11. Bathyan : que la lumière soit
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11. Bathyan : que la lumière soit
Le tunnel courait sous l’océan, entre les passes du nord-est et du sud-est jusqu’à l’île aux marins. Une petite trotte plutôt facile pour deux humains, bien moins évidente pour un gros gaillard comme moi, plus à l’aise désormais dans l’élément liquide. Je faisais de mon mieux pour les rejoindre, tout en écoutant leurs échanges plutôt tendus.
— Erin, c’est fini. Rends-toi à cette évidence, tu n’as plus d’autres choix que d’accepter ton sort. Et crois-moi, cette défaite pour toi est bien plus belle qu’une victoire désormais impossible.
— Mais qui es-tu salop ? cria celle qui, selon toute vraisemblance, s’appelait Erin ; tout était encore confus dans ma tête, entre les bribes de mes pensées humaines, mêlées à celles de ma nouvelle condition.
— Qu’as-tu fait de Patrick, de Xavier ?
— Je te l’ai dit, Xavier n’était pas un gars valable pour toi. À vrai dire, il n’était valable pour personne. Il ne manque à personne.
— Parce que tu te crois valable, toi !
— Erin, tu es sous le choc, sous le coup de la colère. Je comprends ta colère. Baisse ton couteau.
— Pourquoi Patrick ?
— Tu as déjà les réponses Erin. Les hommes ont noué un pacte avec Bathyan. La grande pêche en échange de quelques âmes. L’abondance pour les uns contre une contribution minime.
— Tu te rends compte de ce que tu dis !
— Je ne dis rien de plus que la réalité. Ce sont les hommes qui ont fait ce choix. Quelques naufrages, des accidents, des disparitions, ça a toujours été la trame opaque sur laquelle toute l’économie humaine tisse son manteau d’apparat. Tu es en colère contre moi, contre Bathyan, mais ce sont les hommes qui ont rompu le pacte en se détournant vers le whisky, dès lors qu’il y a fait plus à gagner, et surtout plus facilement. Bathyan a pardonné. Puis, vinrent les aménagements des conditions de travail, la sécurité des bateaux. Et Bathyan là encore a fait preuve de clémence : quelques âmes solitaires pendant l’été. Des inconnus, des anonymes, des parias, de gens comme Xavier.
— Et Patrick ! Il était quoi ? Un violeur d’enfant peut-être !
— Tu ne le connais pas plus que moi.
— Mais tu l’as tué quand même !
— Premièrement, il ne manquera à personne et il en fallait bien un puisque cela fait plus d’un mois que Bathyan n’a écumé personne. Et deuxièmement, il n’est pas véritablement mort, tu l’as constaté par toi-même.
— Tu n’avais qu’à prendre sa place.
— Ce n’est pas moi qui édicte les règles.
— Mais tu les appliques.
— Va dire à tous ceux qui ont bénéficié de ce traité de rendre les richesses, de rendre leur vie. Tu te trompes de cible.
— Tu as le discours de ces despotes, ces autocrates qui se cachent derrière les mots et la violence de leurs propos et de leurs actes.
— Tu ne vois que la surface des choses et penses en mesurer toute l’étendue ! Tu es pourtant bien placée, ici, pour connaître la montagne sous-marine cachée sous le sommet visible des icebergs.
— Encore et toujours ce discours des tyrans. Tu ne vaux pas mieux que Xavier, pas mieux que ces présidents élus sur les ruines des démocraties. Je ne serais jamais à toi.
— Tant de certitudes qui vont gâcher ton avenir Erin, mais dis-toi bien une chose : si je ne t’ai pas, personne ne t’aura.
— Voilà que le masque tombe. On dirait du Juliette Norel*, mais si tu avais lu son bouquin, tu saurais que désormais la honte change de camps et que ce sont les gens comme toi que personne n’aura plus jamais dans les pattes.
Tandis qu’Erin appuyait ses derniers mots, je comprenais toute l’étendue du drame qui se jouait ici. Cet homme que je croyais bon, parce qu’il m’avait seulement caressé le museau, était en train de noyer cette pauvre femme, Erin. Celle que je croyais hystérique d’avoir eu peur de ma métamorphose. Je percevais la base de cet iceberg dont parlait ce satané Marc, mais il était profondément différent du sien. Alors, tandis que mes pensées humaines fusionnaient avec mes nouvelles, je franchissais les derniers mètres me séparant des deux humains et m’élançais dans un ultime et prodigieux bond. Le choc fut des plus rudes. Marc était tellement absorbé par sa propre convoitise, sa propre colère, sa propre vantardise étouffée de suffisance qu’il ne perçut mon arrivée que trop tard. Fort de mon nouveau quintal lancé tel un projectile, l’impact sur Marc le fit s’écrouler sous ma masse. Il perdit connaissance sur le champ. Erin me regardait, mais cette fois ce fut des étoiles brillantes, constellées d’éclats verts renvoyés par la lumière, que je vis déborder de ses yeux pour se répandre sur ses joues. Elle pleurait de compassion et c’est dans son cou, enserré par ses deux bras que je mêlais mes larmes aux siennes.
