Dans une autre vie
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Dans une autre vie
Dans peu de temps, je vais mourir, j’ai demandé au médecin de cesser les médicaments, il a accepté. À mon âge, il n’est plus nécessaire de s’acharner, ma vie a été belle, je peux partir en paix, je veux dire à mes enfants, à ma femme, mes amis de longue date que je les aime, qu’on s’est bien poilés et que tout ça, en fait, n’est qu’illusion… Je leur mens une dernière fois, j’attends sans crainte mon autre vie.
J’ai rencontré pour la première fois Nathalie dans un bar, elle servait derrière le comptoir, en moins d’un soupir, elle m’a épinglé. C’est sans doute ça le coup de foudre, un putain de choc. Elle me regardait avec ce sourire unique, je ne l’ai pas compris tout de suite, ce n’est que plus tard, que j’en saisis vraiment le sens. Je la retrouvais tous les soirs, on buvait des bières, on se parlait, on se découvrait gentiment. Je n’ai pas osé lui révéler qu’elle m’avait prise dans ses filets, c’est sans doute mon plus grand regret, le samedi suivant, elle était remplacée par une autre serveuse, tout aussi jolie, tout aussi efficace. Je ne connaissais que son prénom, je ne savais rien de la routine de sa vie, son adresse, son téléphone…
Bien plus tard, je l’ai retrouvé par hasard dans une manifestation pour la cause palestinienne. Je sortais d’un magasin de vinyles sur le boulevard Saint Germain et je l’aperçus avec un gars en blouson de cuir, kéfié et autocollant de la CNT* sur son bras. Elle semblait étrangère au chahut, alors que son compagnon vociférait des slogans pro arabes, victimes des sionistes sous le joug américain, enfin, quelque chose dans le genre… Elle me reconnut et me sourit, ce sourire dont je commençais à percevoir le sens. Le gars de la CNT s’aperçut de nos regards échangés, lui saisit le bras et l’emporta dans la foule. L’instinct de propriété est inné, il prend toujours le dessus, même chez les syndicalistes les plus radicaux. Elle haussa les épaules, fataliste et je la perdis à nouveau.
Je la revis une dernière fois au McDo de la Porte d’Orléans, elle était installée à quelques tables de moi, son mari, un gars de prime abord sympathique, attendait dans la queue pour passer commande à la borne. Deux enfants d’une dizaine d’années s’impatientaient à ses côtés. Elle m’aperçut et me décocha son sempiternel sourire. Le temps avait passé, mais nous n’étions toujours pas des étrangers, nos corps, sans se connaitre, se réjouissaient. Cette fois, en déposant mon plateau sur la poubelle, ce fut à mon tour de hausser les épaules en signe de dépit et d’au revoir. Elle me rattrapa dans la rue, colla ses lèvres sur mon oreille et déposa ses quelques mots…
Aujourd’hui, c’est la fin, mon cœur bat ses derniers instants. J’ai hâte d’en finir, car je sais ce qui se passera après, et en fermant les yeux, je m’accroche une dernière fois aux mots de Nathalie.
— Je t’aime dans une autre vie…
*La CNT : Confédération Nationale du Travail [ici]
Micronouvelle parue initialement ici : https://herve-fuchs.fr/dans-une-autre-vie-95086e2a83bc
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