Chapitre 1 : La toile d'araignée
Su Panodyssey puoi leggere fino a 30 pubblicazioni al mese senza effettuare il login. Divertiti 29 articles da scoprire questo mese.
Per avere accesso illimitato ai contenuti, accedi o crea un account cliccando qui sotto: è gratis!
Accedi
Chapitre 1 : La toile d'araignée
C’est comme une menace qui enfle et se rapproche inexorablement. Une ombre masquée qui semble me savoir par cœur, connaître ma famille de l’intérieur, qui paraît nous observer au sein même de notre intimité et se niche au creux de cette fragilité que je croyais pourtant avoir appris à dissimuler, depuis longtemps. Les coups semblent pleuvoir de toutes parts, à travers mes écrans ; aucun logiciel, aucun anti-virus ne vient à bout de cette infestation numérique. A chaque fois que je pense avoir gagné, avoir éliminé cette gangrène ou au moins, l’avoir mis en quarantaine, les messages reprennent de plus belle sur le téléphone qui ne quitte presque jamais. Le danger semble me suivre comme mon ombre et n’a même pas le courage de dévoiler son nom.
Ce matin, durant ces quelques minutes d’accalmie, suspendues entre la tonitruance des journées et les nuits silencieusement terrifiantes, j’ai seulement envie de me laisser bercer, un instant, par la respiration sereine qui provient de l’oreiller juste à côté. Une douce lumière orangée que diffuse une délicate lampe en cristal de sel ouvragée, tamise la pièce. Parce que… depuis de nombreuses années, je me tétanise dans l’obscurité, jusqu’à suffoquer, j’ai besoin de cette lueur réconfortante comme un phare dans les ténèbres qui menacent de m’ensevelir, comme une bouée qui m’empêche de me noyer dans le noir, berceau de mes cauchemars embusqués.
Au fur et à mesure, tandis que la vie réelle reprend ses droits et que le brouillard du sommeil se dissipe chaque seconde peu à peu, je ressens intérieurement l’heure du réveil se rapprocher et à contrecœur, me force à ouvrir les yeux pour chercher l’horloge du regard. Ils me brûlent, encore ensablés, tandis que doucement se dessinent des formes intruses dans mon refuge domestique. J’en sais, sur le bout des doigts, chaque contour, chaque angle et chaque rondeur mais ce matin, un indéfinissable pressentiment m’enserre la poitrine sans que je ne puisse le définir clairement. Je fais papillonner mes paupières, pour les ouvrir en grand et distingue enfin, un océan de fleurs colorées qui s’étale dans l’exiguïté de la pièce. Une étendue blanche et violette de Phalaénopsis, mes orchidées préférées sont disposées sur la table de chevet, la coiffeuse, l’armoire, jusqu’à la porte d’ordinaire verrouillée de l’intérieur, dangereusement entrebâillée ce matin-là… L’alarme silencieuse qui s’est allumée dans mon esprit quelques instants plus tôt s’intensifie encore, une décharge électrique parcourt chacune de mes terminaisons nerveuses. Piquée à vif, en alerte, je me redresse brusquement sur les coudes, balaie du regard chaque centimètre de la chambre et découvre de délicats paquets cadeaux dorés, accrochés par des rubans bordeaux brillant aux tiges ployant sous le poids des fleurs. Il y en a partout, on se croirait dans l’arrière-boutique d’un fleuriste, la veille de la Saint Valentin. Je peine à comprendre ce qui se joue ici et tends la main pour agripper le bras qui dépasse de la housse de couette en broderie anglaise, comme pour m’y amarrer, comme pour obtenir des réponses dans l'absurdité de cette réalité presque grotesque. Je tente de balayer les dernières traces de sommeil de mon esprit embrumé lorsque, soudain, mon portable se met à vibrer.