Le temps ne jouait pas vraiment en notre faveur. Marc avait beau être étalé sur le sol du tunnel, il n’en restait pas moins dangereux. Erin n’allait pas l’achever comme il aurait fallu, et je ne pouvais le faire, retenu par une barrière mentale que je savais venir de mon appartenance à Bathyan. Du bout du museau, je tentais alors de pénétrer dans une des poches du pantalon de Marc. Erin comprit aussitôt et y dénicha une clef tout aussi antique et rouillée que celle qui nous avait fait entrer ici. L’heure des adieux stagnait dans ce lieu improbable, étroit, humide, rance. Nos dernières minutes se délitaient, comme emportées par une vague qui se retire en effaçant toute la poésie de nos échanges dessinés sur le sable de notre plage. Erin se dégagea de notre étreinte et allait partir vers un nouvel escalier qui montait au milieu de vieilles fondations.
— Honk, fis-je, soudain gagné par une vision éclairée de son salut.
Elle se retourna, un sourire forcé pour tenter d’apaiser ma propre peine. Du bout d’une nageoire, je dessinais alors une esquisse de l’île aux marins et de l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Je lui traçais du mieux que je pouvais une ligne reliant les Cailloux à Malvillain près du Cap Rouge de Saint-Pierre, le danger du petit Saint-Pierre et l’île aux Pigeons. J’essayais tant bien que mal de lui faire comprendre que le chemin le plus court à la nage serait de partir du Cap à Gordon de l’île aux marins et de suivre une perpendiculaire. Une fois cette ligne passée, elle serait tranquille. J’occultais alors le fait qu’elle trouverait aussi l’oubli, progressivement. Erin acquiesça avant de gagner l’escalier. La clef trouva sa serrure, puis, dans un grincement humide, presque moelleux, la porte s’ouvrit pour avaler Erin, sans ce dernier regard qui nous aurait crevé nos cœurs.
Cette femme était extraordinaire. Dans une fuite désespérée, elle n’avait qu’un sac, une vague idée suicidaire d’une nage en plein océan au travers d’une ligne arbitraire et l’assurance de ne pas savoir comment s’en sortir après. Difficile pour moi de lui dessiner ce à quoi je pensais pour combler cet « après » justement. Pourtant, elle était partie, avec pour seule arme son courage et sa détermination. Une détermination à survivre à quelque chose d’insurmontable, qui n’avait pas d’existence tangible, survivre à une entité présente bien avant la création de notre planète et qui lui survivrait assurément lorsque la Voie lactée en viendrait à disparaître en fusionnant avec la galaxie d’Andromède. Fort de mes nouvelles attributions, je fis jouer mon museau sur quelques symboles gravés sur les parois du tunnel. Sans que mes connaissances linguistiques aient à voir quoi que ce soit, la signification des idéogrammes m’apparaissait clairement. Plus besoin de les déchiffrer, leur langage était le mien. Je frappais ça et là quelques éléments bien choisis au milieu des circonvolutions, des volutes et des différents dessins gravés, et les veines vertes pulsaient leur approbation. Le tunnel commença alors à jouer son rôle et c’est avec une vitesse prodigieuse que l’eau emplissait le boyau. Dans ma précipitation, je faisais la plus grosse bêtise qu’il m’ait été donné de faire. Une bien étrange façon de terminer mon existence humaine et de commencer celle de phocidé auprès de Bathyan. En remplissant le tunnel sous-marin reliant Saint-Pierre à l’île aux marins, en inondant ce sas me permettant de rejoindre directement l’océan, je scellais le destin de Marc, qui gisait toujours, inconscient, au pied de l’escalier qu’Erin avait pris pour sortir. Ni l’eau ni la pression n’eurent le temps de le tirer de sa torpeur et il fut noyé avant même de prendre conscience qu’il allait mourir. Ses os rejoindront les innombrables autres qui jonchaient le sol du boyau souterrain, répondant à cette question que je ne m’étais même pas posée : d’où les ossements venaient-ils ?
12. Bathyan : Erin
Couverture : © Jean-Christophe Mojard, 2024. Maison Jézéquel.
Note : * Juliette Norel, "Si je ne t'ai pas, personne ne t'aura"