Chapitre 2 - POV Lia
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Chapitre 2 - POV Lia
Encore une journée longue et particulièrement difficile. Notre meute n’avait jamais accueilli autant d’invités en si peu de temps. Plusieurs Alphas alliés sont venus cette semaine pour discuter des soucis liés aux vampires. Un grand nombre de ces créatures ont envahi nos terres, semant la mort parmi les hommes et les loups-garous. Les enlèvements sont de plus en plus fréquents et inquiétants. D’après les rumeurs, des filles de mon âge se volatilisent dans tout le pays et finissent en esclaves sexuelles. Un marché en plein essor visant à satisfaire une clientèle riche et barbare. Humaine et surnaturelle. Et je sais pertinemment que notre meute n’a pas été épargnée. Même si Luna Alice tente d’étouffer l’affaire en envoyant les familles des disparues en « mission » loin de nos frontières. Rien ne m’échappe ici. Des années à me faire oublier, à me faire si discrète, qu’il arrive souvent que les gens parlent en ma présence tout en m’oubliant. J’ai surpris à de nombreuses reprises des échanges entre le Bêta et le Gamma. Ils sont inquiets pour la meute et notre Alpha. Mais surtout de l’influence malsaine de Luna. Ils disent qu’elle a changé. Je ne sais quel événement a pu la rendre aussi amère. Aussi froide et mauvaise. La perte d’un enfant peut-être. Ce qui peut expliquer pourquoi le couple Alpha n’a toujours pas d’héritiers malgré leur âge avancé.
Minuit sonne quand je regagne enfin mon minuscule appartement sous les combles. J’ai passé ma journée à récurer toute la maison de la meute. Je suis épuisée, mais je n’ai pas le temps de me reposer. Il me reste quelques minutes pour empaqueter mes biens et m’éclipser du territoire avant le retour des autres. Luna ne me laisse aucune intimité. Elle ne se dérange pas pour venir fouiller dans mes affaires quand bon lui semble. C’est pour cette raison que je n’ai rien préparé. Elle aurait compris et m’aurait puni. Et la connaissant, je n’aurais jamais pu me relever après sa petite séance de discipline. Je n’aurais jamais pu me sauver.
Dans un sac que j’ai volé ce matin même dans l’une des chambres, je jette deux tenues de rechange et la seule photo qu’il me reste de mes parents. Un cliché pris lors de vacances dans notre chalet, avant que mon père ne cesse de nous accompagner ma mère et moi. J’enfile mes bottes usées que je portais pour les entraînements après le lycée. Elles sont un peu étroites, mais je n’ai pas le choix. Les chaussures que je mets tous les jours ne sont pas adaptées pour la course.
Mon plan est simple : m'enfoncer le plus loin possible dans la forêt pour franchir la frontière à l'aube, quand tous seront encore endormis. Ainsi, les seules à sentir mon lien avec la meute se briser seront les sentinelles. Elles ne s'en soucieront pas. Dans le pire des cas, elles supposeront qu'un membre est décédé dans son sommeil et lui rendront hommage par un chant avant de reprendre leur garde, comme à leur habitude. Elles ne se mêlent jamais aux histoires de la meute. Elles sont les yeux et les oreilles des bois et veillent à ce que personne n’entre sur nos terres. Elles gardent férocement les frontières, mais par miracle je sais exactement où aller pour rester invisible. Il existe une zone interdite au sud. Certains disent que c’est un ancien cimetière de sorcières et qu’il est hanté par des créatures immondes. D’autres que le terrain est si meuble qu’il vous avale si vous posez un pied dessus. Mais ce sont des foutaises. Il s’agit d’un point de rendez-vous entre la Luna et son amant. Je crois qu’il vient d’une autre meute. Je ne l’ai jamais vu, enfin pas de près. Je l’ai aperçu une fois alors que je me promenais. Il se tenait face à Luna, les mains sur ses épaules. Je ne pouvais entendre ce qu’ils se disaient, mais à en juger la façon dont elle remuait son corps, ce n’était pas une conversation sur la politique. J’étais resté sans bouger, sans respirer de peur qu’ils ne détectent ma présence, mais ils étaient trop occupés pour faire attention à moi. Même s’il m’avait semblé qu’il avait tourné la tête dans ma direction. Qu’il m’avait fixé du regard. Un regard sombre et menaçant qui m’avait fait frissonner.
– Lia, tu dois te dépêcher.
