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9. Bathyan : les canons

9. Bathyan : les canons

Publié le 13 sept. 2024 Mis à jour le 15 sept. 2024 Horreur
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9. Bathyan : les canons

J’étais complètement perdu. Au sens propre comme au figuré. Je ne connaissais pas les rues, n’avais aucun repère visuel pour accrocher un quelconque souvenir depuis mon arrivée et par-dessus tout, la brume effaçait la surface des choses sous un linceul poisseux. Quant à ma raison, elle avait pris la main de ma logique pour se perdre dans les méandres obscurs de ces contes de crypte, où se mêlent les fantômes des légendes urbaines et romans horrifiques. J’étais résolument seul dans un corps qui avançait arc-bouté, les mains dans le revers du pantalon d’Erin. On ne savait pas vraiment si fuir signifiait courir ou se hâter avec lenteur. La corne avait pour but de dissiper nos ennemis, mais quels ennemis ? J’avais tellement de questions à poser à Marc, mais Marc n’était plus là. 
Soudain, tandis que je persistais à me perdre dans mes pensées, ce fut une morsure de glace et de feu mêlé qui me ramena instantanément à ma condition de fuyard. Je ne pus me retenir de crier. Un cri mêlé lui aussi. Pris entre la surprise et la douleur. Erin tenta de me libérer de l’étreinte de la brume en la faisant fuir d’un coup de corne, mais le mal était fait. La douleur était là, autour et dans la blessure qui avait littéralement fait fondre mon bas de pantalon. La douleur s’accrochait à ma chair et pulsait au rythme de mon cœur. Comme si elle voulait s’approprier chacun de mes battements cardiaques. C’est à peine si, en essayant de reprendre mon souffle, j’aperçus comme un bras vaporeux se rétracter dans un chuintement qu’aucune bouche humaine, aucune gueule animale, ne pouvait produire. À la manière d’une corne d’escargot, le bras fantomatique avait regagné l’intérieur de lui-même. Mes questions pouvaient bien attendre. Il était urgent de nous mettre à l’abri. Urgent de trouver ces fichus canons et de saigner dessus à en devenir exsangue si cela pouvait mettre fin à ce cauchemar. 
Notre course avait donc repris. Erin faisait hurler régulièrement la corne de brume, presque à chaque pas. Comme si le fait de l’avoir actionnée une première fois, pour moi, avait mis fin à notre discrétion. Je voulais lui dire de repenser aux mots de Marc à propos de la réserve d’air comprimé : « La cartouche n’est pas neuve », mais la douleur, toujours aussi violente, m’intima l’ordre de me taire. Je laissais donc faire Erin qui semblait se diriger exactement, où elle le voulait. Je ne pouvais que la suivre, encore et encore, tandis qu’elle prenait une rue, puis une autre, en évitait certaines pour se ruer dans un nulle part fait de brume et d’uniformité. Je ne reconnaissais rien de ce que j’avais découvert en arpentant Saint-Pierre. Les maisons multicolores avaient perdu leur superbe pour une hégémonie glaçante de maisons toutes pareilles qui semblaient nous enfermer inexorablement dans un labyrinthe humide, froid et mordant.