Mon cœur bondit dans ma poitrine ; je suspends, alors, mon geste pour pivoter sur les avant-bras, me pencher vers la coiffeuse pour attraper à l’aveuglette ce maudit téléphone avant qu’il ne se mettre à brailler sa mélodie. Ma paume tâte le vide, il n’y a rien. Je soupire, m’agace et le cherche du regard pour m’apercevoir qu’il a glissé sous le sommier. Du bout des doigts, je l’intercepte, lui coupe le sifflet et le garde dans ma paume en évitant soigneusement de regarder l’écran, puis m’assois en tailleur sur le lit et tâche de recouvrer rapidement mes esprits pour analyser, à nouveau, chaque centimètre carré de la pièce. Un sourire de connivence s’étire doucement sur mes lèvres.
“Elle est tellement mignonne, cette fille ! Y'a qu’elle qui peut faire un truc pareil !”
J’imagine que Johana avait dû attendre que je finisse par m’endormir pour redécorer la chambre et disposer toutes ces délicates attentions pour la Saint Juliette ! C’est tellement gentil que je sens mon cœur se gonfler soudain de gratitude d’être accompagnée sur mon chemin par une amie si généreuse. Impatience de la remercier, je secoue doucement son bras et chuchote dans le creux de son oreille :
“ merci pour tout ça, tu es vraiment un ange, mais tu sais ? Il ne fallait pas...
Elle baille, frotte ses yeux comme un enfant que l’on réveille de la sieste puis fronce les sourcils, faisant manifestement semblant de n’y rien comprendre et me regarde, hébétée. Je continue de sourire, touchée par la modestie un brin maladroite d’un grand cœur qui ne veut pas dire son nom. Là, tout de suite, elle ressemble à une petite fille, drapée dans son T-shirt les Aristochats sans sa carapace de maquillage, les cheveux ébouriffés.
— Euhh, ma chérie, qu’est-ce que tu racontes ? C'est quoi, ce délire ?”
J’ouvre la bouche pour rétorquer que c’est bon, que j’ai compris, que ce n’est pas la peine de jouer la comédie...mais je vois ses grands yeux bleus me regarder avec méfiance et incrédulité, alors, je lui réponds, faisant de larges gestes avec mes paumes pour lui montrer les fleurs et les cadeaux disséminés avec soin :
— Ben, c’est quoi, tout ça ? Ça vient bien de toi, non ?”
Johana suit du regard mes gesticulations et se met à hocher la tête en signe de dénégation. On dirait presque une marionnette cassée.
— Ju, c’est pas moi, je suis désolée...”
Et elle noue ses bras autour de sa poitrine, en un geste vain de protection affolé.
— Mais...Si c’est pas toi, ça veut dire que....
Ma phrase reste en suspens. Il est inutile de parler. Si ce n’est pas elle, c’est forcément lui. Ma tête se met à tourner, un vertige me submerge, ma vision se floute, je peine à respirer, alors, je ferme les yeux et tâche de rembobine en pensées le fil des heures passées. Cette nuit j’avais réussi à dormir, nous nous sommes couchées un peu tard. Comme chaque soir, j’avais attendu que Fleur s’endorme avant de brancher l’interphone, Jo et moi avons fumé l’équivalent d’un paquet entier de blondes sur la terrasse, puis avons fini par aller au lit et j’avais fermé à clef, derrière nous. J’en étais certaine. Ça voulait dire qu’il avait pu rentrer, qu’il nous avait probablement observées en train de dormir avant de jouer, à pas de loup, à l’amoureux transi d’une série B dans cette pièce dont je lui refuse tout accès. Une vague de nausées me submerge, je me sens souillée, agressée. Il avait brisé, d’un geste, la dernière frêle barrière, érigée pour me préserver de lui dans l’inconscience du sommeil. Je n’avais même plus le droit au respect de mon intimité au sein de mon propre foyer. Mais, pour l’heure, je préfère que Johana ne prenne pas entièrement conscience de la violence de cette intrusion, parce qu’une part de moi redoute le moment où elle se lassera de vivre sur mes sables mouvants ; alors, j’essaie de minimiser, à ses yeux, mon propre dégout. Elle semble déjà suffisamment choquée et effrayée par ce réveil des plus étranges. En observant la scène, un doute me submerge. Je saute précipitamment sur mes pieds et m’agenouille aussitôt pour regarder sous le lit :
Rien, à part, peut-être, quelques moutons de poussières récalcitrants...Avant de me relever, je m’accorde quelques secondes pour reprendre mon souffle et me confronter, de nouveau, au regard de mon amie. Juste une poignée de secondes pendant lesquelles je crains de lire dans ses prunelles, de la pitié ou du chagrin, un de ces regard que l’on lance à une personne gravement malade que l’on n’ose contrarier.