Il faut que je prenne garde. Je me perds trop facilement dans le passé. Dans mes souvenirs. Voilà plusieurs secondes que je me tiens debout devant la fenêtre à scruter le ciel étoilé. Nila gronde d’impatience. Je ressens son enthousiasme et son appréhension. L'enthousiasme de sa première course sous la lune argentée. L'appréhension de devenir une louve solitaire.
– Je suis prête, Nila. Nous pouvons partir.
Après un ultime regard sur ce qui avait été mon foyer ces cinq dernières années, je le quitte sans un regret. Je n'y ai que des souvenirs pénibles. Ça n’a jamais été vraiment chez moi. Je ne m’y sentais pas en sécurité. En fait, j'ai été contrainte de m'y installer après le décès de mes parents. Avant leur enterrement, notre maison avait été vidée et attribuée à une autre famille. Et cela ne m’avait pas dérangé, je ne pouvais pas y rester. Pas après ce qui s’y était passé. Cependant, j’aurais aimé récupérer quelques objets personnels comme la brosse avec laquelle ma mère me peignait tous les soirs avant de me mettre au lit, ou encore le livre préféré de mon père. Mais je n’en avais pas eu le droit. Toutes nos affaires avaient disparu. Revendu ou brûlé. Je n’avais réussi à sauver que cette vieille photo qui avait été oubliée dans une flaque de boue juste devant le grand chêne au fond du jardin.
Dans un soupir, je ferme la porte et quitte la maison. Je ne laisse aucune lettre. Aucun mot. Personne ne se soucie de moi de toute façon. Mes amis m’ont abandonnée en même temps que mes parents. Lia est morte cette soirée-là aux yeux de tous. Je crois qu’il y a une pierre tombale à mon nom quelque part.
– Ne te laisse pas distraire, Lia…
Je descends les escaliers aussi silencieusement que possible et me faufile dehors par la porte à l’arrière. La nuit est chaude et claire. Aucun nuage. La Lune est superbe. Lumineuse. Elle m’appelle. Mon corps brûle. Ma peau me démange et mes articulations me font souffrir. Mais je résiste. Je ne peux pas encore me transformer. Je dois m’enfoncer davantage dans les bois pour atteindre le cours d'eau. Si on me suit, ils perdront ma trace ici. C’est une des choses que mon père m’avait enseignées. Ça et l’art du combat.
Lorsque j’entends enfin un doux clapotis, je me détends. La première partie de ce trajet touche à sa fin. Le front luisant de sueur, les mâchoires serrées, je me rapproche de la rivière. J’enlève mes bottes et mes chaussettes que je glisse dans mon sac puis fais un pas en avant pour entrer dans l’eau. Elle est glacée et le courant tente de me déstabiliser, mais je me tiens aussi fermement que possible sur mes deux jambes. Je commence à déshabiller sous les rayons de la Lune qui me caresse. Bientôt, je ne pourrais plus lutter contre la transformation. Je me hâte et range mes vêtements dans ma besace. J’ai à peine le temps de la fermer que je tombe à quatre pattes. Les rochers saillants m’entaillent les paumes et les genoux. Mais la douleur n’est rien comparée à celle qui m’attend. Je sens mes os se briser un à un, ma peau se déchirer pour se couvrir d’une épaisse fourrure noire. Mon visage craque, se déforme pour devenir celui d’une louve. Il me faut plusieurs secondes pour comprendre. Pour m’habituer à ce corps qui n’est pas le mien. Ma vue est incroyablement aiguisée ; je peux distinguer le moindre détail à des kilomètres. Mon odorat s’est décuplé ; un effluve de sueur et de sexe me fait grimacer. Un couple se trouvait là, il n’y a pas si longtemps. Et mon ouïe s’est affinée ; je détecte la présence d’un loup. Il se rapproche de ma position. Je me concentre sur lui et je devine aisément de qui il s’agit : Paul. Pourquoi n’est-il pas avec les autres ? Me cherche-t-il ? Je n’ai pas l’intention de rester ici pour le découvrir. Sa proximité m’angoisse. Je dois partir, vite.
Je prends le sac dans ma gueule et cours en faisant attention de ne pas trop éclabousser les bords. Quand je pense m’être assez éloignée, je saute sur la rive en direction de la frontière. J’espère que tous mes efforts suffiront à semer les éventuels curieux qui essaieraient de me suivre.
– Nila, on y va. Mais souviens-toi, on ne traverse pas la frontière avant le lever du soleil.
– Ne t'inquiète pas, j'ai bloqué notre odeur. Ils ne pourront pas nous traquer.
