Chapitre 4 - POV Askaï
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Chapitre 4 - POV Askaï
L’enquête sur le trafic de jeunes louves dure depuis des mois, pourtant nous n’avons rien de concret. Le modus operandi reste le même : une fille disparaît aux abords d’un restoroute d’une petite bourgade, sans rien laisser derrière elle, ni message ni indice. Elle s’évanouit dans la nature quelques jours, quelques semaines au plus puis réapparaît, dans une salle privée d’un club branché près de la frontière canadienne, totalement brisée. Toujours dans un établissement fréquenté par des vampires. Nous avons essayé de les sauver, de les sortir de ce cauchemar, mais dès que mon équipe en localise une, elle s’évapore avant qu’on ne puisse le secourir et, une fois sur deux, finit dans un fossé, un cadavre décharné et exsangue.
Le dossier ne cesse de grossir : vingt-trois kidnappées sur mon territoire. Blondes, brunes, rousses, grandes, petites, rondes, menues, toutes âgées entre 15 et 25 ans. Toutes exploitées dans des endroits sordides pour les besoins immondes de vampires. De monstres qui se délectent de leur peur et de leur sang. Qui abusent de leur innocence et de leur corps.
Grâce à son ingéniosité et ses compétences en informatique, Kyle, mon gamma, a identifié les passeurs. Des routiers qui jouent les bonnes âmes en prenant en stop des jeunes filles. Mais difficile de les relier aux enlèvements. Les dates coïncident. Les trajets aussi. Et malgré les images confirmant nos doutes, nous n’avons aucune preuve contre eux. Mes équipes s’étaient rendues dans les différentes villes, avaient interrogé les habitants et fouillé les camions et les entrepôts des sociétés qui les emploient. Rien. Aucune trace des louves. Pas même une odeur, sauf celle d’un détergent puissant. Comme si ces porcs étaient des acharnés de la propreté !
Mais la semaine dernière, un incident a attiré notre attention : le meurtre violent d’un camionneur. Son véhicule a été retrouvé sur une route secondaire, non loin de Cleveland. Le corps sur la banquette arrière. Il avait été vidé de son sang et sa queue coupée et enfoncée dans sa gorge. Pas besoin d’être un génie pour comprendre qu’il s’agit d’un avertissement pour tous les livreurs du réseau : ne touchez pas à la marchandise ! Pour cause, l’odeur de la fille, une certaine Clara, était partout dans le camion et surtout sur le chauffard. Cet enfoiré s’était de toute évidence bien amusé avec elle avant de la confier à son nouveau maître.
La police a décidé de classer le dossier, bien que la victime soit humaine. Autre mise en garde : nous contrôlons les autorités, rien ne nous arrête. Et c’est une chance en soi pour nous. Accéder au corps et aux preuves récoltées sur les lieux du crime a été beaucoup plus facile. Personne ne s’intéresse réellement aux affaires métamorphes. Dans certains états, des factions responsables des délits qui impliquent des surnaturels ont été créées, mais pas ici. Ici, si on veut la justice, c’est à nous de la réclamer et de la faire valoir.
Avec l’aide d’Erik, le meilleur pisteur de ma meute, nous avons retrouvé la trace de Clara. Ce qui nous a menés à un entrepôt abandonné sur des quais, à quelques kilomètres de Portland. Un repaire de dégénérés où toutes les tortures sont autorisées. Nous n’étions pas prêts pour ce qui nous attendait dans cet enfer : dix filles allongées sur de minces matelas immondes, toutes droguées et ligotées avec des liens en argent ; l’épiderme de leurs poignets et de leurs chevilles grésillait et fondait au contact du métal ; une odeur de chair brûlée, de sueur, de vomi et de sexe flottait dans l’air. Même pour des soldats aguerris aux nerfs solides, un tel spectacle avait été difficile à supporter. Les pauvres étaient toutes dans un état déplorable, perdues entre la folie et l’effroi. Le corps émacié et sale. Les yeux suppliant de les achever. De mettre fin à leur calvaire. Leur peau pâle et abîmée transpire l’aconit qui empoisonne et aliène leur louve. C’est ainsi qu’ils arrivent à les affaiblir et les rendre dociles. C’est ainsi qu’ils les soumettent et les brisent.
