Partie 2 : La remise en question - Chap. 9 : Et l'argent dans tout ça ?
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Partie 2 : La remise en question - Chap. 9 : Et l'argent dans tout ça ?
S'endetter pour partir en vacances ?!
Voilà bien une idée qui aurait paru incongrue, absurde, totalement folle et à l'encontre du bon sens à toute la génération qui, comme ma mère et mon professeur de langues anciennes, a connu le monde qui a prévalu jusque, disons, les années 1950. Eux qui redoutaient l'endettement comme la peste tellement pour eux, demain était porteur de plus de risques que d'opportunités - eux qui avaient pris depuis leur plus jeune âge l'habitude de ne compter que sur eux-mêmes et de n'être aidés par personne.
Il a déjà fallu convaincre cette génération-là de l'intérêt d'un crédit logement par rapport au paiement d'un loyer, et encore tous n'étaient-ils pas convaincus après avoir fait le calcul et trouvé qu'après vingt ans, avec les taux d'intérêt de l'époque - par rapport auxquels ceux qui prévalent aujourd'hui, et qui font déjà pousser des cris d'orfraie à tous, sont encore bien dérisoires - ils auraient payé le double du prix de la maison qu'ils auraient achetée. Donc ceux qui avaient la chance de ne payer qu'un loyer modique préféraient encore économiser et rester locataires le temps de rassembler la somme nécessaire pour pouvoir payer leur maison comptant à la manière d'antan. Les autres, eux, toujours en calculant, se disaient que même en payant au final leur maison en double à cause des intérêts, ils y gagnaient encore à payer des traites pendant vingt ans mais en les payant pour eux-mêmes, plutôt que de payer à vie une somme comparable par mois comme loyer pour quelqu'un d'autre sans même avoir l'assurance de garder leur logement si leur propriétaire décidait, soit de le vendre, soit de le récupérer pour ses besoins personnels ou pour une raison quelconque (par exemple pour y installer des locataires plus solvables ou bien capables de payer un loyer plus élevé).
Il n'empêche : pour des gens comme eux, accepter de s'endetter et avoir assez confiance en l'avenir pour se sentir sûrs de pouvoir rembourser leurs dettes à long terme, c'était déjà toute une petite révolution.
Ceci dit, bien sûr, pour des gens comme eux, tout dépendait pour quoi ils le faisaient.
S'endetter pour acheter sa propre maison, cela pouvait se justifier à leurs yeux : se loger est un besoin vital, et rien ne vaut la sécurité d'avoir son propre toit au-dessus de sa tête (plutôt que pouvoir être à tout moment mis à la porte par le quelqu'un d'autre chez qui on loge, en théorie du moins - et en pratique souvent aussi, parce qu'à l'époque, la loi ne protégeait pas les locataires comme elle le fait de nos jours).
S'endetter pour acheter une voiture - à une époque où le marché de l'occasion n'était pas encore ce qu'il est aujourd'hui - c'était déjà limite, mais bon, comme le mode de vie était en train de changer fondamentalement et qu'il devenait difficile de trouver du travail près de chez soi, ma foi, l'idée a petit à petit fait son chemin.
S'endetter pour se payer quelque chose de nécessaire, voire d'indispensable, pourquoi pas - après tout, il n'était pas si rare de voir des gens qui avaient une "ardoise", comme on disait alors, dans les petits magasins d'alimentation.
S'endetter pour manger, pour boire, pour se chauffer, ça pouvait se comprendre. Pour s'habiller, déjà moins : on se limitait au strict nécessaire, que l'on usait jusqu'à la corde avant de penser à le remplacer. Pour se soigner, on faisait appel à des remèdes familiers, sinon, on supportait son sort, on s'adaptait à son état de santé, on serrait les dents et on passait outre.
Mais s'endetter juste pour consommer ? Pour acheter des choses qui n'étaient pas absolument nécessaires ? Ce n'était même pas pensable. Dans leur esprit, si on n'avait pas les moyens de se les payer, on s'en passait, au mieux on économisait en attendant des jours meilleurs - et puis c'était tout. Il ne pouvait pas être question d'emprunter, de s'engager à rembourser et de dépenser un argent que l'on n'avait pas pour acheter quelque chose dont on n'avait pas besoin. Cela leur paraissait tout à fait absurde.
Alors, s'endetter pour partir en vacances ? L'idée même leur aurait paru ridicule, et dans le meilleur des cas, elle les aurait bien fait rire. À leur époque, c'était une minorité de gens qui partaient en vacances - ceux qui en avaient les moyens, justement - et le gros de la population laissait ça aux riches. Oui, on avait bien les congés payés, mais ses vacances, on les passait chez soi à la maison, et puis c'était tout. Ne pas être obligé d'aller travailler ou d'aller à l'école et pouvoir faire la grasse matinée, puis faire ce qu'on voulait de toute sa sainte journée, en soi, c'étaient déjà des vacances. Avoir le temps et l'occasion de s'occuper de ses propres affaires chez soi au lieu de devoir passer toutes ses heures ouvrables à travailler pour quelqu'un d'autre, c'étaient déjà des vacances.
Mais voilà : cette génération-là a passé sa jeunesse, et aussi une bonne partie de sa vie active, dans un monde dans lequel personne ne s'estimait pauvre s'il avait les moyens de se payer de quoi manger.
Entre-temps, nous sommes passés depuis lors à un monde où les gens s'estiment pauvres s'ils n'ont pas les moyens de se payer... le dernier iPhone qui vient de sortir.
Évidemment, les repères ne sont plus du tout les mêmes.