Je pense lui demander ce qu’elle veut dire par « bloquer notre odeur », mais je me ravise. Nous n’avons pas le temps pour les explications. Alors je m'avance dans les bois et laisse enfin Nila prendre le relai. Je disparais au fond de ma conscience pour n'être qu’une spectatrice de ma propre vie. Mon corps s’envole et je sens les branches basses fouetter mon flanc avant d’atterrir sur le sol meuble. Mes griffes s’enfoncent dans la mousse, m’offrant la stabilité dont j’ai besoin pour accélérer. Notre première course. C’est exaltant. Nos premiers pas sont incertains, comme un enfant qui apprend à marcher, mais très vite nos mouvements deviennent plus assurés. Plus maîtrisés. Et en quelques minutes, nous nous faufilons à travers la végétation sauvage, nous écartant toujours plus de notre cauchemar.
Mon esprit vagabonde. Loin. Loin de mon passé. Loin de toutes ces horreurs que l’on m’a fait subir. Je rêve d’un avenir lumineux. Je suis libre. Enfin. Ressentir la brise légère dans mes poils, la terre humide sous mes coussinets et les rayons de la Lune sur ma truffe est un pur bonheur.
Je cours pendant des heures. Je garde les yeux rivés sur mon objectif. Mes autres sens me permettent d’être en pleine conscience de ce qui m’entoure. Les odeurs se perdent, se mélangent, mais rien ne peut me distraire. Pas même le cri de douleur qui résonne dans la nuit. Un signal urgent que je me force à ignorer. Je ne me risquerai pas à revenir en arrière. Je dois partir. C’est une question de survie.
Je file, sans un regard derrière moi. Je crains qu’ils ne soient déjà sur mes traces. Et malgré toutes mes précautions, je ne suis pas de taille à lutter contre les pisteurs et les guerriers de la meute. Je m’enfonce dans la zone interdite sans écouter mes peurs. Je n’ai plus rien à perdre. Le sol ne se dérobe pas sous mes pieds. Aucun fantôme, si ce n’est ceux de mon histoire, ne vient me hanter. Je soupire de soulagement alors que la nature sauvage défile.
La frontière apparaît enfin. C’est amusant, je l’ai toujours imaginée comme un mur infranchissable ou une immense grille hérissée de barbelés sous haute surveillance. Jamais je n’aurais cru qu’elle ressemblerait à un sentier parsemé de pierres blanches. Cela paraît si simple. Si facile.
La magie crépite dans l’air, comme une chanson. Un doux rappel à l’ordre. Je sais ce qui m’attend de l’autre côté : la solitude et la folie. Un loup ne peut vivre en solitaire. Il se meurt, emporté par la démence. Il redevient peu à peu sauvage. Un monstre sanguinaire. Une cible à abattre.
Soudain, Alpha Rémus tente de s’immiscer dans mon esprit. Il essaie d’ouvrir le lien pour me forcer à rentrer, mais je le repousse. Il a certainement dû sentir ma transformation et me cherche. Je puise dans le peu de force qu’il me reste pour le bloquer et me ferme à toute autre intrusion. En réponse, un rugissement féroce et autoritaire retentit. C’est bestial. Primaire. Dernière sommation avant que la chasse ne commence. Mon cœur se serre. Ma poitrine se comprime. La lutte est difficile, mais pas impossible.
Sans plus attendre, j'inspire profondément et traverse le chemin. Une douleur insupportable déchire mon être. Je m'effondre sur le sol et reprends forme humaine dans un bruit effroyable d'os brisés et de chair lacérée. Mon lien avec la meute se rompt instantanément. Je suis désormais un loup solitaire. Il ne me reste que quelques semaines à vivre, à moins d’être acceptée ailleurs. Cependant, même prostrée, nue et pleurant à chaudes larmes, je ne regrette pas mon choix. Je le referais sans la moindre hésitation.
Épuisée, je rampe pour me réfugier dans une tanière, sous un arbre, qui me semble abandonnée. Je me roule dans la terre pour camoufler mon odeur avant de perdre connaissance. Lorsque je reviens à moi, il fait jour. J’entends des hurlements qui se rapprochent. Merci Déesse, j’ai encore suffisamment d’avance pour disparaître. Je sors de ma cachette, enfile un legging noir, un pull à capuche ample beige et mes bottes de combat, puis m'enfonce dans les profondeurs de la forêt.
Texte de L.S.Martins.
Image par Enrique Meseguer de Pixabay