Je devais mettre un terme à ce trafic. Il a duré trop longtemps et ne cesse de prendre de l’ampleur. Et pas seulement ici. Je suis en contact avec des alphas du monde entier et c’est partout pareil. Des omégas disparaissent sans laisser de traces et sont retrouvées quelques mois plus tard dans un caniveau ou un fossé. Nues et mutilées. Ils n’en font pas tous une priorité, bien sûr. Ce ne sont, pour beaucoup, que des métamorphes de rang inférieur. Des esclaves sans valeur. Voilà pourquoi les suceurs de sang s’en sont tirés aussi facilement jusqu’à présent. Mais je ne partage pas cette vision rétrograde. Ma mère, ancienne Luna de la meute des Loups Gris, était une oméga. Je connais par cœur leur histoire… Mon père était alpha depuis presque dix ans lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois. La folie le rongeait, pourtant il n’a jamais pu se résoudre à prendre pour Luna une compagne qui ne lui était pas destinée. Il était convaincu que la Déesse ne l’avait pas oublié et avait choisi pour lui une femme forte et bienveillante. Qu’il ne la mériterait que s’il acceptait de se montrer patient. Et on peut dire qu’il avait vu juste, puisque le jour des 18 ans de ma mère, il se trouvait sur le territoire des Roches Sombres pour rencontrer l’Alpha Gray. Dès qu’il a senti son odeur, il est tombé éperdument amoureux d’elle. Un véritable coup de foudre, ou peut-être simplement un coup du destin. Depuis lors, ils sont devenus inséparables. Et, malgré son jeune âge, ma mère s’est révélé être une Luna parfaite. Elle avait la confiance de la meute, et sa gentillesse et sa compassion étaient sans failles.
Et j’aspire au même bonheur, au grand dam de mon entourage et du Conseil des Anciens. Après avoir observé mes parents pendant près de deux décennies, je refuse de me contenter de moins que ce que la Déesse a prévu pour moi. Leur couple était solide et fusionnel. Ils partageaient tout : leurs peurs, leurs doutes, leurs responsabilités et le pouvoir. Le yin et le yang. La bonté et la spontanéité de ma mère tempéraient l’intelligence froide et la rudesse de mon paternel. Jusqu’à leur décès brutal. Jusqu’à cette nuit durant laquelle des renégats ont attaqué. Au cours de la course des nouveau-nés dans la forêt qui borde notre village. Peu de temps après ma première transformation. Je n’avais que 19 ans lorsque j’ai succédé à mon père. Je n’étais pas prêt, mais j’ai accepté mon sort. Malgré mon deuil. Malgré ma douleur.
Aujourd’hui, j’ai de plus en plus de difficultés à dissimuler les premiers signes du mal de la Lune. La folie me dévore, je le sens. La violence et la colère de Golliath, mon loup, sont des plus en plus ardues à contenir. Mes mains tremblent et mes doigts se transforment en griffes involontairement. Encore ce matin, je me suis réveillé dans un nuage de plumes d’oie. C’est la troisième fois cette semaine. Je n’ai pas pris la peine de faire changer ma literie de peur que ça ne recommence. J’ai ordonné à la femme de chambre de se tenir loin de mes appartements pour qu’elle ne découvre pas l’ampleur des dégâts : les marques sur les murs, les rideaux arrachés, la tête de lit brisée, le matelas éventré.
À tout juste 26 ans, j’ai conscience qu’il ne me reste que quelques semaines, peut-être quelques mois avant que le destin ne me rattrape. Avant que je ne devienne une bête assoiffée de sang à abattre. Mais je ne regrette aucun de mes choix et je suis prêt à cette éventualité : mon testament est à jour, je sais que je laisse la meute des Loups Gris entre de bonnes mains. Marcus, mon bêta et meilleur ami, est le plus apte à prendre ma place. Il est fort, loyal et son amour de jeunesse, Ciara, fera une Luna exceptionnelle.
