

Chapitre 4.1 : Compréhension
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Chapitre 4.1 : Compréhension
Samedi 8 mars 2024
Une heure du matin. Ronan devinait ses pieds quelques brasses au-dessous de lui, bien plus bas que son niveau de flottaison. Il ne tenait plus la barre, celle-ci s'était logée sous son front et tempêtait sous son crâne. Quelqu'un devait gouverner pour lui car jamais il ne se serait aventuré seul dans cette traversée débordant de récifs, de sacs et de ressacs ; là une paire de chaussons traîtreusement oubliée, ici un os en plastique blanc à demi rongé et faussement abandonné.
Aux confins de son champ de vision, il vit enfin hisser les couleurs de sa chambre. Son lit ne voguait plus qu'à quelques toises à présent. Il vit s'approcher un angle du sommier, trop vite à son goût, laissa filer cette proue inexpugnable, se résolut à aborder par le flanc et s'affala en vrac sous la poupe. Une lumière envahissante éclaboussa soudainement le pont tel un phare qui darde ses rayons sans compter.
Il se retourna en grinçant des dents.
Un frisson racla ses épaules ; on tirait sur sa chemise comme pour hisser les voiles. Il se laissa démêler, en proie à un reste de rêve qui s'agrippait toujours à son premier sommeil tel un oiseau de proie. Ses mouvements pour le chasser se heurtaient et se mélangeaient à ceux que son corps tentait de lui-même.
Le bois craqua sous lui, un vent de sommeil se levait. Il sentit bientôt la boucle de sa ceinture se défaire, s'ancrer dans la voilure, céder finalement sous quelques doigts agiles. Son pantalon glissa le long de ses jambes et s'enroula autour de ses chevilles. Il fallut encore s'en dépêtrer, épuisante gymnastique qui ne cessa qu'avec l'abandon de ses dernières forces. Enfin, une toile blanche monta le long de son corps comme une vague apaisante pour venir s'épuiser en une douce caresse sous les replis de son menton. La lumière se fit obscure devant ses yeux fatigués, le phare s'était éteint, quelques grains de sable collèrent à ses pupilles dilatées ; il ne tarda pas à replonger.
Dix heures. Comme il tâchait de bouger la tête, une vive douleur vint percuter le sommet de son crâne meurtri. Ses neurones qui n'aspiraient plus qu'au repos hurlèrent à l'inconscient et ses idées se brouillèrent avant même d'avoir pu tenter de s'aligner. Il reconnut une débâcle digne des années débridées de sa jeunesse.
« Mais que s'est-il passé pour que je me sois mis dans un état pareil ?articula-t-il intérieurement entre deux compressions de cerveau. Le train… Julie… l'accident… »
Les évènements remontaient en surface. Puis, il y avait eu la bouteille. Après cela, ses souvenirs se tachaient de flou au fur et à mesure que son verre se saoulait et que le niveau de la bouteille baissait dans sa mémoire et dans son estime. Il avait dû mettre la soirée pour lui faire toucher terre ; il se souvenait vaguement d'avoir eu le dessus, sur les coups de minuit.
Le passage du canapé au lit lui semblait relever d'un nouveau mystère. On l'avait aidé à regagner sa chambre et à se déshabiller ; ses défroques retournées en témoignaient au bout du lit.
« Pauvre imbécile, tu sais bien que Mathilde ne supporte pas de tels abandons. Elle a dû te mépriser… »
A présent, il lui était difficile de croire qu'il pourrait encore sauver ce qui restait de la situation.
Pourtant, Ronan avait beau tester ses connexions nerveuses au fur et à mesure qu'elles se réajustaient, il n'y trouvait aucune trace de sa femme, comme si elle n'avait même pas abordé les rivages de sa perception.
Soudain une question vint embrouiller ses états d'âme.
« Si ce n'était pas Mathilde qui m'avait aidé ? Après tout, elle est absente… Se pourrait-il que ce soit Pierig ? »
Cette hypothèse ne lui parut pas plus digne que la précédente. Jamais il n'aurait cru en arriver là.