Cela faisait quelques minutes que nous étions partis. Un quart d’heure tout au plus. J’avais presque l’envie de renoncer, d’abandonner tant la morsure rongeait jusqu’à mes nerfs en me foudroyant sous de multiples assauts. Je sentais bien que mes doigts tiraient de plus en plus sur le revers du pantalon d’Erin. Ils s’agrippaient au tissu sans aucune pudeur. Elle ne disait rien et continuait d’avancer, de me tirer, de me traîner vers une issue que je ne voyais pas ; que je n’envisageais plus. Puis, tandis qu’une envie de vomir s’emparait de tout mon organisme, je les vis. Quatre canons alignés face à l’anse de Coudreville. Quatre statues de métal, rongé par les éléments, dont rien ni personne ne pouvait faire tirer la moindre salve. Marc s’était bien fichu de nous. Beaucoup de choses n’allaient pas dans son comportement. J’aurais dû l’interrompre, j’aurais dû lui demander comment il pouvait savoir tout cela. Lui qui avançait sa non-nativité, comme un prétexte pour que l’on boive ses paroles. Je n’aurais pas dû boire ce blanc, posé là, anodin sur la table. Pour Erin, rien ne tourbillonnait comme dans ma tête. Elle avançait en traînant son boulet derrière elle, droit vers le premier canon qui se dessinait dans le halo huileux et maladif qu’un lampadaire essayait de diffuser.
— On y est ! cria-t-elle en espérant à juste titre me faire sortir de ma torpeur. 
— Tiens ça si tu peux, dit-elle en me donnant la précieuse corne de brume.
Je contemplais l’appareil, hagard, je sentais bien que quelque chose n’allait pas. J’en étais à essayer de nommer mentalement cet assemblage entre une cartouche à air comprimé et une sorte d’entonnoir surmonté d’un bouton poussoir. Erin venait de se tailler la main. Pourquoi ? Pourquoi dans tous les films où quelqu’un se taille la peau pour récolter du sang, leur faut-il le faire en plein milieu de la paume ? C’est con. C’est vachement handicapant. Quitte à se taillader, on peut le faire à un endroit moins gênant pour tenir un truc comme celui que je tiens. Et pourquoi se tailler d’ailleurs ?
— Patrick ! Regarde !
Je la regardais.
— Pas moi ! Là ! dit-elle en me montrant le ciel.
Un ciel bas et lourd comme un couvercle, avait dit quelqu’un. Un sacré couvercle quand même. 
— Patrick ? 
Erin me reprit l’appareil et le fit hurler à m’en fissurer les tympans. La corne de brume fit son effet et tout un voile se souleva instantanément devant mes yeux. Devant nous, il n’était plus question d’un brouillard météorologique. Devant nous se dressaient des nuages à la fois opaques et transparents. Ils ondulaient dans tous les sens, se moquant des vents, des courants, se moquant des lois de la physique. Et, dans leur inextricable ballet, ils dessinaient des formes impies, répudiées par toutes les religions. Dans le chaos des ténèbres dansaient des myriades de formes allongées et boursouflées. Des sortes de tentacules qui n’en étaient pas. Ils se composaient et se décomposaient en rythmes lancinants, diaboliques. L’air semblait s’agripper à nous avant de lâcher prise pour gagner l’effroyable danse de ces formes abominables qui pullulaient en une masse grouillante vertigineuse. L’odeur aussi semblait danser. Elle entrait et sortait de mes narines, de mes poumons en pulsations nauséabondes. Je pouvais voir les lentes arabesques de mon souffle se perdre en volutes verdâtres et gagner, en flottant, les miasmes visuels et olfactifs qui se dirigeaient vers le centre du maelström infernal. Au centre, une lumière morte éteignait la nuit. Elle créait un vide plus noir que les ténèbres, un vide qui s’élargissait en un sourire abominable. Le froid hérissait ma peau à l’en faire se décoller. J’avais l’impression de m’émietter, attiré implacablement vers cette bouche innommable qui suintait la démence. Je fis un pas vers le gouffre buccal et Erin me gifla.
— Putain Patrick ! Ta main ! File-moi ta main !
Je n’eus pas le temps de comprendre si elle parlait au propre ou au figuré. Elle attrapa ma main gauche, Dieu en soit loué, je suis droitier, et me coupa la chair presque parallèlement à ma ligne de vie. Puis, d’un bond félin, celui que je n’aurais jamais, elle plaqua nos deux paumes ensanglantées sur la première amorce. Rien ne se passa. Erin m’entraîna vers le second canon et répéta l’opération. Pour la troisième amorce, elle pressa la plaie pour élargir la fissure et donna un dernier coup de lame à nos paumes pour asperger le quatrième canon, tout autant silencieux que les précédents. Un peu perdue, bien moins que je l’étais, elle semblait attendre quelque chose. Je pouvais presque entendre ses pensées tournées vers Marc, le suppliant de l’aider. Je pouvais entendre : « Marc, j’ai tout fait comme il faut, ça ne marche pas ! ». J’étais résigné une fois de plus. Je me sentais lourd, nauséeux. Et devant nous naissait une forme tentaculaire, immonde. Une forme qui ne pouvait avoir de nom tant elle était une abomination, une offense à l’existence. Puis soudain, les détonations explosèrent le silence, qui s’éparpilla en de multiples éclats sonores. Le souffle des quatre explosions secoua la terre comme un tapis que l’on agite pour en évacuer des gravillons. Erin et moi nous sommes retrouvés propulsés comme des fétus de paille. Le démon en face de nous hurla sa douleur bien au-delà de nos facultés auditives. Tous les spectres sonores furent soumis à la fureur de sa douleur. Alors, tandis que Bathyan se repliait sur lui-même, redistribuant la brume en de fortes bourrasques, je repris conscience de qui j’étais, où nous étions et ce que l’on devait faire. J’attrapais la main valide d’Erin.
— Le phare ! On file au phare !
Je retrouvais l’usage de mes jambes, qui me semblaient un instant auparavant ne plus pouvoir me soutenir. Le ponton approchait à chaque enjambée, mais à chaque enjambée nous voyions la brume reprendre en densité au-dessus de l’anse de Coudreville. Il n’y avait plus de temps à perdre, la moitié du chemin était faite, c’était le ponton, la porte et peut-être la sécurité. Marc n’avait pas menti, au moins sur ce point, Bathyan avait souffert de ces tirs de canons improbables. Des bouches fermées, éteintes comme de trop vieux volcans. Inutilisable dans le monde réel qui se déchirait à chaque instant, à chaque enjambée, car Bathyan revenait.
Le ponton résonnait au martèlement de nos pas. J’entraînais Erin dans mon sillage, elle qui m’avait traîné comme un poids mort. J’en avais honte, mais ne parvenais pas à comprendre ce qui m’avait atteint à ce point. La porte du phare de la pointe aux canons se dessinait devant nous.
— T’as la clef ? criais-je suffisamment fort pour qu’Erin dans mon dos puisse entendre.
De sa main ensanglantée, elle fouilla dans sa poche afin de sortir la clef antique et rouillée que Marc lui avait donnée. 
— Oui, je l’ai.
La porte était à quelques pas de nous. Bathyan aussi. Sa forme reprenait de la consistance bien que son sourire démentiel ne soit pas encore à s’ouvrir sur son enfer intérieur.
— C’est quoi cette porte ? s’interrogea Erin.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— C’est pas la porte habituelle. D’habitude, y’a un panneau « entrée interdite » et là c’est marqué des trucs.
Le panneau dont elle parlait était placardé en plein milieu, à hauteur de regard. Il affichait trois lignes de caractères et dessous une serrure.

