En suspens - Mardi 11 décembre 2007
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En suspens - Mardi 11 décembre 2007
Au petit matin, je n’ai pas repris de forces car je n’ai pas réussi à m’endormir. Quelques somnolences de temps à autres, mais c’est tout. J’ai vraiment très mal : je ne supporte plus cette douleur lancinante qui fait que je me tortille dans tous les sens depuis des heures sans trouver une position qui soulagerait. J’hésite depuis la veille à appuyer sur la sonnette d’alarme pour qu’on m’administre un médicament anti-douleurs. Je reste dans cet état et j’attends le passage des médecins, ça ne devrait pas tarder.
Lorsque ces derniers arrivent, je comprends à leur mine déconfite que les nouvelles ne sont pas bonnes du tout.
« Madame, nous avons fait notre possible pour retarder votre accouchement, mais J2 continue à pousser. Nous allons devoir vous accoucher dans l’après-midi. Il est peu probable que vos bébés soient viables. »
Et ils ressortent en fermant la porte derrière eux.
Là, c’est l’enfer dans ma tête. Je me sens démunie et impuissante. Je ne comprends pas : il y a 48 heures, j’étais en forme, on mangeait et on riait en famille. Et avant cela, je n’avais jamais ressenti le moindre malaise durant ma grossesse, que ce soit au travail ou à la maison : je faisais tout ce que je voulais, un peu moins rapidement mais tout allait bien.
Que s’est-il passé alors ? Que m’arrive-t-il et que va-t-il advenir de mes bébés ?
C’est irréel, j’ai l’impression d’être spectatrice de ma propre vie. Je subis. Je ne peux pas agir, je ne décide rien. C’est la panique, le vide, la peur, des pensées morbides sur l’après m’envahissent, que vais-je faire sans mes bébés tant attendus ?
Tout avait trop bien commencé : une grossesse gémellaire spontanée, un garçon et une fille : le choix du roi, peu de nausées, peu de fatigue.
Je ressasse ce que j’ai mal fait pour en arriver à un accouchement si prématuré. Je m’accuse de tous les maux. Je culpabilise.
En fin de matinée, on m’installe dans une salle d’accouchement. On surveille étroitement les jumeaux, et on me surveille moi aussi. On me prévient de tout ce qui se passe : ça m’angoisse mais dans le même temps c’est rassurant, c’est scientifique, c’est honnête. Il semblerait que J2 continue à pousser pour sortir, les différents médecins qui se succèdent sont évasifs sur les causes, tout le monde se concentre pour l’acte médical que je vais subir. Je ne pose pas de questions, je reste tétanisée d’angoisse.
Nicolas sort de la salle pour souffler un peu avant l’accouchement. Ma mère prend le relais. L’inquiétude se lit sur son visage.
« Je vais perdre les bébés, maman. Ils vont mourir. Ils ne sont pas viables. D’après les médecins ils pèsent à peine 500 grammes… dis-je des trémolos dans la voix.
- Ils doivent t’accoucher Nana. Sinon il y a un risque pour ta vie. Ils sont venus nous voir dans la salle d’attente. Ce serait peut-être dû une infection…
- Qu’est-ce qu’on va faire avec Nicolas ? Pourquoi ça nous arrive ? Si les bébés ne vivent pas, je ne veux plus avoir d’enfant.
- Tu feras comme tu veux. On sera là avec papa. »
C’est à ce moment-là que mon sage-homme arrive, me prend la main et me dit :
« Les médecins ont maintenant une analyse plus fine du poids de vos bébés. Ils sont plus gros que prévu et dépassent le poids de viabilité : environ 700 grammes chacun. C’est une bonne nouvelle ! On va vous accoucher par voie basse. On va faire au mieux pour vous et les bébés, d’accord ? »
Ce matin, j’accouchais pour rester en vie mais mes bébés, eux, mouraient. Cet après-midi, mon sage-homme m’annonce qu’on m’accouche et qu’on va tenter de faire vivre mes bébés. Je passe par une palette d’émotions contradictoires en quelques heures. Je lis une lueur d’espoir dans les yeux de Nicolas. Ça me donne quelques forces pour continuer à avancer.
« D’accord. Merci beaucoup.
- Allez, on s’accroche madame. Ça va bientôt commencer. L’anesthésiste se prépare pour la péridurale. Vous n’hésitez pas à m’appeler si vous en éprouvez le besoin, je ne bouge pas de là, OK ? »
Tout est complètement hallucinant et décalé par rapport à un accouchement « normal » : on est le 11 décembre, il est quatre heures de l’après-midi, et pourtant le soleil brille fort au travers de la petite fenêtre placée en face de moi. C’est un sage-homme qui m’aide pour mon accouchement, il est extraordinaire de douceur et de gentillesse. La salle d’accouchement est immense, et j’aperçois des jeunes gens entrer et s’installer tout autour de la pièce. L’obstétricienne qui va m’accoucher, voyant mon air étonné et interdit, m’explique que la maternité régionale est un centre universitaire pour les futurs médecins et que si cela ne me dérange pas, ils observeront le déroulé de l’opération. A ce moment précis de la journée, je me dis que je ne suis plus à ça près. Beaucoup de personnes se sont déjà relayées pour se charger de mon intimité depuis hier matin, donc dix de plus ou dix de moins, je ne ferai pas la différence.