Marcus et Ciara ont toujours été inséparables, d’aussi loin que je me souvienne. J’ai longtemps pensé qu’ils étaient destinés l’un à l’autre, mais la Déesse ne semble pas de mon avis. Les compagnons bénis sont de plus en plus rares, pour une raison que j’ignore. Alors, il y a cinq ans, quand mon meilleur ami est entré dans mon bureau avec une marque d’accouplement dans le cou, je n’ai pas été surpris. Je suis heureux pour eux et admiratif. Choisir sa partenaire tout en renonçant à la possibilité d’avoir des chiots n’est pas chose facile. Je sais que Ciara en souffre, en particulier les jours où elle aide à donner naissance à de petits louveteaux. Je peux le voir dans ses yeux gris argent, bien que sa douleur ne soit pas à la hauteur de la tendresse et du dévouement qu’elle porte à Marcus. Voilà pourquoi je pense que j’ai pris la bonne décision. Parfois, j’adorerais avoir la même chose que mon meilleur ami, mais j’ai foi en la Déesse. Je sais que sur ces terres, une femme est faite pour moi. Qu’elle a été choisie par les dieux pour m’épauler et m’aimer chaque jour.
Ainsi, chaque année, je fais le tour du monde pour consolider mes alliances avec les autres meutes, mais surtout pour trouver celle qui me complète. Celle qui me rendra plus fort et portera mes enfants. Malheureusement, avec toute cette affaire, j’avais décidé de reporter mon voyage. L’avenir des nôtres est en jeu. Je tiens à démanteler ce réseau sans attendre.
Et c’est ce qui m’amène à présent sur cette route, au beau milieu de la forêt. Il y a trois jours, une des alertes mises en place par Kyle a attiré notre attention : un virement de cent mille dollars sur le compte d’un dénommé John. Un camionneur humain de 50 ans, divorcé avec une pension alimentaire si délirante qu’il ne peut pas l’assumer avec son simple salaire. Ce n’est pas sa première course. D’après ses revenus bancaires, il a déjà procuré une dizaine de filles dont certaines depuis Taylorville, petite ville du Connecticut proche de la meute de la Lune Rouge. Mais jusqu’ici, impossible de le coincer. Il est efficace et discret. Tout comme son ou ses acheteurs.
Cent mille dollars. Du jamais-vu ! La livraison doit être exceptionnelle… Assez pour faire sortir le commanditaire de l’ombre si nous parvenons à l’intercepter. Tout a été minutieusement prévu. Marcus, accompagné de quelques-uns de nos meilleurs soldats, suit John depuis Taylorville. L’objectif est d’observer la transaction et de percer à jour leurs méthodes d’enlèvement. Mais je ne m’attendais pas à ce que mon bêta me rapporte que la louve, âgée de 20 ou 22 ans, ai grimpé volontairement à l’arrière du camion de John. Les images qu’il m’a envoyées témoignent toutes de son épuisement et de son désespoir. Comme si elle avait couru toute la nuit avant de se réfugier dans une remorque choisie au hasard. Ça n’a aucun sens ! Qui est-elle ? Quelle réalité s’efforce-t-elle de fuir ? Marcus affirme qu’elle est encore vierge. Et son flair ne le trompe jamais, hélas… Se peut-il qu’elle se soit sauvée de chez elle après avoir découvert sa nature de métamorphe ?
Une photo particulière me hante. Depuis que je l’ai reçue, je n’arrive pas à la quitter des yeux. Elle regarde dans la direction de l’objectif et ne porte pas sa capuche. Quelques mèches rebelles flottent autour de son visage en forme de cœur alors que le reste de sa longue chevelure est prisonnière d’un chignon sur le haut de sa tête. Malgré des cernes foncés et ses traits tirés, elle est magnifique.
– John se dirige vers Longwood. D’après nos recherches, la vente devrait avoir lieu au SunNight. Il y sera dans quelques heures. Maxim et Reeves sont sur ses traces et avec Erik on part en repérage. Il connaît l’odeur de la louve. Elle ne pourra pas nous échapper ! De toute façon, Kyle surveille tout depuis le ciel…
– Merci, Marcus. Je vais patrouiller le long de la frontière est. Ce John va être obligé de prendre la route qui traverse la forêt. Je te tiens au courant si quelque chose ne va pas.
Je coupe le lien avec mon bêta sans attendre de réponse de sa part. Je ne suis pas serein. Une inquiétude tenace me noue l’estomac, et mon instinct m’incite à prendre soin de cette femme plus que quiconque. Ma mère m’a enseigné à toujours écouter mon cœur avant ma raison. Elle disait qu’un Alpha juste et bon était un Alpha capable d’accepter ses émotions même lorsqu’elles défiaient toute logique. Jusqu’ici, je n’avais pas compris le sens de ses mots. Jusqu’ici, je n’avais pas ressenti un tel besoin de protection.
