JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril
6 avril
Je n’avais pas cru tout de suite à l’efficacité du confinement dans ses débuts et je n’étais pas le seul, mais au contraire des habitants de la ville qui en riaient et continuaient leurs occupations favorites, je suis d’une nature soumise et, anticipant largement la date des restrictions à nos déplacements, je n’avais pas tardé à stocker des provisions dans ma cave, dans le moindre placard, jusque sous mon lit, allant jusqu’à vider certaines étagères de ma bibliothèque pour y entreposer des pâtes et des conserves, ce qui n’est pas nécessairement un scandale. Par ailleurs, je ne suis jamais sorti beaucoup de chez moi dans ma vie, ne trouvant que peu d’intérêt à ce qui passe à l’extérieur, et je n’eus donc aucune peine à sortir encore moins, confirmant dans leur jugement les rares personnes que je fréquente : qu’est-ce qu’il y a tellement à l’intérieur ?
Moi-même !
Je suis assez peu compris.
Quand l’épidémie s’est étendue, c’était à devenir fou d’appréhender un ennemi invisible qui peut se trouver partout où vous portez la main, même sur le corps d’une femme. La femme ! si innocente. Que l’invisibilité soit une propriété de Dieu ne me gênait pas outre mesure, mais qu’elle soit un grouillement scandaleux de virus sur la rampe de mon escalier, la clé de ma serrure, mes sacs de provision, la porte de mon frigo, était du domaine des films d’horreur les plus insoutenables. L’imagination est le pire des maux. Je n’avais vu de ma vie dans un carton de supermarché la moindre menace extraterrestre avec des yeux globuleux et deux antennes tactiles. Je suis fou, mais pas tant que ça. Toutefois la science l’affirmait et nous croyons à la science comme nous avions cru en Dieu. Qu’un boîtier d’œufs en polystyrène ait eu sur sa personne assez neutre une prolifération de moisissures virales était accablant à supposer et cela vous dégoûte des omelettes, et même des œufs mimosas. Un œuf ! ce qu’il y a de plus innocent au monde, à part la femme, donc. Mes œufs ! Mes oignons ! Mes poireaux ! Mes brocolis ! ces enfants !
L’Invisible – notre passion – est insoutenable.
Une fois mes provisions désinfectées et rangées, j’avais calculé en avoir pour largement deux mois. C’était il y a un mois. Bien des évènements ont eu lieu, beaucoup de programmés ont été annulés, nous n’en parlerons pas, de toute façon je n’ai pas tellement de goût pour les concours de pétanque. Des évènements qui se produisirent un seul est vraiment notable, à l’exception de la multitude des morts, de l’effondrement économique de la région, du lynchage de notre maire – et ce fut mon état de santé.
Il était parfait.
Je n’avais jamais été aussi bien depuis mon adolescence où, de toute façon, c’était à l’époque mon moral qui n’allait pas, les filles, cette innocence !
Il fallait l’admettre, à considérer depuis mes fenêtres les chutes, les cris, les amoncellements d’habitants, si je me maintenais en aussi bonne santé, cela ne pouvait provenir que d’une cause.
Mon séjour dans la fosse m’avait immunisé.
Par quel miracle je n’aurais su le dire, mais s’il est connu (un peu trop connu) que « ce qui ne vous brise pas vous bronze » ou « que ce qui ne tue pas rend plus fort », il est rare de le dire sans que le ridicule vous extermine. Je me contenterai donc d’estimer que j’aimais croire en mon immunité.
Pour m’en assurer ces derniers jours, au retour des courses (on manque toujours de quelque chose, même en plein malheur), bien loin de l’état d’esprit que je décrivais il y a peu, je passais largement la main sur mes provisions, et je mettais mes doigts dans ma bouche. Occupation un peu enfantine, je l’admets. Elle me permet toutefois de témoigner que le virus n’a pas de goût. J’en agissais de même avec tout ce qui se présentait et que j’aurais pu potentiellement partager avec mes contemporains, ce qui jusqu’alors m’aurait paru hautement improbable : avoir quoi que ce soit de commun. J’aurais même léché les joues d’un mort – cette sorte de Jugement de Dieu.
À en croire ces épreuves, je ne risquais plus rien – sauf ma santé mentale. En effet, je n’exposerai plus rien de mes spéculations et de mes expériences sous peine de passer pour dément – quoi que… Auprès de qui ? Je ne suis pas si nombreux.
Consacrons-nous plutôt dans ma cave obscure sous la lumière blême de l’arc de lune du soupirail à mon étude objective du cerveau de la lamproie.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[Bunuel]