En suspens - Les jumeaux ont huit mois et demi, ou cinq mois d’âge corrigé
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En suspens - Les jumeaux ont huit mois et demi, ou cinq mois d’âge corrigé
Le rythme est soutenu. Depuis huit mois, nous nous soumettons aux lois et aux règles de l’hôpital et de ses médecins. Nous avons appliqué au mieux la liste, même si nous avons fait une petite entorse pour les animaux de compagnie. Pour le reste, je nettoie tous les jours toutes les surfaces de la maison, je n’invite pas beaucoup les gens, même la famille. Nous n’avons pas fait de grande fête pour le retour des jumeaux afin de limiter les contacts. Je suis hyper vigilante, notamment lorsque je retrouve ma sœur et son fils : je ne veux pas surexposer Robin et Cyrielle aux maladies infantiles ou autres.
Je deviens un vrai ermite, je me cloître dans des habitudes qui me rendent très solitaire mais aussi ultra-rigide. C’est surprenant mais si je m’enferme là-dedans, c’est parce que je ne veux pas qu’il arrive quelque chose aux jumeaux alors que j’aurais pu l’éviter compte-tenu des indications des spécialistes. Je ne supporterais pas un nouvel échec, une nouvelle source de culpabilité. Je fonce donc à corps perdu et je mets en place toutes les directives qu’on m’impose.
J’en perds souvent mon naturel et ça m’oblige à tenir un rythme de fou. Je tourne au café et au cola light plus que de raison. Malgré les conseils des infirmières que je croise à la maternité et qui me reconnaissent, je n’ai pris aucun rendez-vous gynécologique ni aucune séance de rééducation pour mon périnée. Pas le temps à consacrer pour ma petite personne, ce qui compte, ce sont les bébés.
C’est fou mais j’ai même du mal à déléguer à Nicolas. Je veux qu’on dise de moi que je suis une bonne mère, que je fais tout ce qui est en mon pouvoir et dans mes capacités pour mes enfants.
En repensant à ma façon d’agir à cette époque, je trouve cela égoïste et triste. Je n’ai pas laissé les portes s’ouvrir les six premiers mois à la maison, j’ai voulu tout gérer, de A à Z, de peur d’être déposséder de mes enfants à nouveau. Je gérais tout : tous les rendez-vous, tous les biberons, tous les bains, tous les dodos, toutes les histoires racontées, tous les jeux partagés… J’en suis presque devenue une autre personne : moins enjouée, moins naturelle, moins sympa, et tellement rigide.
Je lis avec attention les ouvrages sur les bébés prématurés afin de mettre toutes les chances de notre côté pour le développement moteur, sensoriel, cognitif des jumeaux. Il y a souvent de très bons conseils, mais la plupart des livres ne parle pas de la gémellité en plus de la prématurité. Ce qui est étrange car souvent, cela va de pair.
Grâce à un ouvrage québécois reçu il y a quelques semaines, je connais par cœur toutes les séquelles possibles d’un prématuré : neuromotrices, neurosensorielles, neurologiques, respiratoires, du comportement, esthétiques, invisibles… Plus je lis cette bible du bébé prématuré, plus la culpabilité refait surface et plus j’ai peur pour l’avenir. C’est le cercle vicieux car la documentation renforce ma rigidité et ma peur en l’avenir.
Avec ce nombre incalculable de rendez-vous dans le milieu hospitalier et la lecture d’ouvrages scientifiques, je me suis appropriée le langage savant des médecins. Je parle très souvent en âge corrigé lorsque je donne l’âge de Cyrielle et Robin. Ce qui fait qu’en août, au lieu d’avoir huit mois et demi, Cyrielle et Robin n’ont en fait que 5 mois en âge corrigé : on enlève les semaines de grossesse manquées dans le ventre de la maman. Faire ce calcul me soulage car il est tellement facile de comparer les avancées de Cyrielle et Robin par rapport à leur cousin : ils sont nés à quinze jours d’écart. Et qu’on le veuille ou non, nos sociétés modernes comparent tout et tout le temps.
La comparaison c’est humain. Mais ça devient inhumain et insoutenable dans le cas de jumeaux nés très prématurément. Face au calme olympien de mon neveu, les jumeaux font office de petits êtres ultra bruyants et pleureurs. Lorsque mon neveu boit son biberon et fait son rot juste après, dans un moment de plénitude totale, on a un des jumeaux qui ne veut pas boire et crie, tandis que l’autre régurgite tout ou presque sous la forme d’un geyser qui vient tapisser les murs de la cuisine. Et je ne parle même pas des comparaisons au niveau des acquis moteurs et de développement en général.
Ça devient l’enfer… J’en viens même à envier la facilité avec laquelle mon neveu suit son petit bonhomme de chemin. Et je me retrouve à envier la situation de ma sœur, qui n’a que les problèmes habituels d’une jeune maman. J’ai honte de moi pour ces pensées mais elles existent et je ne peux pas les effacer d’un revers de la main. Je m’enfonce tous les jours un peu plus dans une spirale infernale.
Jackie H il y a 3 mois
Entre le "Doctor Power" et la comparaison incessante induite par des sociétés (pas que la nôtre !) où tout est basé sur la compétition, on finit par laisser les autres et leur regard régenter nos vies... nous en sommes esclaves alors que nous nous croyons libres 🙁 et est-ce toujours pour le bien des premiers concernés ? Un proverbe dit bien (pour ce que les proverbes peuvent valoir...) que "l'enfer est pavé de bonnes intentions"... parfois on rend la vie des autres infernale en croyant sincèrement les aider !