Le bruit d’un moteur résonne dans la nuit. Une odeur de brûlé envahit l’air et un camion s’arrête net à quelques mètres de ma position. Un homme assez grand en sort. Loin d’être athlétique, son ventre proéminent semble le gêner lorsqu’il saute de la cabine. Il contourne le véhicule, ouvre le capot et se penche au-dessus de la mécanique fumante.
Tapi dans l’ombre, je guette, sachant pertinemment à qui j’ai affaire. Cet arrêt soudain n’était pas prévu d’après les jurons qu’il crache. Et je crains que ça ne fasse foirer toute notre opération. Il souffle, sort son téléphone et pianote quelque chose avant de le ranger dans sa poche de jean. Putain, s’il prévient l’acheteur et annule la vente, on aura effectué tout ça pour rien. Je vais devoir improviser. Je ne peux pas laisser cette fille entre ses mains plus longtemps. Je m’approche doucement, lorsque je suis frappé par un parfum enivrant de jasmin. Golliath commence à s’agiter et à la vue de la jeune femme qui descend du camion, il perd tout contrôle et rugit. C’est elle. C’est notre compagne.
Golliath prend le dessus. Je suis incapable de le retenir. Dans une douleur fulgurante, tous mes os se brisent un à un. En un instant, je me transforme en un immense loup blanc. Il gronde et trépigne, refusant de rester éloigné de notre âme sœur. Il brûle de se rapprocher d’elle, de ne plus jamais la quitter… Il désire la libérer des griffes de ce pervers et la protéger du monde entier.
Sans attendre, Golliath se rue vers le camion et saisit John par la nuque. Ce dernier se débat en gémissant, implorant qu’on lui épargne la vie. Mais il n’en est pas question. Il vient de faire du mal à notre compagne. Il mérite une mort lente, douloureuse. Mais Golliath n’est pas de cet avis. Il désire simplement anéantir ce gros porc qui a osé poser les mains sur notre femme. Je ne peux pas lui en vouloir. Dans un grognement sourd, Golliath articule « à moi ! » avant d’abattre sa puissante mâchoire sur le torse de John. Il lui arrache le cœur et se réjouit de sentir son sang chaud dégouliner de sa gueule béante. Après quelques convulsions, le corps de ce connard se ramollit. Les yeux écarquillés et la bouche suppliante. Nous venons de perdre le seul lien avec l’acheteur, mais je m’en fiche. D’autres occasions se présenteront. D’autres enlèvements. D’autres échanges.
Golliath se calme et me permet, une fois la menace écartée, de reprendre forme humaine. Je ne sais rien sur notre compagne, inutile de l’effrayer. Mon loup est imposant et impressionnant. Nu, je me précipite à l’intérieur du camion. La banquette avant est vide, mais derrière, se trouve la plus exquise des créatures. Une déesse aux courbes généreuses, avec des cheveux noirs et bleus noués en une haute queue de cheval. Inconsciente, son t-shirt déchiré révèle sa peau douce et pâle, marquée d’une légère rougeur au niveau du cou, semblable à une piqûre.
L’inquiétude m’étrangle. M’étouffe. Mes pensées s’affolent alors que je balaie du regard l’intérieur de la cabine à la recherche d’un objet qui expliquerait cette ecchymose. Sur le sol, sous le fauteuil passager, je repère une seringue qui dégage une forte odeur. Plus aucun doute possible : John l’a empoisonnée. Il a probablement utilisé une dose non létale pour assommer sa louve et la laisser sans défense. Pourtant, l’aconit ne peut pas être la cause de la léthargie dans laquelle elle est plongée. Au pire des cas, elle devrait l’affaiblir et la rendre somnolente. Mais rien ne la réveille. Je ne suis pas en mesure de l’aider et la seule qui le pourrait se trouve à quelques kilomètres d’ici, à la clinique de la meute. Notre médecin. Ma meilleure amie.
– Ciara, j’ai besoin de toi. C’est urgent. Je suis au niveau de la zone 36.
– Bien, Alpha. J’arrive tout de suite.