Il est vrai qu’en cette minute, je dois bien avouer que je me demande si je ne suis pas, tout simplement, en train de sombrer. D’ailleurs, peut-être que si j’avais été seule ce matin-là, j’aurais sans doute fini par m’en persuader. Parce que c’est souvent ainsi ; quand les péripéties de ma vie deviennent trop violentes, trop pénibles, dans un sursaut de préservation ou une légère anesthésie, mon cerveau bloque l’évènement, le met en quarantaine pour que je puisse continuer à avancer. Un pas devant l’autre, sur un fil invisible, de plus en plus ténu. Seul mon subconscient fait de la résistance et m’envoie des bribes de souvenirs troublants, à travers les songes pour que je n’oublie jamais pour de vrai...même si, sincèrement, je préférerais. A cet instant précis, je me sens comme suspendue à un foutu fil qui s’élime, entre démence et froide réalité.
Tandis que je me remets sur mes pieds, une part de moi ne peut s’empêcher d’être rassurée d’avoir, en elle, ce témoin auquel me raccrocher quand mes certitudes s’effondrent et que ma santé mentale est mise, une nouvelle fois, à rude épreuve. Sauf si, c’est moi qui avais orchestré la scène, évidemment. C’est peut-être d’ailleurs, ce qu’elle pense, en me voyant me relever ébouriffée et furieuse de sous le lit. Je saute sur mes pieds et entreprend d’étudier de près chaque plante, chaque bouton de fleur, chaque paquet que je décortique, un par un.
Il y a un bracelet, un collier, une paire de boucle d’oreilles mais pas la trace du moindre mot, pas l’ombre d’un indice. Un frisson de terreur parcourt chaque millimètre de mon corps glacé. Mes mains tremblantes jettent sur la couette, les écrins fraichement déshabillés. Un silence pesant s’écoule avant que Johana, semblant reprendre ses esprits ne me lance un regard lourd et se faufile sans un mot en direction de la salle de bains, tout au bout du couloir.
Moi, je reste figée, agrippant toujours ce fichu téléphone qui s’échine à clignoter, assailli par les notifications que je décide d’ignorer jusqu’à nouvel ordre. Je sais déjà de qui provient ce tsunami numérique, j’ai une vague idée de ce que les messages contiennent et ça n’augure rien de bon. Paradoxalement, l’identité véritable de l’assaillant m’échappe encore. Pour moi c’est juste une ordure anonyme, un simple stalker sans visage qui me poursuit par écrans interposés, faisant partie de mon quotidien sans que je ne puisse ne serait- ce que le nommer par son prénom.
Tout de suite, j’essaie simplement de comprendre les évènements de la nuit, mais c’est comme si mon esprit d’analyse sommeillait encore, me laissant totalement désemparée. Le coup des orchidées et des cadeaux, si ce n’est pas Johana, comme elle le prétend, c’est forcément Will. A moins que le stalker n’ait franchi cette nuit une nouvelle étape dans son harcèlement, passant du virtuel au réel en pénétrant dans la bulle de sa proie aux heures où elle est le plus vulnérable pour étancher sa soif de pouvoir ? Non, c’est impossible, trop dangereux, trop risqué, trop de serrures et trop de clefs. Se pourrait-il, alors, que Johana m’ait menti droit dans les yeux ? Pourrait-elle être une sorte de complice, infiltrée tout près de moi, revêtue d’un simple pyjama ?
