JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 6 mai
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 6 mai
6 mai
Je ne devais pas être si fou que je le craignais, car le rêve de se réfugier sur les eaux du canal gagna la population. Ce fut une erreur. On ne peut pas contester du génie au premier qui en eut l’idée, le second était un idiot, les autres n’en parlons pas. Ce fut bientôt un embouteillage d’embarcations : les bastingages se côtoyaient, canots à moteur, catamarans, corvettes, voiliers, caravelles, péniches, scooters des mers, bouées de sauvetage – on traversait le canal d’un pont à l’autre comme si c’était un même trottoir. L’épidémie traversa à son tour, coquette en chapeau cloche et escarpins Louboutin, au bras d’un batelier.
Où fuir ? Mais personne ne voulait quitter la voie d’eau douce. Les grilles qui séparaient le flot à l’extrémité du canal résistèrent aux plus costauds. Aucun moyen de partir naviguer sous la ville, le rêve était inatteignable : la flottille traversant les bassins de rétention et les réservoirs silencieux, l’armada voguant sous les rues dans une semi obscurité peuplée d’échos de voix, les naufragés se perdant toujours plus loin dans l’architecture souterraine des arches, des quais, des ponts, jusqu’à surgir avec les flots noirs en cascade illuminée au bout du monde.
Il n’y eut plus qu’un immense radeau de la Méduse prisonnier du canal sans espoir d’une fumée de navire à l’horizon. Ils étaient tous là. Des corps tordus s’agglutinaient sur les épaves, la maladie les décharnait, une main ballotait dans l’eau comme pour prendre la température des Enfers. Des mouettes et des corbeaux marchaient à pas précieux sur le vaste ponton et grapillaient un œil par-ci, par-là. Une partouze tragique. J’ai d’ailleurs toujours trouvé quelque chose de dramatique à cette pratique désespérée.
La vue d’un pédalo m’attrista particulièrement. Le pédalier fonctionnait à petits coups sous les pieds mouillés d’un squelette qui avait un bob sur le crâne. Le tourniquet voisin du vacancier tournait à vide, animé par le seul mouvement des eaux, songeusement. Cette allégorie de la vie humaine me fit frissonner au point que, de quelque temps, je me contentais d’une promenade autour de mon immeuble, avant que la voirie n’ait fait efficacement son travail, je dois le concéder, pour hisser la flotte fantôme hors des eaux avec les treuils et les palans.
Je ne vous dis pas la tête des canards, réfugiés dans le bassin du square, et ce que furent leurs commentaires peu aimables. Les cygnes blancs, dont un noir, comme à l’accoutumée, sans doute un migrant, avaient fui depuis longtemps les parages vers les éblouissements enneigés du Septentrion. La mort du cygne est une légende.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[Auteur de l’image non identifié]