachèrent à imaginer la puissance qui pourrait résulter du soleil si l’on en faisait converger les émissions vers des blocs de quartz dont les centres pyramidaux irradieraient vers d’autres centres, et ainsi de suite, jusqu’à un centre de tous les centres de convergence. La réalisation de cette idée fut achevée après de longues années de calculs accompagnés d’essais en maquettes, à quoi il convient d’ajouter le temps de fabrication de centaines de miroirs paraboliques parfaits et de plaques réfractaires qu’il faut ensuite relier ensemble suivant des inclinaisons fines et précises, formant au total une vaste structure qui ressemble à un gigantesque diamant.

Le « diamant » est installé dans un double cône en chapeau de magicien à l’envers, dont la partie supérieure, largement évasée pour recevoir l’énergie rayonnante, ressemble à un amphithéâtre sans gradins. Des miroirs paraboliques émaillent de grandes plaques d’argent et de mica, elles-mêmes serties de diamants vrais. Malgré le coût très élevé de leur extraction et de leur lavage, ainsi que de leur taille et de leur polissage, les diamants avaient été retenus en raison de leur exceptionnel indice de réfraction, allié à une remarquable conductivité thermique. Ils réfractent les rayonnements lumineux et caloriques en les faisant converger vers une coupole en surplomb dont le sertissage de cuivre couvre un cristal de quartz massif. Sa structure moléculaire, qui réalise des pyramides tétraédriques imbriquées de façon à former des doubles spirales tridimensionnelles, le fait réagir de façon très sensible aux stimuli solaires, sonores et lumineux. On en avait relevé des propriétés remarquables. Ainsi, une simple pression à la surface du bloc de quartz provoque une polarisation indiquant la présence d’une charge électrique, et la différence de potentiel peut être importante. Or, les ingénieurs ont su utiliser simultanément cette propriété et sa réciproque, c’est-à-dire la transformation du signal électrique en mouvement mécanique : en soumettant le quartz à des pressions, ils font apparaître un courant électrique à la surface ; ils appliquent la tension sur ces mêmes surfaces et la dimension des cristaux se modifie, tandis que le quartz se met à vibrer de façon régulière.

Le cristal renvoie la part réfléchie des radiations solaires dans le deuxième cône, le cône inférieur, plus long et plus étroit, sorte de puits de lumière dont le fond est dallé, lui aussi, de plaques réfractaires qui, à leur tour, diffusent les ondes et corpuscules vers des miroirs paraboliques plaqués sur les parois du cône inférieur, formant ainsi, presque tout au long de ce cône, un système cumulatif de réfractions dont les interactions acheminent les émissions jusqu’au « diamant » installé sur des supports latéraux en verre et composé de blocs de quartz aux nombreuses facettes. Le « diamant » condense rayons et vibrations avec une intensité inouïe, résultant de centaines de carrefours pyramidaux ou centres de convergence dont les émissions se focalisent vers un cœur qui, lui-même, est à la base d’un obélisque de verre pur, pointant vers le ciel. Le rayonnement qui s’en diffuse jusqu’à la pointe réalise dans l’espace libre au-dessus du sol un réseau électrique sans câble ni fil de sommet à sommet avec les autres systèmes construits à l’identique en différents points du territoire. S’établit entre les obélisques de cristal un voltage créant un arc, de sorte qu’est couverte la totalité du royaume.

Le système est réglable, du fait que l’on peut à volonté faire fonctionner un plus ou moins grand nombre de facettes irradiantes du double cône, en jouant sur une orientation différentielle des miroirs paraboliques et des plaques. C’est ainsi sans technologie lourde que les Nassugs réalisèrent une révolution énergétique dont l’ampleur ne connait de mémoire d’homme aucun exemple passé, hormis certains récits de civilisation disparue, qui se réclament d’une tradition ancienne et secrète.

La révolution énergétique a engendré une concentration sans précédent d’activités humaines. Ce sont d’abord les activités du métal. Le premier tissu est artisanal. Tout a commencé avec les petits métiers de forge. On fabrique certes encore les outils d’artisans, les armes de combat et les pièces de monnaie, Sols de cuivre et Mirals d’argent, mais, à présent, surtout, des plaques polies d’argent et de cuivre, ainsi qu’une gamme variée d’éléments entrant dans la composition de nouveaux systèmes techniques, dont, entre autres, l’équipement des moteurs électriques et des turbines à vapeur : hélices carénées, rotors, arbres, aubes, carters, déflecteurs.

Parallèlement à la métallurgie, se développe la technologie de l’électricité : piles et autres générateurs électrochimiques, batteries d’accumulateurs, turbines, rubans isolateurs, feuillets, poudres de mica, en liaison avec l’industrie du verre pour la confection des obélisques du réseau, ainsi que des lentilles, des miroirs, des lunettes télescopiques ; à quoi s’adjoint l’industrie de la pierre, lamelles de quartz, plaques réfractaires de diamants vrais, et tout ce qui gravite autour des centrales solaires dont la réalisation réagit sur ces mêmes innovations.