Non mais qu’est-ce que tu racontes ma pauvre Juliette ?
Johana ; c’est la meilleure de mes amies, comment pourrait-elle faire partie de l’équation, autrement que sous les traits d’une alliée ? Je me mords la lèvre, honteuse d’avoir envisagé cette hypothèse. Elle et moi, nous nous sommes rencontrées, dans un centre d’appels pour devenir plus que des amies, presque des sœurs...Enfin même plus que des sœurs quand on voit les relations que j’entretiens avec celle que j’ai par le sang mais c’est un autre sujet. Toujours présentes l’une pour l’autre, dans les bons comme dans les mauvais moments et même si elle a depuis longtemps posé sa démission, nous continuons à nous retrouver dès que possible, à nous téléphoner tous les jours, comme si rien ne pourrait jamais changer. Aussi, lorsqu’à mots couverts, elle avait compris que mon mariage tout frais était, déjà à l’agonie, elle avait pris la décision de ne plus me lâcher d’une semelle tant que je ne serais pas en sécurité loin de Will, malgré son aversion pour lui. Parce qu’elle n’avait jamais pu le “sentir” de toute façon. Depuis leur toute première rencontre, elle le soupçonnait de dissimuler son vrai visage et pressentait que, derrière ses sourires pincés, se cachait une âme damnée. A chaque étape de mon magnifique “foirage”, elle était là. Elle était à mes côtés, lorsque je doutais de la légitimité de ce mariage de raison, pour éponger les pleurs et les angoisses de la triste mariée que j’étais alors et qui, à force d’appétit coupé et de nausée perpétuelle, semblait nager dans sa jolie robe ivoire et rouge devenue bien trop large pour elle.
J’entrevois chaque contour de tous nos souvenirs communs, lorsqu’elle pose ses yeux bleu azur dans les miens. J’y décèle la silhouette de ma couturière paniquée, quelques jours à peine avant la cérémonie, de devoir retoucher l’intégralité du bustier qui ne m’allait plus depuis une dizaine de kilos. J’y revois, aussi, la veille de la noce, lorsque nous étions assises toutes les deux, sur le parvis du château ou allait se dérouler la réception, dans un climat suffocant, à enchaîner cigarette sur cigarette tandis que je luttais de toutes mes forces contre l’envie impérieuse de courir chercher Fleur endormie à l’étage et de m’enfuir au loin. Je la ressens assise à côté de moi sur la banquette arrière quand la voiture de mon père avait failli finir dans le décor sur la route de la mairie et lorsque je me sentais flotter tel un spectre évanescent, le visage de marbre, les traits tirés, parmi les invités qui semblaient ne rien remarquer.
Elle m’avait regardé hésiter longuement devant Madame le Maire, s’accrochant aux regards de nos amies réunies, comme pour puiser en elles, la force de dire non, et puis finalement, j’avais balbutié : « oui » du bout des lèvres, comme une idiote ou une lâche, peut-être. Ensuite, elle m’avait vu feindre le bonheur, afficher un sourire de circonstance, écouter des vœux de félicité auxquels je ne croyais pas un seul instant. Elle m’avait suivie, en courant, lorsque je m’échappais dans les couloirs du château de Juvardeil, en catimini, pour vomir mes tripes, puis me relever dignement, repeindre mes lèvres en rouge sang et redescendre, majestueuse autant que faire se peut, dans ma robe de princesse d’un jour pour me mêler à la foule. J’ai toujours su faire semblant, c’est sans doute ce qui m’a sauvée, par le passé. Enfin, elle était là, lorsque la figurine de notre couple en porcelaine, à peine posée sur une étagère de notre appartement, s’était fracassée à terre, alors qu’aucun souffle d’air ne traversait la pièce, décapitant net le marié, en un sombre présage que l’on refuse de lire. Il y avait beaucoup trop d’ombres, beaucoup trop de signes précurseurs d’un désastre annoncé autour de cette union, et pourtant, j’avais pris la décision de l’épouser quand même. Avec le recul, cela parait dingue et totalement inconséquent mais, à l’époque, je m’étais convaincue que c’était la seule chose à faire.