trevuotsetirpsenom 
neidragnutsesprocnom
rinevanottseecnessenom

Je m’en fichais royalement. L’air semblait de nouveau se raréfier autour de nous, aspirer par la densité de la forme nébuleuse. Je sentais également le poids revenir dans mes jambes et avec cette lourdeur, l’envie de résignation qui me prenait aux tripes. Je pris la clef des mains d’Erin, l’insérais dans le trou de serrure et malgré la certitude qu’elle ne jouerait pas son rôle, que ce serait grippé, un cliquetis se fit entendre tandis que le métal tournait et la porte s’ouvrit. Une lumière verte déchira la nuit, nous enveloppa et j’entraînais alors Erin, sans savoir où je mettais les pieds. Sans savoir si Marc s’était foutu de nous jusqu’au dernier moment. Le grincement de la porte lorsqu’elle se referma derrière nous me fit l’effet d’un rire sardonique. Nous étions seuls, pris au piège d’une gorge de métal vide qui brillait d’une lumière verte fluorescente. Une gorge sans marches pour monter, mais un escalier en colimaçon pour descendre dans les entrailles de la terre.

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10. Bathyan : le tunnel

Quatre canons orientés vers la mer.

Couverture : © Jean-Christophe Mojard, 2023, Les canons de la pointe aux canons

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