« Il faut que je sache ! »
Il glissa à quatre pattes jusqu'au bout du lit et posa un pied par terre. Les rouages de son oreille interne chargés de son équilibre s'affolèrent, quelques volutes d'ivresse perdue se prirent dans ses paupières et voilèrent un instant sa vision avant de s'évanouir. Ses muscles tremblèrent alors qu'il les aurait voulus fermes, mais après quelques secondes de mise au point, il réussit à asseoir son autorité sur eux et à se lever du lit.
Il se dirigea vers le salon, les bras tendus comme des périscopes tout au long de ses premiers pas. Aucune trace du passage de sa femme. La soirée d'hier soir ne paraissait pas avoir eu lieu.
— Pierig ?
Ronan s’étonna de trouver son fils au fond d’un fauteuil, amorphe, les yeux vaguement posés sur une table, quasiment au sens propre.
— Oui… répondit le simili Pierig.
— Comment vas-tu ?
— Bien, s'étonna très légèrement le simili Pierig.
Ronan se jeta à l'eau.
— Tu sais, je crois que j'ai fait une bêtise hier soir.
— Oui.
La voix s'était faite plus grave.
— Tu m'as mis au lit, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Quelle heure était-il ?
— Une heure, répondit le simili Pierig après un temps d’attente.
— Une heure ! Mais, tu ne dormais pas ? Que faisait ta mère ?
— Je dormais, mais tu m'as réveillé. Tu as dû faire un cauchemar et tu t'es mis à crier.
— Ah ! Et… Mathilde ne s'est pas inquiétée ?
Pierig ou son simili savait néanmoins parfaitement ce que son père voulait entendre et, comme corollaire, ne pas entendre, preuve qu’il y avait toujours une vie intelligente sous la carapace.
— Non, répondit-il simplement.
Il y eut un blanc dévastateur.
— Elle n'était pas rentrée… ajouta Pierig.
— Comment cela, pas rentrée ? s'étonna Ronan.
— Jeudi, elle nous a parlé d'un colloque. Tu te rappelles ? Elle est rentrée à deux heures du matin.
Une bouffée d'espoir envahit le cœur de Ronan.
— Deux heures ! Alors, elle n'a rien su de mes exploits !
— Non.
Ronan respira profondément et Pierig sentit presque son souffle chargé d'une angoisse libérée qui n'avait plus lieu d'être.
— Tu ne lui as rien dit ?
— Bien sûr que non !
— Peux-tu me promettre de ne rien lui raconter ? demanda Ronan.
Pierig ne répondit pas, comme s'il avait voulu laisser encore un peu son père dans l'incertitude.
— Tu sais, reprit Ronan, j'ai du mal à accepter ce qui m'arrive.
— Je sais.
— Je suis soulagé. J'ai eu peur que…
Ses mots ne vinrent pas immédiatement à ses lèvres comme s'ils s'étaient évaporés en même temps que la menace.
— Non… rien. A tout à l’heure.
Pierig n'eut pas envie de lui rappeler que Mathilde venait le chercher et qu'ils passeraient le week-end ensemble.
— Attends ! s’exclama Ronan. Tu m'as parlé d'un cauchemar. Ai-je dit des propos compréhensibles ?
Pierig réfléchit un instant.
— Oui, je crois. Tu n'arrêtais pas de te plaindre d'un moustique.
— Un moustique ? reprit Ronan, l'air songeur, un moustique…
Cette simple évocation avait suffi pour faire ressurgir son rêve et le poser, brut de décoffrage, sur le seuil de sa conscience. Un rêve fort, qui devait avoir ses propres raisons pour crever ainsi la bulle de son imaginaire.
Il s'habilla à la hâte, perturbé par ce songe trop présent pour être ignoré, trop fort pour être anodin, et il se mit à compulser l'abondante collection de livres qui composait la nasse de ses romans, à la recherche d'un essai sur la signification des rêves. Ses personnages lui rapportaient parfois leurs songes imaginaires et il était toujours curieux de comprendre la raison de leurs émanations nocturnes.
Il finit par dénicher l'ouvrage qui l'intéressait et qui se proposait de lui indiquer les interprétations générales que l'on pouvait donner aux éléments les plus courants de son rêve.