Ce matin, alors qu’elle est sous la douche, je ressasse, à nouveau, des mots souvent échangés à l’époque où elle tentait encore de me dissuader d’aller jusqu’au bout de ce mariage fantoche.
“Pourquoi tu te maries avec lui Ju ? Je ne pige pas…
Cette question aussi simple en apparence soit-elle m’impose un temps de réflexion. La seule réponse recevable serait parce que je l’aime, forcément, comment pourrait-il en être autrement de nos jours ? Et pourtant, elle ne l’est pas, ce n’est pas la réponse que je ressens, l’amour est mort, depuis longtemps.
— Parce que...je crois que je suis coincée en vrai...Si je fais marche arrière, maintenant, alors que tout est réservé, que tout le monde est au courant, c’est la fin de l’histoire, et Will va péter un câble et je ne suis pas prête à affronter… et puis...peut-être que ça va calmer le jeu, lui redonner confiance, peut-être qu’il a besoin de ce mariage ? Je te raconte pas le scandale si j’arrête tout maintenant...moi, j’ai toujours été le vilain petit canard pour mon entourage et pour une fois, j’ai envie de faire un truc joli, un truc normal…
— Ben oui, mais t'es pas amoureuse, Juliette ! Tu crois pas que tu as le droit d’être heureuse, pour une fois ?
— Non c’est vrai, je ne suis pas amoureuse, ou plus, ou peu importe… mais… on est une famille et c’est plus important que le reste. Et puis l’amour franchement ! Pour ce que ça m’a porté bonheur, franchement ? ça fait longtemps que je ne crois plus aux contes de fées, Jo…
— Je pense quand même que tu fais une monumentale connerie…
— Oui, c’est probablement une connerie comme tu dis, mais là, honnêtement, je vois mal comment je fais autrement, maintenant que tout est organisé…on verra bien. De toute façon, ça ne peut pas être pire que maintenant, si ?!?”
Sur le coup, elle avait simplement hoché la tête, nous avions soigneusement changé de sujet mais je sais qu’elle repense souvent, elle aussi, à cette conversation nicotinée, quelques semaines avant ce mois d’avril fatidique. Elle avait espéré se tromper sur l’avenir sombre qu’elle prédisait à mon couple bancal mais aucun garde-fou n’en avait empêché la chute précipitée et aujourd’hui, la seule chose qu’elle pouvait faire était de soutenir sa meilleure amie, comme elle l’avait toujours fait, en se muant en une sorte de « body Guard » en talons de 12 centimètres, brushing impeccable et sourire enfantin. Une petite fée des temps modernes qui, avec toute la force de sa candeur et de son affection, s’efforce de tenir à distance la noirceur qui semble bien décidée à prendre sa revanche sur le rose-layette et le blanc nuptial. Non ! elle était incapable de me faire du mal sciemment.
Pourtant, paradoxalement malgré l’amitié qui nous unie, je ne lui ai encore jamais fait part des messages meurtriers de l’ombre inconnue, par honte en premier lieu et par méfiance aussi. Je ne pouvais pas me permettre d’en parler à qui que ce soit tant que je n’y verrais pas plus clair... et tant qu’il sera préférable que des pans entiers de mon passé restent assoupis, mais était-ce VRAIMENT les seules raisons de mon silence ?