Je ne perds pas une minute de plus. J’attrape la couverture à l’arrière de la cabine et l’enroule autour de ses épaules avant de la sortir du véhicule. Sans la lâcher, je m’agenouille sur l’herbe fraîche, admirant la beauté que je tiens dans mes bras. Son corps tremble légèrement et ses yeux roulent sous ses paupières closes. Des perles de sueurs glissent sur son front et ses lèvres pulpeuses pâlissent de secondes en secondes. Je suis désespéré. Totalement impuissant devant sa douleur. Mon loup hurle et mon cœur bat la chamade. Je ne peux pas déjà renoncer à elle. Pas alors que je viens juste de la trouver. Je la sers contre mon torse et la berce, attendant que Ciara arrive. Ressassant les derniers instants qui se sont écoulés.
Putain ! Je n’aurais jamais dû perdre le contrôle comme je l’ai fait à l’instant. Je n’aurais jamais dû perdre le contrôle face à Golliath. J’aurais dû l’arrêter avant qu’il ne tue ce cafard. Des années d’entrainements anéanties en quelques secondes. Je ne peux pas. Je ne dois pas. Ma meute et toutes ces jeunes filles comptent sur moi. Je dois être capable de réfléchir et d’agir posément, quelle que soit la situation. Une erreur de ma part, et tout est fini. Comme ce soir. John est mort, et mes chances d’obtenir des réponses sur cette sombre affaire avec lui. Merde !
– Marcus, changement de plan. On a plus de livreur. Envoie l’un de nos guerriers le remplacer et demande à Tara de venir jouer les jeunes louves sans défense en zone 36. Nous avons 15 minutes pour faire l’échange et retrouver l’acheteur.
– Bien, Alpha. C’est comme si c’était fait.
Je n’ajoute rien. Aucune explication. Aucune justification. Et Marcus sait, à mon ton, qu’il ne doit surtout pas poser des questions. Mes paroles sonnent comme un ordre, l’ordre d’un Alpha qui ne doit pas être discuté. Pas sans prendre le risque d’en subir les conséquences.
J’entends un moteur vrombir dans le silence de la nuit. Ciara a fait plus vite que ce que j’espérais. Parfait. Le véhicule s’arrête juste derrière le camion et elle apparaît, équipée de sa blouse blanche, de son stéthoscope et de sa sacoche. Elle se précipite vers moi, non sans un regard pour la dépouille déchiquetée au bord de la route. Sa bouche forme une grimace crispée, mais Ciara se retient de me lancer un de ses commentaires acerbes. Elle s’accroupit devant moi et tend les mains vers ma belle compagne pour m’inciter à la lâcher. Tout en moi se révolte. Golliath gronde. Mes crocs se dévoilent et mon aura d’Alpha pousse mon amie à reculer. Elle montre son cou en signe de soumission, les yeux toujours rivés sur le corps recroquevillé dans mes bras.
– Laisse-moi l’aider, Askaï.
Un autre grognement sort de ma gorge, mais Ciara n’est pas impressionnée. Elle ne bouge pas, mais sa voix est ferme et teintée d’une urgence qui me fait vriller.
– Je ne vais pas lui faire de mal, m’assure-t-elle docilement. Je veux juste l’ausculter, comme tu me l’as demandé…
Je ferme les paupières et inspire profondément, m’enivrant du doux parfum de jasmin qui flotte dans l’air. Ma femme tressaille et mon cœur manque un battement. Je ne peux pas la perdre… Je compte jusqu’à dix en me concentrant sur la respiration rapide de celle qui détient déjà mon âme. Lorsque le calme revient dans mon esprit, je la pose délicatement sur le sol et recule de quelques pas pour laisser de la place à Ciara.
– OK, souffle Ciara déconcertée. Son pouls est faible. Sa température corporelle est basse et je peux sentir de l’aconit sur sa peau. Elle a une trace de piqûre dans le cou…
– J’ai trouvé cette seringue dans le camion, précisé-je en la lui tendant. Le chauffeur lui a injecté peu de temps avant que j’intervienne. Quelques secondes à peine avant que je te demande de rappliquer.
Ciara renifle l’aiguille prudemment et fronce les sourcils en réfléchissant.
– Il n’y avait pas que de l’aconit là-dedans. Probablement de l’argent liquide, dit Ciara plus pour elle que pour moi. Je vais devoir lui administrer du X42 pour l’aider à éliminer l’aconit. Pour l’argent, je ne peux rien faire. J’espère seulement qu’elle est assez forte pour supporter le mélange.