Aujourd'hui, pratiquement tout le monde estime que partir de chez soi quand on est en congé est un besoin, pas un luxe, et que passer ses vacances chez soi à la maison, ce ne sont pas des vacances - ou en tout cas pas de vraies vacances. On se sent gêné vis-à-vis de son entourage si on n'est pas parti pendant ses vacances. Il est même de bon ton d'exhiber un beau bronzage pour le prouver - ou alors de montrer les souvenirs qu'on en a ramenés. Et ce n'est pas seulement vis-à-vis des autres qu'on se sent gêné : même vis-à-vis de soi-même, si on n'est pas parti séjourner quelque part ailleurs que chez soi pour au moins quelques jours pendant ses congés, on a l'impression de ne pas avoir eu de vacances. Du tout. On a eu des congés, oui, mais on n'a pas eu de vacances. On fait une différence entre "congés" et "vacances", alors que pour les anciens, ces deux mots étaient synonymes. Simplement ne pas avoir besoin d'aller au travail ou à l'école et pouvoir faire ce qu'on veut de toute sa sainte journée, ou pouvoir profiter de ses heures ouvrables pour faire des démarches administratives ou autres pour soi-même, c'est être en congé, mais ce n'est pas être en vacances. Être en vacances, c'est partir en vacances. Point. Autre chose ne se conçoit même pas. "Être en vacances" et "partir en vacances" sont deux expressions entre lesquelles les anciens faisaient une distinction, mais qui sont devenues synonymes pour nos contemporains. ("Mais comment les gens faisaient-ils au temps de la préhistoire ?")
Aujourd'hui, il n'est pas rare que des gens contractent un prêt personnel (un crédit à la consommation) pour financer leur séjour en vacances. Plus même : certains lancent, sur Internet ou ailleurs, des cagnottes destinées à des familles dans le besoin pour leur payer un séjour de vacances ! Pour les plus anciens d'entre nous, cela sonne comme une véritable hérésie, eux pour qui partir en vacances était un luxe pour riches : pour eux, si tout ce dont on manque est de pouvoir partir en vacances, c'est qu'on n'est pas dans le besoin, justement...
Mais en 2024, où sont-ils encore, ceux qui seraient susceptibles d'être choqués par cet état de choses ?
Ils sont septuagénaires, octogénaires, voire nonagénaires ou même plus (oui, les plus âgés sont carrément centenaires). Même si l'espérance de vie a spectaculairement augmenté ces dernières décennies (mais pour ce qui est de l'espérance de vie en bonne santé, ça, par contre, c'est autre chose), ils ne sont tout de même pas pour autant la majorité, même dans notre société actuelle où la pyramide des âges s'est inversée.
Et surtout, dans nos pays à tout le moins, ils ont pratiquement perdu toute influence sur la société. L'Occident, ce n'est pas l'Afrique, où les anciens sont encore vénérés comme des sages dont la parole est au moins écoutée et souvent suivie. Chez nous, la plupart d'entre eux sont en maison de retraite (en EHPAD comme on dit en France), certains ont des problèmes de déclin cognitif mais même sans ça, reconnaissons-le, les boomers et la génération X (ou bof génération), du temps de leur splendeur, traitaient les adultes - ces adultes-là justement, les très anciens d'aujourd'hui (la génération de leurs parents, donc pas si âgée par rapport à eux) de "croulants" pour bien moins que ça (en comparaison, les jeunes générations actuelles ont l'air encore bien polies avec leur "OK boomer"). De toute façon, les très anciens d'aujourd'hui sont presque sur le départ et minoritaires, donc comme les jeunes de chaque génération le font avec les anciens, on ne les prend plus guère au sérieux. Pour les générations actuelles, ce sont des gens qui radotent, qui sont coincés dans le passé et qui vivent en esprit dans un monde dépassé. Dépassé depuis longtemps.
Mais même si elles prennent l'opinion des anciens au sérieux, les générations actuelles, qui n'ont pas connu ce monde ancien, sont toutes prêtes à répondre que le monde évolue et que c'est normal. Après tout, nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs, du temps de la préhistoire (la vraie), ne mangeaient pas forcément tous les jours. Faut-il en conclure pour autant que cela devrait être la norme même aujourd'hui ? Ceux qui s'aventureraient à vouloir le faire se feraient automatiquement estampiller comme d'extrême-droite, voire de la droite extrême (encore plus à droite que l'extrême-droite). Dans les années 1500, les gens vivaient dans des maisons dont les toits de paille laissaient s'infiltrer la pluie (d'où l'invention des ciels-de-lit et des baldaquins pour en protéger les dormeurs). Aujourd'hui, plus personne ne trouverait ça normal : de nos jours, ce sont les toits qu'on étanchéifie. Le progrès, c'est ça aussi. Et pour ce qui est des vacances et du tourisme, c'est pareil. Le monde change et évolue, et comme les boomers étaient les premiers à le dire quand ils étaient jeunes, il faut savoir vivre avec son temps.
Même si Renaud n'avait que vingt-trois ans quand il a écrit "L'Hexagone" (et on ne peut pas vraiment dire qu'il ait jamais été de droite), et même si de plus en plus de jeunes - angoissés par les problèmes environnementaux et par l'avenir de la planète - commencent à se demander si ce que l'on nous présente continuellement comme des progrès en sont toujours vraiment.
Crédit image : © freejpg.com.ar
Surf Xi il y a 1 mois
encore un beau voyage dans le temps, les esprits et les souvenirs ! Bravo !
Jackie H il y a 1 mois
Merci 🙏🏻