Et je n’ai pas vraiment le choix, on ne peut pas dire que je sois en position de force pour discuter. Je continue à avoir mal et je suis épuisée avant même que le travail n’ait commencé. L’anesthésiste pose la péridurale. Je me réinstalle et je peux constater que ça a vraiment l’air d’être un accouchement spectaculaire car tous les regards sont posés sur le bas de mon corps. Ce n’est pas le moment le plus intime que j’ai vécu.
Ça y est, ça commence, c’est le début de mon accouchement. On me demande de pousser. Nicolas tient ma main, m’encourage. On fait comme on peut, nous n’avons encore suivi aucune préparation à l’accouchement. C’était prévu pour plus tard. Mon sage-homme est super, il ne parle que lorsque c’est nécessaire, me soutient de la même façon, sans en faire trop. Je suis bien entourée, mais ça n’empêche que je suis au bord de l’effondrement. Je n’ai plus de forces, je n’arrive pas à bien pousser. Le temps est suspendu, et les respirations se retiennent tout autour de moi. Je sens la main de Nicolas dans la mienne. Dans un ultime effort, je pousse le plus fort et le plus longtemps possible, et là, je vois ma fille entre les mains de la gynécologue, toute petite, minuscule, poussant un cri de chaton à peine audible.
Branle-bas de combat autour de moi et dans la pièce vitrée à côté. Des blouses jaunes embarquent ma fille : c’est l’équipe des néonatologistes. Pas le temps pour un câlin, sa vie est en danger. On lui prodigue les premiers soins.
A peine le temps de reprendre mon souffle que la gynécologue prévoit une épisiotomie pour aller chercher mon fils. Il est tout en haut de mon ventre, et n’a pas l’intention de bouger de là. Alors, je sens le bras de la gynécologue aller le déloger, et le sortir rapidement de mon corps. Le temps est suspendu, Robin ne fait aucun bruit en sortant. Je vois sa toute petite tête plongée en avant, tout son corps est inerte et recroquevillé, je m’affole :
« Pourquoi il ne crie pas ? Qu’est-ce qui se passe ?
- Madame, votre fils va être pris en charge par notre service de réanimation néonatale. Les médecins qui se chargent de vos bébés vous expliqueront ce qui va se passer pour la suite. Mais pour l’instant, je dois vois recoudre. »
Et, tournant son regard vers Nicolas, elle rajoute :
« Vous monsieur, allez-y, vous pouvez sortir et suivre les incubateurs de vos enfants. »
Nicolas pose un baiser sur mon front, puis quitte la salle d’accouchement. Et au même instant, j’aperçois deux couveuses poussées par des blouses jaunes et des blouses roses, qui passent à une vitesse hallucinante dans le couloir de la maternité.
Pendant qu’on me recoud, je me rends compte que la pièce s’est vidée. Il ne reste maintenant qu’une infirmière, l’obstétricienne, et moi. Puis il n’y a plus que moi, seule. Je vous laisse imaginer comme ça bouillonne dans ma tête et dans mon corps. Je veux me lever pour aller voir mes jumeaux, je m’assois, puis tente de poser un pied à terre. Une infirmière rentre et je me fais gentiment houspiller.
« Madame, ce n’est pas prudent de vous mettre debout comme ça ! Il va falloir rester alitée encore un petit moment, et après je viendrai vous chercher et vous pourrez vous déplacer en fauteuil. On vous emmènera voir vos bébés dans la soirée. »
J’acquiesce d’un signe de tête mais dans mon cœur j’enrage, je brûle. Je voudrais être avec mes bébés, j’aimerais les tenir dans mes bras, sentir leur chaleur, leurs petits corps contre moi…Ils sont sur cette Terre depuis quelques heures et on me prive de leur présence. A cet instant, je suis désespérée et j’en veux au monde entier. Ce matin, ils ne devaient pas vivre, ce soir, ils sont dans le même bâtiment que moi mais je ne peux pas être avec eux. J’ai l’impression de les perdre une seconde fois…
L’infirmière m’installe dans un fauteuil roulant et elle me monte dans l’une des chambres de la maternité. Des émotions fortes abondent dans ma tête et dans mon corps lorsque j’entends les cris des bébés dans le couloir. Moi, je ne peux pas entendre mes bébés, je ne les ai même pas encore vus … L’infirmière s’enquiert de mon moral, puis elle quitte la chambre. Je me retrouve seule, seule et triste.