Will, en revanche, n’hésiterait probablement pas une seule seconde à m’éclabousser de boue... Il n’était pas là hier soir, il n’est pas rentré de la nuit. Ça fait plusieurs semaines qu’il déserte l’appartement, sans piper mot. A moins que...mon souffle se coupe sous l’effet d’une impulsion. A pas feutrés, je me glisse dans le couloir. Un peu plus loin, un bruit d’eau qui ruisselle, m’indique que Johana est toujours sous la douche. Je colle mon oreille sur la porte de la chambre du milieu mais ne perçois aucun bruit à l’intérieur. Je sais qu’il faudrait que j’ouvre cette fichue porte pour en avoir le cœur net mais je n’ai aucune envie de me retrouver nez à nez avec lui. Mon cœur cogne à toute vitesse contre ma cage thoracique...Et si finalement, tout était lié et que c’était lui, depuis le début ? Mais non ! c’est impossible ! William, aussi, reçoit tout un tas de saloperies… ça ne peut pas être lui. Et puis comment il pourrait savoir tout ça ? tu deviens dingue ma pauvre, dingue ET parano…
A chaque message dont il est le destinataire, il semble vieillir de dix ans tant la tournure des phrases qui lui sont adressées est plus agressive, plus violente qu'à mon endroit. Cette personne qui se présentait initialement à moi, comme “quelqu’un qui me veut du bien” semble clairement décidée à l’anéantir, comme si je n’étais qu’un dommage collatéral, ou une arme cousue main, comme si la vengeance dont nous sommes la cible lui était destinée, à la toute fin ? Mais par qui ? Que cachait William à travers ses silences ? Qui voulait lui nuire à ce point, en m’éclaboussant ainsi, en m’utilisant sans l’ombre d’un remord pour l’atteindre encore plus profondément ?
Et même si je le soupçonne de me taire des éléments déterminants dans l’identification de l’anonyme qui s’acharne sur nous ces derniers mois, je ne pense pas Will capable de feindre à ce point, tant il semble anéanti par la vague qui nous submerge. Mais en réalité, je ne sais plus. Plus vraiment. Son comportement depuis le début de cette histoire me semble étrange, incongru. Il ne ressemble en rien à l’homme que j’ai aimé, un homme fort, au caractère en acier trempé, un homme qui en imposait par sa seule présence. Je ne sais plus vraiment à qui j’ai affaire, tant le comportement de mon mari fluctue au fil des heures.
Aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de celui qu’il était autrefois, mais, finalement, connait-on vraiment les gens avec lesquels nous vivons ? Ou ne jouons-nous pas chacun notre propre partition pour se faire aimer de l’autre ? Et puis, que devient l’amour quand il s’en va ? Se transforme t’il obligatoirement en rancœur, en mépris, en chagrin ou se déverse-t-il plus loin sur un autre couple d’amoureux ? Est-ce que ça meurt, l’amour ? Juste comme ça. Un jour, il s’évapore pour ne nous laisser qu’un souvenir qui s’effacera à son tour ?
Depuis que je lui ai annoncé que je le quittais, William oscille entre coups de colère et excès de romantisme. Comme s’il ignorait encore s’il devait continuer à me conter fleurette ou me déclarer une guerre sans merci. Les questions se précipitent dans mon crâne, toujours les mêmes, le même “Et si ?” déclinable à l’infini... : Et si finalement, je ne l’avais jamais vraiment connu ? Et si, je ne m’étais laissée charmée que par un masque de cire qui dissimulait jusqu’à présent et à la perfection, la couleur de son âme torturée ? Et si c’était lui l’enfoiré dissimulé derrière son clavier ? Tour à tour, agneau puis loup, je le sais, désormais, capable de violences morales et physiques, coupable du pire quand il perd la main. Et pourtant, cette fois-ci, je suis littéralement coincée dans une vie qui n’est pas la mienne.
Je ne peux plus faire marche arrière ou accepter de vivre ainsi, parce que désormais je distingue chaque aspérité de l’âme de celui avec lequel j’ai uni ma vie, et il me fait peur, terriblement. Je sais qu’il finira par me faire la peau quand il comprendra que je ne l’aime définitivement plus, que je veux partir loin de lui avec notre fille.
Il y a des gestes qui enterrent les mariages et des mots qui crématisent les sentiments et je sens, au plus profond de moi que jamais rien ne pourra redevenir comme avant, même s’il me frappait jusqu’à l’amnésie...