Ses mots me font l’effet d’une douche froide. Et, pour la première fois, je n’ai aucune confiance en Ciara et je vois rouge. Je lui attrape le poignet avant qu’elle ne lui donne une dose de X42. Mes doigts s’enfoncent dans sa chair et des hématomes apparaissent sur sa peau blanche. Ciara se libère et se relève en me hurlant dessus :
– T’es fou ! C’est quoi ton problème, Askaï ?
Je serre les mâchoires à m’en briser les dents et tout mon corps se contracte sous la colère. Personne ne peut me parler de cette manière en toute impunité. Pas même ma meilleure amie. Surtout lorsqu’elle menace la vie de ma compagne. Je souffle fort, ma poitrine se soulève rapidement et mes doigts se transforment en de longues griffes acérées. Mais Ciara ne cille pas. Elle m’observe calmement à la recherche d’une explication à mon comportement irrationnel. Dans ses yeux, défiance et inquiétude mènent une lutte acharnée. Et je ne peux pas lui en vouloir. J’ai l’air d’un psychopathe, animé par une fureur meurtrière et sauvage. Mes cheveux sont en bataille d’avoir trop passé mes mains dedans. Je grogne comme un enragé et la menace en lui interdisant de soigner la dernière victime de ce trafic abominable qui nous met à genoux depuis des mois. On pourrait penser que la folie de la Lune a eu enfin raison de moi, anéantissant l’homme réfléchi et imperturbable que je suis.
– C’est ma compagne… concédé-je.
Ciara ne répond rien. Elle hoche la tête et reprend son examen, un masque impassible sur le visage.
– Elle porte un tatouage d’oméga de la meute de la Lune Rouge, annonce-t-elle d’une voix neutre en me montrant l’épaule de la jeune femme. Sa transformation est récente, sans doute la lune dernière. Elle présente des marques fraîchement cicatrisées dans le bas du dos. Je crains qu’avec le cocktail dans ses veines, sa louve soit incapable de l’aider à guérir. Et vu son état, si je ne lui donne pas le X42 rapidement, elle pourrait ne jamais se réveiller.
Golliath hurle et griffe dans ma tête. Je tombe au sol et prends la main délicate de ma compagne. Elle est glacée et humide. Molle, presque sans vie.
– Et si tu lui injectes ? hésité-je sans même accorder un coup d’œil à Ciara.
– Je l’ignore, répond-elle d’une voix froide et professionnelle. C’est interdit de l’utiliser sur des omégas parce que leur organisme n’est pas aussi fort et résistant que celui d’un guerrier. Elle est fragile et faible, je…
Un grondement grave et sourd sort de ma poitrine et fait vibrer l’air, effrayant quelques oiseaux qui s’envolent dans des croassements glaçants. Personne n’a le droit d’insulter mon âme sœur. Ciara se recroqueville sur elle-même sous l’effet de mon aura puissante et mortelle, puis retire ses paroles en bégayant. Elle ne pensait pas à mal et énonçait un fait déjà prouvé, mais là elle s’attaque à sa future Luna. Elle ne peut pas douter de sa force. Pas à voix haute. Pas devant moi.
Elle toussote et remue sur place, mal à l’aise, jusqu’à ce que je retrouve mon calme. Lorsqu’elle peut enfin se relever, elle pose brièvement les yeux sur ma compagne avant de revenir vers moi. Elle prend une profonde inspiration et se mord la langue comme si elle se retenait de dire le fond de sa pensée. Elle sait que je déteste ça, et pourtant elle continue au risque d’attiser ma colère. Puis, elle retourne, comme pour chercher le soutien d’un de nos soldats, mais elle est seule face à son Alpha déraisonnable. Elle déglutit bruyamment et finit par se lancer.
– Ne hurle pas. Ne me frappe pas… mais si tu veux qu’elle guérisse… bredouille-t-elle, tu dois la marquer.
Ciara recule d’un pas sous l’intensité de mon regard. Je ne suis pas impulsif. Je sais maîtriser mes émotions, les garder enfuis profondément sans jamais rien laisser transparaître. Mais pas aujourd’hui. Pas alors qu’elle suggère l’impensable. Dans un rugissement tonitruant, je bondis en avant et saisis le col de la blouse de Ciara en grognant. Les crocs sortis, je colle mon visage contre celui de mon amie, reniflant sa peur. Elle paraît minuscule et pathétique quand je la soulève.