Lorsque Nicolas me rejoint dans la chambre, il me donne les premières nouvelles des jumeaux :
« Cyrielle fait 32 cm, et elle pèse 764 grammes. Elle est née à 16H42. Et Robin est né deux minutes plus tard, à 16H44. Il mesure 35 cm et pèse 752 grammes. Je n’ai pas pu les toucher. Ils sont dans un service où il n’y a que des bébés dans des couveuses. Ils sont minuscules… Regarde, j’ai pris des photos avec notre appareil.»
Il me montre les photos et je pleure. Ce sont des pleurs de tout : de soulagement, de tristesse, de joie, de culpabilité, de fatigue.
A nouveau, je me retrouve seule, Nicolas ne peut pas rester dans la chambre de la maternité, il rentre à la maison et reviendra demain matin, dès les premières heures de visites. Il est 21 heures et je n’ai pas encore vu mes bébés. Un sentiment inimaginable de solitude m’envahit. Un vide, une dépossession…
Enfin, l’infirmière arrive, m’installe à nouveau dans un fauteuil, et m’accompagne jusqu’au service de réanimation néonatale. Il faut longer un long couloir vitré au rez-de-chaussée de la maternité. Ensuite, on tourne à gauche vers une porte automatique. Il y a un sas où on peut déposer nos affaires dans des casiers. Et nous procédons au rituel de désinfection, ce rituel qui va m’accompagner pendant trois mois, plusieurs fois par jour : lavage de mains et des avant-bras selon le protocole affiché, surchaussures jetables et blouses en tissu, et masque chirurgical et charlotte sur les cheveux. L’infirmière pousse mon fauteuil jusqu’aux couveuses. Je peux enfin vous voir, et aussi vous toucher. Pas trop longtemps, il faut éviter que votre corps refroidisse.
Vous êtes tellement petits, et maigres. Votre peau paraît translucide et foncée à la fois. Vous êtes sur le dos, et les nounous ont formé tout autour de votre corps une protection à l’aide de draps verts et blancs. Ça forme comme un cocon qui vous enveloppe. Vous êtes branchés à des machines qui prennent en continu votre rythme cardiaque. On peut savoir si vous tachycardez ou si vous bradycardez grâce à un écran que je n’avais vu que dans les séries américaines telles que Grey’s Anatomy. Des électrodes sont collées sur votre torse à différents endroits. Vous avez aussi un énorme tube enroulé comme une spirale sur le nombril. J’apprends que tous les traitements que vous avez en ce moment, tous les médicaments, ou les prélèvements sanguins vont se faire par voie ombilicale pendant quelques heures.
Je ne vois quasiment pas vos visages. Des petites lunettes violettes et noires couvrent vos yeux, et un minuscule bonnet en laine est délicatement posé sur vos crânes. Un tube gigantesque est enfoncé dans l’une de vos narines, on a l’impression qu’il est deux fois plus gros que votre propre narine ; c’est pour l’oxygénation de vos poumons. D’ailleurs, la machine vous envoie un air riche en oxygène afin de limiter les efforts à faire pour respirer. Les médecins vous donnent du surfactant : ça permet de développer vos petits poumons immatures. Malgré cela, il vous arrive de désaturer. Je suis impressionnée, mais surtout apeurée par toute cette machinerie autour de vous et sur vos deux petits corps.
Vous êtes comme des bébés nés à terme. D’extérieur, rien ne manque ; j’ai même l’impression de voir des ongles sur vos doigts microscopiques. Un pédiatre s’approche de moi et m’explique qu’à l’intérieur de leurs corps, rien n’est formé, tout est immature. Ça fait peur, ça fait très peur. Je me lève pour pouvoir vous toucher juste quelques secondes mes deux petits durs à cuire. Ma tête tourne, et j’ai mal un peu partout. Je voudrais rester mais l’infirmière me rassoit avec une autorité bienveillante et me ramène dans ma chambre vide, sans bébé.
Gand Laetitia il y a 2 mois
Je reviens vers vous pour vos lire. Je n'ai pas perdu une miette de vos mots. J'avais encore une fois l'impression d'être avec vous. Merci de ce beau et incroyable partage sur vous et vos enfants. Comment vont-ils maintenant en 2024 ?
Annaële Bozzolo il y a 2 mois
☺️bonsoir,
ils vont très bien aujourd’hui : en terminale et des projets plein la tête ! Merci 🙏
Gand Laetitia il y a 2 mois
Heureuse de l'apprendre :)
Jackie H il y a 4 mois
Impressionnant... Et très bien décrit, on a vraiment l'impression d'y être jusque dans votre peau ! 🙂👍🏻❤️
Annaële Bozzolo il y a 4 mois
Merci beaucoup!