Pourtant, aujourd’hui, je ne peux tout simplement pas me permettre de partir du jour au lendemain comme je l’avais toujours fait quand mon ciel tournait à l’orage. Je ne suis plus seule, désormais, avec Muffin mon cocker anglais, mais j’ai charge d’âme et je dois à tout prix garder la tête froide, penser à ma petite fille de deux ans à peine, la mettre à l’abri avant de faire voler sa vie en éclat. Chaque jour qui m’est donné de vivre, je me récite comme un mantra ce que je dois mettre en place pour éviter la casse : Ne pas paniquer, ne pas m’enfuir, dénicher un logement correct pour Fleur et moi, saisir un juge aux Affaires Familiales pour organiser la garde de la petite, obtenir le divorce et surtout, d’ici là, éviter tout dérapage avec celui qui n’est désormais plus, à mes yeux, que le père de notre enfant.
J’ai la sensation que ma vie n’est qu’un combat qui n’en finit jamais et même si j’ai l’habitude d’enfiler les gants pour sauter sur le ring, je suis, maintenant confrontée à des combats dont j’ignore toutes les règles, comme un boxeur avec un bandeau sur les yeux ou dans un jeu de Colin Maillard revisité, je prends des coups sans jamais pouvoir les anticiper, j’encaisse, titube, sautille sur place en attendant de pouvoir rendre les uppercuts. J’ai l’impression perpétuelle de vivre sur des sables mouvants, en colocation avec Dr Jekyll, et même s'il me terrorise, je n’ai pas d’autre choix pour le moment que d’agir avec froideur, calme et détermination. S’il découvre mon jeu, il me tuera. Probablement.
“Si je ne t’ai pas, personne d’autre ne t’aura” - j’entends encore cette phrase qui résonne comme un avertissement ou pire : un présage. Alors, malgré l’urgence de plus en plus vitale de m’enfuir Fleur, je joue aux échecs contre le calendrier en attendant de piocher la carte “sortie de prison”...enfin, ça c’est au Monopoly, mais vous avez compris l’idée. Disons que d’un côté de l’échiquier, il y a mon “mari” qui assiste à l’agonie d’un mariage dont il a précipité la chute en me mentant, en me manipulant pour finir par lever la main sur moi. Et d’un geste, il avait assassiné l’amour que je lui portais. Will n’avait jamais été l’un de ces amours passion, l’un de ces amours fusion qui font rêver les midinettes, mais il revêtait à mes yeux le visage d’un amour choisi, que j’imaginais serein, réconfortant, tendre et doux. Un de ceux qui nous entourent comme un cocon, nous berce dans l’obscurité. En cela, c’est moi qui m’étais menti.
De l’autre côté du quadrillage, un esprit à la fois malade et diaboliquement malin semble déterminé à précipiter la chute inexorable de notre couple déjà claudiquant. Depuis des semaines, des salves discontinues de messages anonymes, adressés par mail, par sms, fragilisent, chaque jour davantage, l’équilibre avorté de notre famille débutante, pourrissant les fondements d’une histoire que je voyais beaucoup plus jolie qu’en réalité. Et moi, au milieu, je me sens comme une apatride sans couleur, sautillant sur cet échiquier géant pour éviter, comme je peux, les coups qui fusent de tout côté. Une tour ébranlée piégée au cœur d’un jeu sordide qui voudrait seulement comprendre cette rage, cette violence gratuite et implacablement cruelle, un pion qui ressent l’urgence de démasquer l’assaillant, de lui faire payer son acharnement et peut-être de sauver ce qui peut l’être encore, pour le bien de son enfant. Toujours en alerte, mon esprit jamais ne cesse de détricoter les souvenirs, de remonter le fil de ma vie, de mes choix, de mes erreurs et de dresser la liste mentale des gens qui seraient susceptibles de souhaiter ma perte, au point de vouloir se venger, au point de devenir “l’ombre inconnue” qui nous harcèle du matin au soir. Comme si l’implosion de la famille que nous avions construite n’était pas suffisante. Chaque nuit, le sommeil me fuit jusqu’aux premières lueurs du jour ; les heures obscures sont propices à l’introspection et pour la première fois de toute mon existence, j’ose faire arrêt sur image pour regarder le passé droit dans les yeux. Je viens seulement de réaliser, le cœur un brin lourd, qu’en partant si jeune de chez mes parents, dans une fuite en avant qui n'en finit jamais, j’avais tenté d’échapper, aveuglement, à une forme de malédiction qui poursuit les femmes de ma famille condamnant tous les mariages à l’échec et aux larmes maquillées.