– Tu te fous de moi, Ciara ? Tu veux que je la morde sans son consentement ? Alors qu’elle est inconsciente ?
– Je… marmonne Ciara à bout de souffle. Je sais que c’est illégal, mais grâce à votre lien et à ta force, c’est peut-être sa seule chance de survivre.
– Trouve une autre solution ! exigé-je en la lâchant.
Ciara trébuche, mais retrouve rapidement sa contenance. Et avant qu’elle ne me réponde une autre de ses conneries, une deuxième jeep s’arrête à notre hauteur. Marcus en saute du véhicule et nous rejoint après avoir crié ses ordres. Mes hommes se précipitent vers le camion pour tout nettoyer sans même avoir besoin d’intervenir. Le corps de John est ramassé, le moteur est remplacé et la cabine désinfectée pour supprimer toutes traces de sang et l’odeur de ma compagne. Tara est ligotée et allongée sur la banquette arrière et l’un de mes soldats prend place derrière le volant.
– Askaï, tu as des vêtements de rechange dans le coffre, aboie mon bêta inconscient du danger qui plane. Cesse de te pavaner à poil devant ma Ciara.
Dans un sifflement, je m’éloigne du couple pour enfiler un jean, un t-shirt et des baskets. Non pas que je souhaite lui faire plaisir, je n’en ai rien à foutre et je ne lui dois rien. Mais je ne veux pas froisser ma compagne. Je ne veux pas l’offenser en me promenant nu devant d’autres femmes. La nudité est normale chez les métamorphes, nous passons la moitié de notre temps à arracher nos vêtements pour nous transformer, mais les loups sont territoriaux et jaloux. Et si je déteste que Marcus puisse apercevoir la lingerie exposée de ma belle, je ne peux qu’imaginer son ressentiment à me voir aussi proche de Ciara dans mon plus simple appareil.
À mon retour, je peux sentir à l’agitation de Marcus et au malaise de Ciara qu’elle lui a déjà tout raconter. Mon bêta grince des dents, sans doute à cause de mon attitude envers sa compagne, mais ne me lance aucune réplique cinglante. Son expression est grave et sérieuse. Et malgré sa colère, il pose sa grande main sur mon épaule et d’un hochement de tête, me fait comprendre qu’il me soutient et qu’il prend les commandes de l’opération.
– Tout est prêt pour l’échange, Askaï, annonce Marcus. Gail attend le top départ.
– Ne perdez pas de temps, je réponds sèchement. Et n’oubliez pas de masquer vos odeurs avec de l’E26. On ne sait jamais. Même si l’acheteur est humain, le bar est un repère de vampires. Ne prenez aucun risque.
– Nous avons chacun une dose de E26 sur nous, me confirme-t-il. On la prendra quand on sera à un kilomètre du Sunnight.
Il marque une pause, me fait un clin d’œil et ajoute avant de rejoindre mes hommes :
– Prends soin d’elle.
– Compte sur moi !
Le moteur changé, le camion démarre pour terminer sa course vers le Sunnight, suivi de quatre fourgons blindés remplis de soldats armés prêts à abattre toute menace pour notre meute. Marcus a pris la tête du convoi, la place que j’aurais dû occuper si je n’étais pas autant préoccupé par l’état de ma compagne.
Sans plus attendre, je passe un bras sous les cuisses de ma magnifique endormie et l’autre dans son dos, puis la soulève délicatement. Sa peau brille sous le clair de lune. Elle est si belle. Si légère. Ciara m’aide en ouvrant la portière arrière de la jeep. Je m’installe aussi confortablement possible sur la banquette, malgré mes longues jambes, ma femme sur mes genoux, son front posé contre mon torse, enveloppée de ma chaleur. Blottie dans mes bras, sa respiration se calme peu à peu et son visage reprend quelques couleurs.
Ciara monte devant côté passager et donne l’ordre à Misha, notre chauffeur, de nous amener directement à la clinique de la meute.
– Mon équipe a déjà préparé votre chambre, m’annonce-t-elle en se tournant vers moi. Avec un peu de chance, ta présence aidera à sa guérison.
Texte de L.S. Martins.
Image créée par L.S.Martins à l'aide de Dall-E3