Puis vint l’électronique qui induisit une révolution dans la communication à distance, dans le téléguidage d’engins aéroglisseurs tant terrestres que maritimes, ainsi que les radars et les ordinateurs dont les premières générations impulsèrent une révolution informatique dont participe la robotique industrielle et scientifique.

Cependant, les « trois révolutions » : énergétique, électronique, informatique, pour lesquelles la technologie du cristal de quartz et du diamant demeure stratégique, produisent en continu de puissants effets d’entraînement sur la recherche et ses applications. Mais étrangement ces externalités ne touchent qu’indirectement la vie civile quotidienne. De moi, Nil, qui vous conte ma légende, sachez que les inno­vations technologiques n’eurent que fort peu d’usage domestique. Ainsi dans les Terres Bleues les activités demeurent-elles traditionnelles : salaisons et fumures de poissons, qui restent artisanales, séchage de viandes, confection de cuirs et peaux, élevage des chevaux, bovins, moutons, porcs, volailles, production de fruits, légumes et céréales. La seule industrie, de ce côté, est la pâte à papier fournie par les pins et expédiée vers Mérode pour la fabrication des billets. C’est que la majeure partie des autochtones reste attachée à ses forêts, ses prairies, ses fermes, ses rivages marins, ses villages fortifiés en flanc de montagne. Les Nassugs n’aiment rien autant que la simplicité de la vie ancestrale. En fait, l’agglomération industrielle s’accroit de populations étrangères en flux continus. Des gens venus de partout se concentrent dans l’unique grande ville des Terres bleues. Capitale et ville portuaire, Syr-Massoug accueille toutes les denrées d’importation, initialement en provenance de Mérode mais à présent depuis des régions situées au-delà de cet ensemble à peu près connu que constituent l’Archipel, les Terres bleues et les Terres noires. Aux exportations traditionnelles de bois de mélèze et de pin noir, de thé des montagnes méridionales, de poissons salés ou fumés et de viandes séchées, s’adjoignent la pâte à papier et l’équipement des centrales solaires : miroirs, plaques réfractaires, infrastructures de cuivre et coupoles, et aussi, plus rarement, les fameux « diamants ».

Si la campagne n’a pas beaucoup changé, hormis, la nuit, les éclats de lumière diffusée par les grands obélisques de verre pur, Syr-Massoug, en revanche, est rendue méconnaissable. Derrière les maisons de pêcheurs, directement face au vieux port, s’entassent maintenant, autour des halles, tavernes, échoppes, baraquements de fortune, et sur plusieurs kilomètres de côtes s’étendent des petites manufactures. Plus en retrait les usines, industries du métal, du verre, des appareils électroniques, occupent des zones récemment déboisées ou défrichées afin de permettre aussi la construction en rangées de petites maisons ouvrières.

Cette concentration de populations et d’activités représente pour les Nassugs une réalité absolument nouvelle. Ils se rendent parfois en ville, mus par la curiosité, moins souvent par la nécessité. Cependant, ils évitent autant que possible d’y résider. Tout leur est profondément déroutant. Par exemple, ils peuvent marcher des heures durant dans la ville sans rencontrer un visage de connaissance. Dans les quartiers isolés on sent même l’hostilité. Nulle part les gens ne se saluent. Ils s’ignorent quand ils ne se méfient pas les uns des autres.

C’est que les vols, les agressions, les homicides même, sont devenus chose courante. Or, dans les villages Nassugs, il n’existe rien de ce genre. Tous les habitants se connaissent, se font confiance pour l’essentiel, même quand ils ne s’aiment pas. Leurs façons de voir et leurs coutumes sont parentes. Ils se comprennent à demi-mots. Leur langage parlé n’est guère explicite. Articuler des phrases bien construites eût semblé pédant. Mais, à Syr-Massoug, on cesse d’être comme en famille. À la limite les gens deviennent même potentiellement ennemis les uns des autres, car il est prudent de considérer toute autre personne comme une possible menace, afin de parer aux mauvaises surprises. Dans bien des villages, d’ailleurs, on s’était raconté les mauvaises rencontres dont aurait en ville été victime tel ou tel pour s’être aventuré un peu tard dans les quartiers mal famés.

À peine les premiers effets de la révolution industrielle s’étaient-ils faits sentir, que les Nassugs acceptaient malaisément la situation. Après tout, il s’agit de leur propre capitale, celle où réside Ygrem. Il leur paraissait inconvenant qu’elle devînt, de fait, une ville étrangère, voire hostile et en tout cas inhospitalière. Ygrem avait été élu roi pour la durée de son existence. Il songeait depuis longtemps à se retirer pour laisser place à Ols, son fils, si toutefois le peuple approuve. Son devoir était en tout cas de léguer une bonne situation à son successeur. Il y allait de son honneur et Ygrem se soucie avant tout du bien commun et de la justice. Il ne pouvait accepter passivement une situation que les Nassugs vivent de plus en plus mal.

Aussi le roi avait-il très tôt convoqué son Conseil, sans attendre que les années passent. Il y avait convié Ols ainsi qu’Almira, l’épouse d’Ols, fille de Santem, dont il tient en estime la perspicacité et l’esprit d’initiative.

 

 

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