Jusqu’à présent, depuis l’adolescence et ce jour maudit où ma vie avait basculé dans cette chambre d’hôtel miteuse, mon existence n’avait été que violences et désillusions, en particulier avec et par la gent masculine. J'avais évité la noyade en me raccrochant chaque fois in extremis à un fil de plus en plus élimé, avant de comprendre que je reproduisais, sans même m’en apercevoir jusqu’alors les schémas délétères que ma famille traine de génération en génération, comme une malédiction qui nous colle à la peau. Une lignée de femmes, où les hommes ne font jamais long feu. Lors d’une de ces nuits où l’on n’y voit comme en plein jour, il m’était apparu que si je voulais m’en sortir, il me faudrait trancher dans le vif, pour ne plus jamais subir et pour que Fleur n’hérite pas, à son tour, de ce lourd fardeau transgénérationnel.
“Bravo Juliette, joli cadeau que tu lui as fait à ta fille”, il fallait que je brise cette lignée du malheur. Il était temps.
Le bruit sec d’une porte qui s’ouvre immédiatement suivi du cliquetis précipité de talons aiguilles sur le parquet me fait sursauter ; mon amie Johana déboule, toute pimpante, dans le couloir m’arrachant subitement à ma ritournelle de pensées. Au même instant, l’interphone bébé se met à grésiller, accompagné d’un claironnant : “Mammannnn!!? T'es y’où ?”
J’esquisse un sourire et cours rejoindre Fleur pour débuter la journée avec un câlin. Aujourd’hui, les nœuds karmiques devront attendre et je vais finir par nous mettre en retard, toutes les trois.
A suivre : Chapitre 2 : Les murailles perçées
Juliette Norel 2 mesi fa
dans l'art et la manière de la plus perverse des manipulations...celle qui grignote à l'intérieur
Jean-Christophe Mojard 2 mesi fa
Les pervers narcissiques sont des grainetiers plus que des jardiniers. Ils n'ont aucun jardin, aucune serre. À leur proximité, nulle fleur ne peut éclore, faire éclater sa corole et diffuser son parfum. Ils ne sèment que des graines et ne germent de leur travail insidieux que des ronces qui s'enroulent autour des cœurs de leurs victimes.
Juliette Norel 2 mesi fa
c'est pour ça que Juliette doit trouver en elle la force et la résilience pour extirper sa Fleur de ce désert aride aux lacs de fiel
Jean-Christophe Mojard 2 mesi fa
À suivre, avec intérêt.
Juliette Norel 2 mesi fa
merci Jean-Christophe🙏🏼🌹
Jean-Christophe Mojard 2 mesi fa
Merci à toi. Au plaisir de découvrir, de lire. Et merci pour toutes les juliettes. C'est le genre de récit qui peut porter, loin.
Juliette Norel 2 mesi fa
...suis hyper touchée 🦋
Jean-Christophe Mojard 2 mesi fa
Bon sang, j'ai l'impression de retourner 30 ans en arrière. Un temps où j'étais la Johana d'une autre Juliette. Une énième au milieu d'innombrables. L'histoire débute ici, mais elle est terminée pour l'autre. Terminée avec une fin heureuse.
Juliette Norel 2 mesi fa
Tant mieux pour cette autre "Juliette" ! Elles ont parfois besoin de l’épaule et du sourire d’une "Johana", parce qu’elles oublie, souvent, à quel point elles sont fortes, derrière leur image de poupée ou d’héroïne shakespearienne.
Jean-Christophe Mojard 2 mesi fa
Ils ont l'art et la manière de leur faire oublier.